amazed

Quand Alfie s'enfuit de la chambre de Luke au petit matin, c'est avec la conviction frivole de ne pas donner suite - de ne pas mettre de mots sur la situation, de ne pas y prêter toute l'attention nécessaire pour démêler les nœuds qui s'y sont accumulés. Il a le cœur plus léger, certes, mais la conscience alourdie par des questionnements qu'il préfère mettre de côté pour le moment.  

Après une entrevue mouvementée avec Judith, il repasse par les douches pour se laver et se changer ; enfile des vêtements de sports et sort dans la cour qui fait face au Campus et à ses parcs.
Il a donné rendez-vous à Robin en milieu d'après-midi, après les corvées dont l'Enclave doit s'acquitter après avoir fait la fête toute la nuit.

Alfie passe une partie de la journée aux poubelles, avec les autres agents d'entretien, pour trier et amasser les restes de la veille. Pendant que la déchiqueteuse tourne dans le vide, Alfie ressasse la future conversation avec la grande sœur PSY. S'il avait enfin osé demander de l'aide par message, c'était différent de considérer ployer le genou devant elle. Mais Alfie ne nourrit son ego qu'à base de terreau et d'épluchures de légumes depuis des semaines. Quand il y pense, il sourit. Tout se passera bien, il l'a enfin compris.

(...)

Il la retrouve au club de méditation - là où ils se sont quittés. Mais cette fois, Alfie ne passe pas le balai. Il est debout face à elle, les mains dans ses poches. Il étire un petit sourire timide puis traverse la pièce pour descendre la marche qui fait face au jardin intérieur.

Comment ça se passe avec ton chaton ?

Alfie s'assoit sur la marche. Il fait face au jardin zen qui s'étend devant la terrasse. Cette partie de la cour lui plait. Il se serait attendu à ce que Robin le rejoigne, mais elle choisit de rester sur le tapis. Ainsi, Alfie se tourne de trois quart pour lui faire face, un bras tendu sur un côté et l'autre posé sur sa cuisse.

Cool ! C'est cool.

Il ne voit pas le mal et n'a aucun sous-entendu dans la question. A vrai dire, Alfie s'est peu enquis sur l'histoire du chat noyé. Si ça a fait le tour de l'Enclave, ça ne s'est jamais attardé à ses oreilles - pas suffisamment pour le mettre mal à l'aise. C'est étrange - presque comme une rumeur fantasque auquel il ne faut pas prêter attention, par risque de la rendre réelle.

Il soupire et va pour amorcer une autre question quand Robin lui damne le pion.
Alfie écarquille les yeux, soufflé par la finesse à peine masquée de ce qu'elle insinue. Il se trahit à la seconde même où il hésite, le visage rouge de honte et de gêne.

Quoi ? Mais... qui t'a dit...?

Il se trahit définitivement en oubliant de nier. Alfie est trop honnête pour oser lui mentir alors même qu'elle donne l'air d'être sûre de ce qu'elle avance. Il serre les dents et détourne le regard, ébranlé.

Merde.

Oppressé par l'incohérence de sa faute et son pas vers la rédemption, il baisse la tête et serre les poings.

C'était... ça se reproduira pas. Et ouai, ma chambre me manque - ça tombe bien, c'est pour ça que je suis là.

Elle n'était pas sûre et pourtant Alfie lui a donné confirmation. Il se sent bête - piégé par l'inconstance de ses convictions. A croire qu'il perd toujours aussi vite ses moyens quand ça concerne Luke.
Il porte un poing à son front et ferme les yeux pour se concentrer. Il maudit - en plaisantant - la perspicacité du don de Robin.

Ta capacité est vraiment... perturbante.

Est-ce qu'il aurait su l'annuler s'il y avait pensé ?
Elle n'aurait pas deviné - il n'aurait pas avoué.
Et Luke ne serait pas en danger.

Dénonce-le si tu juges que c'est nécessaire. Mais c'était mon idée, mon caprice. Je n'ai pas envie de grimper si c'est pour le voir redescendre à côté.

Il hausse les épaules, abruti par la quantité de choses qu'il a dans la tête. Robin va droit au but et ça le soulage. Il se repose sur elle parce que c'est facile avec elle ; ça le dérange que ça le soit. Il aimerait lui montrer qu'il peut y arriver par lui-même.

Pour les abeilles, ce n'était pas vraiment une demande officielle. Plus comme un appel à l'aide - et c'est comme ça que Robin y répond.

C'est ton groupe de soutien, c'est ça ? Avec Magda... Je sais que Saki y est. C'est tout ce que je sais. Qu'est-ce que tu attends de moi ? Je veux...

m'en sortir.

