amazed

Entre ses griffes et mille aiguilles osseuses
la carcasse d'une truite recrache ses perles d'ichor.
Accroupi face à la rivière qui coupe la terre en deux
Loup plonge les babines dans cet écrin de tendresse humide.
Contre sa gencive se heurte la fébrilité d'un squelette désincarné.

L'eau se teinte d'une couleur pourpre et amère.

Quand il ne reste que la tête et un regard livide à la pupille ronde
Loup délaisse la charogne puis se redresse.
Tout autour de lui la forêt frissonne de sa chaleur d'été
Emporte un peu de son fait dont l'aveu borde toujours la mâchoire.

Sous son pied nu le humus se creuse et s'imprime de son empreinte.
Il a refusé le cuir sous la voûte plantaire.
Rejeté la façon de marcher des Hommes.
Son talon s'embourbe dans la vase, noircit sa kératine.

Il s'engouffre simplement dans cette nature aléatoire et ébouriffée.
Au moins autant que sa crinière dont la blondeur respire encore l'enfance.
Truffe à l'affût, il perçoit le ruban imperceptible d'un parfum
Remonte simplement le long de cette promesse aveugle
Puis atteint la forme boisée d'un abri.

À sa bordure
une silhouette s'y prélasse, observe.

Et lui, dissimulé entre les frondaisons éparses et abondantes
fait craqueler sa nuque dans un geste virgulé.
Peut-être le mouvement à reproduire pour observer de plus près
la jugulaire tendue d'une gorge saillante aux veines colorées.

Le vent, seulement
s'ajoute à l'équation meurtrière
portant la fragrance de son carnage jusqu'à celui dont l'observation s'est égarée quelque part entre les nuages.

Le son avait percé l'intérieur de ses tympans comme si une guêpe s'y était infiltrée pour piquer la surface tendue de son éperon.
C'est-à-dire que le son eut l'étrange pouvoir de faire taire le début de grognement qui avait commencé à chuinter à l'intérieur de sa gorge dans une ébullition de rage mêlée à une froideur cruelle.

Parce que la lumière qui était née dans le pigment le plus foncé de sa pupille avait tout de la candeur neuve entendant que l'on est prêt à jouer avec elle.

À partir de cet instant
Loup chercha à identifier les origines de cette silhouette étendue.
Il voulut inscrire une couleur et des intentions sur ces contours amples et calculés. Il se demanda même pourquoi jamais le vent n'avait porté cette fragrance jusqu'à lui. Pourquoi le son du jeu était une odeur aussi complexe que la forêt n'abritait pas en son sein.

Loup voulait s'approcher pour décoder cet amalgame singulier.

Son pas s'était même élancé hors du taillis, révélant les angles de son genou, puis de son bassin, puis de son torse, puis de l'arête de son nez jusqu'à la tangente de sa mâchoire maculée. Il se dérobait simplement à l'étreinte des ombres pour suivre la route indiquée par les rubans noueux que lui seul voyait.
La rougeur écaillée de sa barbarie étincelait sous les rayons du soleil d'été.

Et le chant, toujours, continuait de résonner au tambour de son oreille dressée.

Puis il voit le chien.
Il voit l'angle d'une gueule qui s'illustre au milieu du coton et ses cirrus.
Il voit la langue pendante aux gouttelettes s'écrasant sans un bruit.

À onze ans, Loup n'avait aucun amis dans l'Enclave.
Tout ce qu'il y avait
c'étaient les chiens.
Les autres
comme lui.
Ceux qui n'avaient ni toit -- comme ce chien-là,
et ceux qui crevaient d'une envie de jouer jusqu'à sang.
Le même qui avait repeint le coin de ses babines.

Son talon s'élance, il se jette vers le canidé qui tournoie dans les airs.
Il ne réfléchit pas, Loup, il bondit, ses muscles des mollets se déploient.
Et alors qu'il lui semble atteindre la cicatrice d'une dent
la fraîcheur d'un coin de truffe,
il traverse le miroir mensonger.
Puis il regagne le sol dans un atterrissage confus, désorienté.

La vision continue pourtant de faire effet
mais c'est comme si un monde les séparait.
Comme si
il y avait un mur.

Furieux, Loup grogne.
Il grogne si fort que sa mâchoire tremble de rage.
Ses poings se ferment, et du gauche
il saisit hargneusement le col du responsable.
Son front se fracasse presque au sien.
Il n'y a pas d'autre façon de faire.

Il gueule.

- Il est où le chien !!! IL EST OÙ ?!!!

Il y avait quelque chose d'épuisant à l'attente, et
cet individu semblait puiser sa présence dans le temps qui se diluait.

C'était tout bonnement insupportable pour Loup.

Il aurait pu se passer au moins un siècle ou deux entre le moment de l'interrogation -- la menace, et le moment de la réponse  -- la contre-attaque.
Loup fixait toujours dans le regard.
Il fixait les autres enfants, les parents, ce père suprême qui n'existait pas, et osait même défier les cieux dans cette continuité toute aussi ennuyante qu'avaient les nuages à flotter dans un sens et jamais dans l'autre.

Tout dans cette Enclave semblait régi comme du papier à musique et on avait oublié d'incorporer le chant de Loup à cette satanée partition.

C'est pour ça qu'il résonne aussi mal quand sa colère gronde, infuse les nuances de jaune et de orange appartenant toutes à la forêt.

