amazed

Il l’a appelée Zézé.
Il sait, pourtant. Il sait qu’elle déteste ce surnom, qu’elle le trouve infantilisant et qu’il la met mal à l’aise.
Mais non, quand Noah embête, il embête.
En plus, ses p’tites phrases, là « Gneugneu les deux étoiles ». S’il est si haut, c’est juste parce qu’elle n’a pas la force de parler plus fort que lui.
Il ne le sait pas, Noah. Zélie ne lui dira jamais non plus. Elle l’aime plus fort que tout, peut-être même plus fort que sa propre vie, alors non, jamais elle ne lui rentrera dedans de cette manière.
Et puis, tout de même. Lui rentrer dedans ? Le briser une fois de plus ? Non, non, elle ne s’en remettrait pas.
Elle admet que c’est confortable, aussi. Cette place pas trop haute, pas trop basse. Ce milieu qu’elle a toujours apprécié, qui ne la met pas trop en lumière mais ne la tapit pas complètement dans l’ombre.

Le pas las, Zélie se rend dans la chambre de Noah en essayant de rester discrète. Elle ne voudrait pas troubler l’ordre public – peut-être qu’il y en a qui dorment, à cette heure-ci. Qui sait.
N’empêche, il l’a appelée Zézé. C’est complètement une offense, ça. Une déclaration de bagarre.
Elle devrait lui faire ravaler sa fierté. Et hop, disparue l’émotion. Il aurait l’air moins malin.

Zélie toque à la porte. Meh, allez.
Sa main se pose sur la poignée.
Les chambres des trois étoiles. Le prestige de cette position.
Elle n’est pas étonnée qu’il gravisse les échelons de cette manière. Sa petite tortue a toujours été la plus balèze des deux, de toute façon.
Elle ouvre.

La porte dévoile une Zélie aux cheveux attachés en chignon, haut sur la tête, avec quelques mèches rebelles qui dépassent et entourent son visage.
Ses épais chaussons blancs recouvrent des pieds nus, surmontés d’un pyjama tout doux, rose pastel. Le summum du confort, alors qu’elle s’apprête à s’adonner aux fameuses « percus » pour lesquelles son frère l’a conviée.

Elle ne peut s’empêcher de lui sourire.
Même dans les ténèbres les plus profondes, elle percevrait son visage. Il est la lumière dont elle a besoin.


Bien entrée dans la chambre, Zélie referme la porte et toise son frère avec autant d’aigreur et de méchanceté que possible.
C’est un flop monumental, parce qu’elle se met à rire doucement.

C’est un idiot, mais il est attachant, quand même.


Zélie progresse dans la chambre et vient poser son frêle popotin de plébéienne sur la merveilleuse chaise réservée aux blocards trois étoiles.
Pratique, le frère balèze, hein ?
Son regard noisette se pose sur la petite bouille à la mèche décolorée.


Elle dégaine un jeu de baguettes précieusement rangées dans un petit sac et les tape entre elles, jusqu’à en lâcher une par maladresse.


Un sourire. Elle les récupère sans rien dire, discrètement.
Terrible maladresse. Mais ce n’est pas grave, la musique arrive !
Et la musique apaise tout.
Surtout quand elle est réalisée en collaboration avec le plus adorable des emmerdeurs.

Je range mon téléphone en me pinçant les lèvres pour étouffer un rire gras. “J’ai dead ça.” Ce surnom, elle en a horreur. Ça a le don de la mettre en pétard ! Enfin, en pétard… Tout est relatif avec ma soeur. Elle va très certainement faire mine d’être vexée en ouvrant la porte puis me complimenter une seconde plus tard. Qui sait ? Elle est peut-être même vraiment vexée. Mais elle le cacherait très bien. Ne pas utiliser mon pouvoir sur elle, ça a ce côté mystérieux ; comme s’il y avait une plus grande distance entre elle et moi que j’en ai avec le reste du monde. Mais en voyant plus loin que le bout de son propre nez, on se rend compte que c’est aussi plutôt vertueux. Notre lien privilégié fait qu’on n’a pas besoin de tous ces artifices entre nous. Notre lien privilégié, hein. Vraiment pas la panique que j’ai ressentie ce jour où j’ai pataugé dans les profondeurs de sa psyché.

Je gratouille les cordes de ma guitare sans grande conviction. Soeurette ou pas soeurette, elle est en retard. Ça doit faire quoi… Au moins cinq minutes que je l’attends ? Ils s’en permettent des trucs, ces deux étoiles ! Je scrute la porte en réfléchissant à notre prochaine compo’. Enfin “notre”… T’as compris. Je fais la moue en bougeant dans le vide mon mediator coincé entre le pouce et l’index. Je le rapproche un peu de la gratte pour finir par jouer les premières notes de la mélodie de “La famille tortue”. Quand on sait pas, on y revient toujours. Comme une ode au bon vieux temps.

On toque à la porte. Et elle rentre avec son air aussi farouche qu’éphémère. Et elle enchaîne avec un petit rire niais. Et le compliment suit. BINGO, la ligne est cochée.


