amazed

Arrivée à l'Enclave D’aussi loin que je me souvienne, Zélie et moi avons toujours été ici. Pas de chichi, pas de blabla. Produits 100% locaux et fiers de l’être. Enfance J’ai pas de souvenir tenace de notre petite enfance. J’imagine que c’est bon signe : ceux qui en ont sont les plus bousillés de l’intérieur. Non, rien de bien marquant. Bon, comme tous les petiots, j’avais peut-être peur du noir. Ce noir complet quand les lumières du dortoir s’éteignent. Mais ce qui me terrifiait le plus, c’était de ne plus voir les autres. Ou plutôt : de ne plus pouvoir lire les autres. Je me souviens quand même que Zélie utilisait son pouvoir sur moi quand ça n’allait vraiment pas. Rien de bien dramatique, hein ! Des petites larmes de crocodiles. Pas de quoi avoir honte, n’est-ce pas ? Mais quand même. Et puis la comptine a bien aidé, aussi. Si bien qu’elle n’a plus eu besoin d’étouffer mon angoisse.


La famille. C’est quoi, la famille ? Ces adultes qui nous poussent à être les meilleures versions de nous-mêmes ? Ou peut-être les autres blocards, qui sont soi-disant dans le même bateau ? J’en sais trop rien, et je m’en cogne un peu. Pour nous deux, la famille, c’est l’autre. Et c’était encore plus vrai à l’époque. Avant notre sélection, l’un n’allait jamais quelque part sans que l’autre suive. J’imagine que certains diraient qu’on était très… C’est quoi le mot, déjà ? Fusionnels.


Au pas pour papa. On n’est jamais sortis du rang. On s’est toujours donnés à fond. Des enfants modèles, en somme. Mais dans le rang, derrière moi, il y avait cette grande palette. Autour de toutes ces têtes, un halo coloré. Jaune, bleu, rouge, violet, vert… Quand il est jaune, tout baigne. Mais le reste du temps… Je m’efforçais de comprendre ce qui n’allait pas. C’était fatigant au début, mais j’y ai pris goût. Je me donnais surtout à fond quand ça touchait ma soeur. Quand elle se faisait un sang d’encre au point de se ronger les ongles, je devenais comme un miroir. Et on surmontait ça ensemble, en entonnant la chanson. Elle avait bien aidé pour ma peur du noir. Pourquoi pas maintenant ?


Cette carapace qu’on m’avait offerte, je voulais y faire de la place pour la Terre entière. Mais j’ai vite compris que c’était pas possible. Certains se sont méfiés de moi. Ça leur foutait les jetons d’être un livre grand ouvert. D’autres se mentaient à eux-mêmes. Comme si je voyais très bien toutes les cartes dans leur main, mais qu’ils ne les regardaient même pas. Et puis c’est arrivé. Quelques temps avant notre sélection, Zélie s’est mise à paniquer. A quoi bon ? ai-je d’abord songé. On était les meilleurs. Pas de raison que ça déraille. Mais comme d’habitude, c’était plus fort qu’elle. Je ne le savais pas avant d’essayer, mais c’était aussi plus fort que moi. Quand j’ai tendu la main vers ma jumelle, j’ai été accablé d’un horrible fardeau. Je gravissais une montagne sous un soleil de plomb, et je portais le poids du monde entier. Alors j’ai dû lâcher du lest. Mais en semant mes écailles, j’ai peut-être perdu une part de moi. Et au terme de cette ascension, au sommet de cette interminable montagne, un couperet bien aiguisé m’attendait. C’en était trop. J’ai tout lâché et j’ai rebroussé chemin. Depuis ce jour, je n’ai plus jamais utilisé mon empathie sur Zélie. Je l’aime plus fort que tout, mais c’est une vraie bombe à retardement. La Sélection Pour être balèzes, on l’était. Et quand on s’entraînait, c’était toujours à deux. Les révisions, le sport, même la musique. Les Parents, ils en avaient conscience. Alors ce jour-là, quand on s’est retrouvés livrés à nous-mêmes, leur regard était scruté sur nous. Et leur regard, il m’a toujours impressionné. Peut-être parce que c’est les seuls à vraiment pouvoir choisir le jour sous lequel ils se présentent à moi. Mais à ce moment précis, je n’y pensais plus. Je n’avais qu’une chose en tête : être le meilleur. Grâce à ma polyvalence (ou à cause d’elle — faut voir…), j’ai eu le droit à un parcours dantesque. Des épreuves écrites, des épreuves de logique, des épreuves sportives, des épreuves artistiques. Toutes les parcelles de mon être ont été analysées.

Mais l’exercice le plus périlleux, comme pour beaucoup, ça a été la Panic Room. L’indifférence des autres, c’est vraiment ce qui m’horrifie. Mais après l’avoir vécue plusieurs fois, je ne suis toujours pas certain de savoir ce que cette illusion représente pour moi. L’absence de ces précieuses couleurs ne symboliserait-elle pas la disparition de mes capacités ? On m’a dit que c’était possible. Et ça aussi, ça m’inquiète. En tout cas, pour une première fois, j’ai dû sacrément bien me débrouiller face à tout ça. Parce que le résultat était au rendez-vous. Ces petites étoiles, elles me démarquent de la plèbe. J’ai toujours su que je surnageais dans ce bain nébuleux qu’est cet endroit. Mais en voir une manifestation bien palpable, ça a décuplé ma confiance en moi.

Ce jour-là, j’ai compris pourquoi on m’avait donné ce pouvoir. Pas pour régler les histoires de coeur de Baptiste, pas pour consoler Line qui a échoué son contrôle de maths, pas pour calmer les ardeurs de Daniel et Luc qui se torgnolent à la récré. Mais pour savoir. Savoir l’effet que je leur fais. Savoir et voir l’impact que j’ai sur ce monde. J’aimerais tellement lire dans le coeur du Père Suprême, mais je me contente des autres blocards en espérant que ce soit un jour possible. Alors je me suis mis à briller comme les étoiles qu’on m’avait accordées. J’ai cumulé toutes les activités possibles, et j’en ai profité pour pousser Zélie à faire de même. Si ça ne tenait qu’à elle, elle resterait cloîtrée dans sa chambre. Mais le monde devait savoir à quel point elle resplendissait elle aussi. Alors on a triomphé au volley et j’ai vu les yeux de nos coéquipiers scintiller comme leur joie couleur canari. On a composé des morceaux si émouvants que même les plus placides se sont illuminés de bleu. Mais le cocktail d’émotions que je savoure le plus, c’est celui qui exprime leur jalousie. Timeline