... m'intégrer, je suppose. Je ferai ce que tu me recommandes.

C'était aussi évident pour Saki, ou Kafka. A croire que c'était évident pour tout le monde sauf pour eux - les principaux concernés. Alfie souffle du nez, exaspéré par sa propre bêtise, et articule son déni par un grondement gêné. Il hausse les épaules et n'a pas l'imprudence de répondre ou d'alimenter la conversation sur les punitions. Il les connaît bien.

A mesure que Robin lui décrit le système des abeilles, Alfie se construit une expression plus dure et motivée. Il hoche la tête, déterminé à s'instruire des us et coutumes.
Mais grandit un malaise en lui, un doute quant à son individualité. Il l'a toujours chéri - au point d'en faire douter les autres. Pour progresser, il va devoir s'adapter. Pour progresser, ils allaient devoir s'entraider.

Je vois, oui. C'est vrai que je vous ai déjà vu manger ensemble.

Il n'ose pas demander si c'est obligatoire ou non. Il verra bien au feeling - et sûrement qu'il y prendra du plaisir. Alfie a à cœur de se faire bien voir. Et même s'il ne l'assume pas, à l'image de Luke, il ne dit pas non au fait d'être valorisé.

Tu as pensé à quoi ? Dis-moi. Et j'ai compris, t'inquiète pas.

<Tu vas veiller sur Kafka. Et Alfie réprime une grimace ; il la ravale aussitôt par respect envers Robin et par résilience face à son analyse poussée. Alfie n'avait jamais vu les choses sous cette perspective ; même si, maintenant qu'elle se révèle à lui, il se sent idiot de la trouver évidente. Il doit l'admettre - il n'a que peu endurer les souffrances du système, car dès son plus jeune âge, il répondait à tous les critères sans même fournir d'effort particulier. Il n'a pas connu la faim d'un petit déjeuner trop léger, la fatigue après plusieurs nuits sur un matelas dur et des lattes cassées, les regards désobligeants et méprisants que lui-même a peut-être pu donner à ceux qu'il va devoir confronter aujourd'hui. C'est seulement après avoir tout perdu qu'Alfie a pris conscience de ce que les autres vivaient.

Tu veux... que j'aide... Kafka.

Il répète pour être sur que ça soit bien lui et pas un autre.
Plisse les paupières une seconde pour tenter de déceler une aura chez Robin qui lui révéleraient le fond de sa pensée. Pourquoi a-t-elle choisi Kafka parmi les abeilles ? Est-ce que leur passif rend la difficulté plus éprouvante, et donc la réussite plus méritante ?

Ok, je le ferai. Avec moi, je lui en ferai même gagner deux.

Optimiste sachant d'où il part. Mais Alfie est sincère - pour une fois, il se motive pour quelqu'un d'autre que lui.
Son syndrome du sauveur a encore de beaux jours devant lui.

Merci Robin, je-

Il tourne la tête pour fixer la porte du club de méditation, perdu dans ses pensées - aliénées par la réalité, aussi frustrante et décevante est-elle.

Je ne te déceverai pas.

Il se reprend.

Non. Je ne nous décevrai pas.

C'est triste mais Robin lui apparaît plus comme une véritable grande soeur que Judith - Judith qui a dû le griller, car il l'a croisé en premier en sortant de la chambre de Luke ce matin.
Pourquoi personne ne remet en question l'ultra surveillance dont ils sont victimes, constamment ? Pourquoi a-t-on normalisé le fait de se mettre des bâtons dans les roues plutôt que de s'entraider ? Et même - Alfie ne constate ces différences que lorsqu'il y est confronté. Après les dégâts, il ne repense pas à la tempête qui les a provoqué.

Peut-être, ouai.

Il enfonce ses mains dans les poches.
Robin a toujours été un modèle pour lui, Luke et les garçons. Il la voit comme un idéal à atteindre, avec la crainte intériorisée que cet idéal ne soit pas fait pour lui.

Évidemment... Je m'y attendais. Je sais pas s'il y aura une prochaine fois. Mais ouai, je ferai ça.

Il se racle la gorge pour distiller la gêne qui vient poindre au bout de son nez.

Ok pour ce soir.

Et ça lui fait plaisir - d'être dans un groupe, de nouveau. Il se sent inclus dans une spirale vertueuse qui ne dépend plus seulement de lui.

Alors à ce soir...

Il tourne les talons et s'en va, le coeur plus léger.
Prêt à affronter le principal problème qui va s'imposer : Kafka est toujours là.