Je serre la mâchoire en repensant à ce pauvre type. Mais mon regard s’apaise quand je croise celui de Zélie qui a déjà dégainé ses baguettes. Elle est pas à l’heure, mais au moins elle y met du sien. Bon, ça c’est ce que je me disais avant qu’elle en lâche une par inadvertance. Zélie tout craché…


Je fais rouler ma chaise de bureau jusqu’à la dernière petite merveille de techno’ que j’ai reçue. Un mobile drum set. En gros, un pad mobile très compact qui permet de jouer de la batterie un peu n’importe où. Je le connecte en bluetooth à nos deux casques vert émeraude et je tends les deux engins à la soeurette aux deux mains gauches. Pas (trop) de nuisance sonore pour mes voisins émérites. Sinon adios mes chances d’accéder au premium.

Je recule un peu et je lui tends le menton l’air de dire “Ben vas y, teste”, juste histoire d’être sûr que le truc est bien réglé. Quelques coups de baguettes plus tard, on est bien sûrs que c’est le cas. Elle a beau avoir deux mains gauches, cinq-six secondes d’impro suffisent pour savoir qu’elle a du talent. Normal, c’est pas n’importe qui.

Un sourire satisfait en coin, j’attrape ma gratte et je commence à improviser quelques accords pour trouver des idées. Je lui lance ce regard que font les guitaristes un peu too much en concert — vous savez, les yeux dans le vide en mode BG qui s’assume trop. Mais comme elle me connaît, elle sait que ça veut dire “Cale le rythme sur moi”. Ouais on est comme ça, nous. Y a les batteurs qui donnent le rythme, et ceux qui le suivent.

Ça se balade sur le manche comme un écureuil dans les bois. J’enchaîne les notes et les accords, je me permets quelques variations. Et puis c’est le faux pas. Mon Fa dièse majeur barré renvoie ce son dégueux des débutants qui ont un doigté de boucher. Mes yeux s’écarquillent, et je croise de nouveau le regard de Zélie. Je les baisse, un peu renfrogné. J’ai pas le droit à l’erreur. Pas moi.

Zélie laisse un flottement. Un sourire en coin dévoile sa canine droite, alors qu’un éclair passe dans ses yeux.


Elle prend évidemment le temps de faire les guillemets avec ses doigts.
Il peut râler de toute son âme, aller chercher des raisons pour faire la moue, pour la bouder, sa jumelle y est parfaitement imperméable. Ça lui en touche une sans faire bouger l’autre.
Et puis au pire, la prochaine fois, il viendra de lui-même ! Ou alors il attendra encore plus. Dix minutes en punition, ça aussi, ça peut être rigolo.
Tout ça, ce sera juste parce qu’il l’a appelée Zézé. Et toc.

Heureusement, ce petit « incident » s’arrête très vite et ils peuvent rapidement passer à autre chose. Noah a déniché une petite pépite technologique encore, une petite batterie qu’ils peuvent relier à son ordinateur. Le son sortira dans leurs super casques verts – ici, ça représente les tortues très fort – et ils n’embêteront pas les voisins avec leur son. Ils entendront peut-être le bruit des percussions, mais rien de grave. Pas comme une énorme cymbale qui réveille tout le voisinage à une heure impossible.

Ils se lancent.
Au début, c’est dur, il faut l’admettre.
Les fausses notes s’enchaînent, peut-être le temps de se dérouiller ? Sur le coup, Zélie mettra ça sur la prise en main de la nouvelle machine, l’inconnu, tout ça, sans même se douter que la raison est toute autre. Plus physique, plus tangible, plus magique.
Mais peu importe.
Noah fait preuve de patience, comme toujours. Il ne dit rien et la laisse se remettre tranquillement dans le bain.
Une fois qu’ils y sont, les notes s’enchaînent et forment un ensemble harmonieux, très agréable à l’oreille. Il n’y a pas de mélodie spécifique, ils se contentent de jouer ce qui leur vient, la guitare qui guide le rythme et la batterie qui la suit.
Comme toujours, quoi.

Jusqu’à ce que, oops. Il se rate.
Un bruit ignoble, qui arrache une grimace à Zélie qu’elle est incapable de retenir.
Ça tétanise presque Noah, qui s’arrête immédiatement et plonge dans un mutisme bien trop long pour quelqu’un comme lui.
Sa jumelle repose les baguettes, baisse le casque autour de son cou et lui met un petit coup de coude sur le bras.


Elle lui sourit gentiment.


Zélie ferme les yeux, remet le casque sur une seule de ses oreilles, en garde une libre pour pouvoir entendre Noah, au cas où.
Armée de ses baguettes, la batteuse se remet au travail. Sur l’ordinateur de son jumeau, elle active plusieurs instruments pour tenter de dénicher quelque chose.
Et d’un coup, d’un seul, la voilà.
La mélodie.
La seule, l’unique.
Celle qui leur servira de base pour la chanson de ce soir.




Elle se laisse porter, se met à battre le tempo, jusqu’à ce que les premières paroles lui viennent en tête.


Un sourire illumine son visage.
Si ce soir, ils sont tous les deux maladroits, ils font tout tomber, ils cassent le rythme, ils se détruisent les oreilles … Autant qu’ils le fassent avec style.
Zélie pose un regard bienveillant sur son frère, alors qu’elle retire une nouvelle fois son casque.


Si demain Noah jouait la plus fausse de toutes les notes, s’il se ratait au volley et envoyait la balle en pleine tête d’un autre joueur, s’il tombait sur la haie au lieu de sauter par-dessus, rien ne changerait.
Si demain Noah n’était plus le parfait emmerdeur, qui lui râle dessus quand elle est « en retard » de cinq minutes, rien ne changerait.
Quoi qu’il arrive, quoi qu’il fasse, il serait toujours la personne la plus formidable au monde.