amazed

c’est l’aurore dehors qui commence à nous couvrir comme une couette sur un lit. je m’étale au sol, les yeux clos, le souffle plein. j’ai fuis quand on nous a congédié au réfectoire — j’aime cela, c’est ma routine. je vais dire au revoir au soleil qui laisse sa place, avant de partir dans ma prison à moi aussi.

il fallut quelques messages échangés pour te convaincre de me rejoindre, bas dans le bâtiment, à l’étage où atterrissent les poussières d’étoiles. je t’attends devant les escaliers, découvre ta silhouette noire. tu es effrayant, hoài, mais pas dangereux. te l’ai-je déjà dit ? quelle importance.

mes lèvres s’étirent, font subsister un souvenir du soleil ; lumineux. je t’accueille là dans les méandres des efforts inachevés, bien consciente que ta place n’est pas ici mais, tu sais, la mienne ne serait pas là haut non plus ! et c’est plus facile de chuter que de grimper.

« grand loup ! » je tends les bras, sans réclamer d’étreinte. « j’adore te voir arriver ! tu ressembles toujours à un grand loup. viens ! on va dans ma chambre ! » ma petite main se perd dans le tissus de ton haut qui cherche à te guider sur mes pas, pour t’ammener, fière, dans l’épave de ma chambre. ici il y a quelques lits inoccupés, et beaucoup de livres ouverts. je suis gourmande et curieuse, je veux incarner. « je ne t’embête pas plus d’une heure, ça te va ? » n’ai pas peur grand loup ici il n’y a pas de barreaux et on n’est pas assez fou pour vous accaparer, il se peut même que tu disparaisses dans quelques minutes car mon interprétation t’importune, ou que sais-je ! mais j’aimerai que tu restes. « cesar m’a parlé de romeo et juliette pour la prochaine pièce. tu connais ? j’espère qu’il me choisira pour juliette. alors je dois m’entrainer. »

ce n’est pas grave, hoài, s’il n’y a pas de chaleur. tes yeux me regardent froidement, tes étreintes sont celles d’un mort, et tes mots sonnent sans ferveur. mais ça ne m’affecte pas — après tout, tu es venu.

je n’ai jamais vu de loup ! mon regard a dû se contenter de peu d’images mais quand je te vois, je ne m’imagine pas autre chose qu’un tel animal. tu m’en veux, de penser cela ? car j’aime les loups ! je ne te crains pas. tu me laisses t’approcher sans montrer les crocs et ça me rappelle qu’après tout, je n’ai peur que des hommes.

« quel garçon formidable ! » je m’esclaffe, heureuse que nos univers puissent se mêler malgré les étages qui nous séparent. je me penche au sol, cherche dans les ouvrages celui qui sera notre bible ce soir, t’entends demander, l’oreille distraite, moi, juliette ? sinon qui d'autre !

mon visage se tourne pour permettre à mes yeux de chercher la vérité dans les tiens. tes insinuations n’ont pas l’audace d’être discrètes, et je les aime pour cela. je récupère, la main tâtant le sol, ouvrage et script, et alors je te rejoins sans me relever (quelques pas de genoux contre le sol et me voilà déjà à tes pieds, alors merci père suprême de ne pas nous fatiguer avec de trop grandes chambres).

« c’est la première fois que je fais face à un sceptique, » je dépose sur tes cuisses le texte original et notre premier brouillon, puis mes mains sur tes deux genoux, « avant je veux que tu me dises pourquoi tu n’y crois pas comme tout le monde ? » car je tombe des nues.

je n’imaginais pas, je l’avoue, c’est de mon caprice… mais je ne pensais pas qu’il existait quelque part quelqu’un qui doute. et si toi tu ne consens pas à m’appeler juliette, c’est que d'autres aussi ne me trouveraient pas assez bien ? il n’y a pas de réplique à répondre si d’ordinaire tu ne retrouves pas en moi la justesse de juliette. aurora n’existe pas voyons, hoài ! comment peux-tu te fourvoyer ?

je pourrais. mais je ne suis pas. c’est terrible, j’ai l’impression d’être morte, ce soir. c’est de ta faute, hoài… mais je te pardonne. tu sauras me rendre vie, pas vrai ?

je repose ma joue contre le dos de mes mains qui ont pris appuie sur toi. c’est plus confortable pour le corps, plus pathétique pour ma personne. mais ça ne me gêne pas ! je ne trouve pas la petitesse repoussante… elle suit bien les lignes de mon corps et me parait confortable. un peu plus, encore, et je n’existe plus sous vos yeux avides…