Autant dire qu'il
ne comprend rien à la réponse qu'on lui donne.

Une grimace lui déforme les traits, déjà bien entamés par la hargne.
Ne pas comprendre -- on lui faisait déjà savoir qu'il ne comprenait jamais rien.
Et il était en train de lever la main, son autre main pour flanquer une droite qui lui aurait valu on ne sait quel autre supplice encore, avant que
le miracle ne se produise.

Car c'était un miracle.

Ses pupilles rétrécissent en un point impeccable quand, sur sa rétine, s'envole le reflet d'une nuée de volatiles par-dessus la canopée.

Le phénomène est tel qu'il laisse pantois l'animal, dont le poing ne se lève plus.
Sa nuque pivote pour suivre les contours de cette valse légère et élégante, bien trop délicate pour la bave sanguinolente qui lui tapisse les badigoinces -- peu importe.

- LES OISEAUX !!!

Il lâche le col.
Abandonne sa rage.
Oublie tout pour se jeter sur l'agrégat plumé dont le parcours n'a aucune logique.
Loup bondit dans tous les sens. Il cherche à interrompre le grâcieux ballet depuis son allure pataude et grossière, la griffe fendant l'air à la poursuite d'une aile à intercepter.

Il n'avait jamais vu d'oiseaux avant.

Ce qui relève de la magie pour lui le fait même escalader l'écorce d'un arbre, rampant sur le dos d'une branche pour tenter de saisir ce qui n'a de cesse de s'élever toujours plus haut.
Qu'il serait facile de surmonter ces murs depuis un si petit gabarit.
Et pourtant, la beauté des piafs au ventre jaune ne fait qu'alimenter un instinct de prédation tordu au cruor de ses veines.

C'était de la magie.

Ni plus ni moins.

Et Loup... Oh. Loup.
Il aurait secoué terre et ciel pour revoir le phénomène une nouvelle fois.
La légende était vraie.
Ils existaient donc bel et bien. Quelques fois, on les entendait dans le firmament de l'Enclave, mais ce n'étaient que des échos. Des reflets illusoires d'un autre monde, et Loup n'y croyait pas.

Mais ses yeux avaient vus.

Et ils avaient imprimé l'envolée sur leur rétine, en avait dressé un tableau dans le fin fond de son subconscient. Désormais, Loup rêverait d'oiseaux.

Il dévale l'arbre à toute allure. Son talon écorche le bois et quelques brindilles.
Loup fonce vers le prestidigitateur de tout ceci,
et lui empoigne le col par les deux mains, cette fois.

- REFAIS !!! ENCORE, ENCORE !! JE VEUX VOIR ENCORE !

C'était une question de vie ou de mort.
Les oiseaux ne partiraient plus jamais d'ici.

Le courroux de Loup est troublé par le calme, le silence, l'absence de vie humaine qui lui répond.
C'est comme si l'envolée d'oiseaux n'avait pas cessé, mais n'était plus tout à fait la même. Elle a perdu de ses couleurs et de son chant. Elle a perdu sa valeur.
Et le poing de Loup lui-même relâche les fibres blanches, laisse l'illusion retomber dans son séant.

- Comment ça montrer ?

Qu'est-ce que c'est que cette question.
Ses sourcils blonds se froncent mais pas de colère.

- J'ai pas d'oiseaux dans mes vêtements.

Puisque ça semble de là que sont sortis les rapaces.

- Pourquoi tu peux faire ça et pas moi ?

Il se recule d'un pas. Ce n'est pas tant pour rendre sa liberté à l'immaculé que pour s'observer de haut en bas. C'est quelque chose qu'il ne fait jamais. D'ailleurs, sait-il seulement à quoi il ressemble ?
Alors, la gueule fardée de cruor, le regard bleu qui étincèle son innocence, ses canines se détachent au-dessus de l'aveu.

- J'ai rien à montrer. J'ai tout mangé.

En tout temps, une incompréhension de quelque chose tend à froisser Loup.
Elle lui froisse visage et air, voix et colère.
Mais face à l'expression de cire -- face à l'indifférence qui lui fait face, c'est tout naturellement que l'enfant imite son Parent et devient incapable d'éruption émotionnelle comme la Nurserie l'a déjà beaucoup vu faire.
On voit juste un peu les plis au-dessus de son nez se tordre avec son muscle nasal, marquer le reniflement du vent par réflexe au cas où ce dernier porterait encore un peu du fumet de ces volatiles.
L'excitation de cette envolée flamboyante le marquera à jamais.

Quand la pointe d'une cane, épée sans fourreau se démarque dans le terreau,
Loup reste fidèle au silence. C'est devenu son meilleur compagnon.
La séparation l'isole dans le cadre de nature rousse. Le plan s'éloigne jusqu'à sa poitrine, puis son bassin, ses cuisses, sa plante des pieds, pour ne laisser que sa silhouette se découper dans l'environnement de solitude.

Quand le dernier oiseau s'en est allé, Loup sent que quelque chose s'est glissé sous sa dent.
L'organe pourvu de papilles vient se nicher entre les molaires pour chasser un résidu de graisse, de nerf, de vie tiède.
Alors, seulement, il tire la langue, dévoile la carcasse d'os entourée d'un peu de cruor filamenteux. Son geste se manifeste au dos du rapace désormais lointain, comme une ultime insulte au Suprême.

Loup avait en réalité bel et bien quelque chose à montrer.