« pas encore… » je murmure, quand tu me demandes ce que je connais par la culture mais pas par cœur. j'interprète une juliette encore incomplète, je le sais, mais je n’imaginais pas qu’elle puisse disconvenir à quiconque. « tu ne mens pas, c’est quelque chose que j’adore. et ça me vexe… »

mon regard se perd ailleurs, ma pensée n’est pas téméraire et préfère le suivre. tu me dis des horreurs, hoài, que je n’écoute qu’à moitié. la nourrice. lady capulet. d’autres femmes à qui on ne donne pas la gloire des interprétations parfaites. quelle bonne chose, que cette humiliation n’existe qu’entre les murs de ma chambre…

mais je ne peux laisser cela se répandre. il faut être fière, aurora ! je n’ai que ça, je ne te laisserai pas me retirer l’art d’être une étoile.

prenant appuie sur tes genoux je me lève, tirant du bout des doigts le script imparfait qu’il nous ait été donné pour avoir de quoi répéter. je m’éloigne de toi et de tes méchants mots, feuillette les pages pour trouver les bons ;

« et si, dans ce tombeau, je m'éveille avant l'heure où roméo vient me délivrer ? horreur ! serai-je étouffée par l'air vicié de ce caveau affamé ? et si, vivante, je succombe à l'ombre de la mort et aux ténèbres qui m'engloutissent... » je lis, distraite, d’une voix forte affirmée mais dénué de sentiment pour l’heure. je découvre avec toi un texte dont je ne connais encore ni la source ni le sens, me rend compte de mon caprice. comment t’en vouloir de ne pas me trouver parfaite pour juliette, moi qui la rencontre encore timidement à chaque lecture ?

je lève la tête, te regarde à nouveau sans peine mais tout de même un peu froissé. c’est que je n’ai pas l’habitude que l’on me dise que je suis mal écrite !

« elle est paniquée. l'issue est incertaine et pourtant il n’existe qu’une solution pour elle, n’est-ce pas ? » je répète, ma voix m’obéit et s’inquiète, s’éprend d’un effroi qui connaît la mort mais pas l’amour, « et si dans ce tombeau, je m'éveille avant l’heure où roméo vient me délivrer… » mais est-ce assez pour toi ? « serai-je inconsciente, étouffée dans mon tombeau, où la mort me volera-t-elle aux vivants ? »

il se peut que je regrette, hoài. qu’à ton départ je fulmine, qu’il explose en moi rancoeur et détresse. je ne prétends pas être capable de tuer les vices qui me rendent laide ; mais je suis sûre d’une chose ;

c’est qu’au petit matin je t’adorerai à nouveau sans la moindre haine.

c’est une douleur qu’on offre aux égocentriques, je crois, que la susceptibilité. le suis-je devenue ? ou n’ai-je jamais eu l’habitude d’être critiquée pour mon jeu ?

je n’ai pas l’habitude d’avoir grand chose, tu sais, alors l’honneur… mais peut-être me suis-je trop habituée au talent. c’est normal d’être triste quand il nous est dérobé. mais je reste calme. tu viens pour m’aider. et je ne suis plus une enfant.

la critique n’écorche ni mon âme, ni mon cœur — elle fera même de moi quelqu’un de meilleur. n’est-ce pas ?

tu es mon ami, tu ne dirais pas tout ça pour le plaisir de me détruire. c’est ce que je crois.

« ah ? » je t’interroge, le regard sérieux. moi, pas hâte ? j’inspire, j’écoute. mais les questions comme ça, je ne pensais pas devoir m’y confronter. « il y a… » je fronce les sourcils, baisse les yeux. qu’est-il possible de dire sans que l’on ne craint qu’il ne nous soit volé ? je reviens à toi, me penchant à ton oreille pour y glisser un secret « je sais ce que ça veut dire. » [TW : émétophobie] mais je ne peux pas répéter tes mots ! dans ma gorge se coince le terme d’amour, et j’aurai beau le vomir hoài dans ma bile tu ne trouverais que des lettres éparpillées. [Fin du TW]

mes deux mains sur ma bouche je m’éloigne, pensive. je tourne en rond dans la pièce, pas prête à t’entendre alors il faut que je parle la première ; « je suis prête à tout ça ! pour vous. pour toi, pour kiki, pour lucien, pour faïr, pour selen, pour nine ! » mes bras deviennent lourds, peut-être relâche t-il la frustration de t’entendre me demander cela, « et si dans ce tombeau je m'éveille avant l’heure où roméo vient me délivrer ! » c’est dit avec la même sincérité déconcertante, celle qui s’insurge d’une telle question, « et si ! dans ce tombeau je m'éveille, avant l’heure où roméo vient me délivrer ! » je lève un doigt vers toi et ma main ne fait que d’osciller de bas en haut, à chaque syllabes, presque, parce que c’est insensé de penser qu’il puisse se passer cela, car si je dois mourir c’est avant tout pour vous ;

« et si dans ce tombeau ! » je soupire, ferme le poing, baisse mon regard. crois tu que ma juliette n’aime pas ? que mon coeur se leurre ? que je ne sois pas capable de m'éteindre pour que brille tout mon ciel ?

« j’ai pas peur de la mort hoài. j’ai peur de vivre comme ça pour toujours. »