amazed

Son visage mouillé de larmes, s’enfouit dans le creux de son cou. Il ne l'a jamais entendu pleuré comme ça. Même pour Mia, même dans ses plus grands moments de rage, de détresse. Comme un verni qui craque soudain après avoir été trop longtemps malmené. Il n'a pas le temps de penser. Sa main se longe déjà dans les boucles dorées d'Hermès. Luke s'est toujours dit que si Alfie avait été un dieu grec, il aurait été Hermès. Son bras libre, lui, vient se loger autour de ses épaules. Pour le serrer, le plaquer, inconsciemment lui indiquer qu'il étouffera ses pleurs pour qu'aucun importun ne puisse les entendre.

Il est encore sonné. Clair avait dit Marley. Clair avait dit Kafka. Si Luke a tiqué, les sanglots d'Alfie l'emplissent trop pour qu'il pense, pour qu'il puisse donner corps à ce sentiment immonde qu'une partie de lui meurt d'envie de ressentir. La jalousie, vous comprenez est belle quand elle est justifiée. La jalousie, vous comprenez, lui donnerait tous les droits d'être sale. Mais Alfie pleure. Alors Luke d'instinct, enterre le doute qui le prend, ce début de malaise qu'il ressent quand il se demande pourquoi Clair a proposé Kafka ? Parce qu'est-ce que Kafka se doit d'être pour Alfie si ce n'est rien ? Non, Luke ne pense pas à ça. Luke fait ce qu'il sait faire, ce qu'il est programmé à faire. Finalement, Luke est bel et bien le grand frère parfait. Né pour ce job. Parce que Luke ne sait rien de mieux que de gérer les urgences. Surtout celles d'Alfie, seulement celles d'Alfie. Il n'a jamais fait que ça depuis tout petit.

Luke sait précisément quoi faire.

Il encadre encadre le visage d'Alfie entre ses paumes pour le soulever à porter de ses yeux bleus.

Alfie , Alf, regarde-moi. Regarde-moi, ça va aller.

Il sort de son sac une serviette de sport qu'il déplie et laisse choir sur le crâne du sans étoile. Il lui prend la main, regarde en direction de l'entrée de l'impasse. Luke veut emmener Alfie loin, là où aucun curieux ne pourra voir son visage trempé des larmes qu'il, Luke le pense, veut garder secrètes.

Viens.

Alors quand il l'emmène, c'est avec prudence, en passant volontairement dans les allées les moins fréquentées, toujours en donnant le regard neutre qui ne soulève pas de question, en adaptant le rythme de ses pas pour ne pas attirer l'attention jusqu'au dortoir. Luke descend les marches jusqu'au sous-sol, suffisamment loin du sixième sens de Robin, là où ni Lucien ou Magda ne peuvent les surprendre. Dans cette chambre où ils sont faits l'amour pour la dernière fois. Luke ouvre la porte, fait entrer Alfie avant de refermer derrière lui. Il glisse de nouveau une main à l'arrière de son crâne.

Là, personne ne va te voir ou t'entendre. Moi aussi, si tu veux, je peux faire semblant de ne pas te voir ou t'entendre.

Il se permet néanmoins.

Je suis désolé.

D'un bras tendu, Luke baisse le portrait. Pas qu'il n'est pas joli, juste trop cruel. À la façon dont Alfie tourne le dos, Luke croit discerner le besoin de se protéger de la vérité.

La chambre est silencieuse et exiguë. Ça l'avait frappé la première fois. Le lit aussi est étroit. Pour tenir à deux, Luke doit le coller, Alfie. Se caller contre lui. Il passe un bras en travers de son torse pour le maintenir contre lui, poser une main sur son cœur, là où il entend le palpitant battre douloureusement.

Puis, il attend.
Parce qu'il n'y a rien d'autre à faire.
Parce que c'est Alfie qui doit guérir, avaler sa tristesse.

Au bout d'un certain temps, les sanglots ralentissent. Alfie semble avoir passé le stade de l'explosion, mais pas la crise. Luke se doute, c'est même maintenant que les choses vont devenir dures. Quand il n'y plus que le silence. Quand il n'y a plus que sois. Luke desserre prudemment sa prise et souffle.

Faut que tu boives, tu vas avoir mal au crâne sinon. Attends

Il se décale légèrement pour attraper une bouteille d'eau posée au sol qu'il tend à Alfie.

Tiens.

Lui dire que tout va bien est au-dessus de ses forces. Lui demander comment il se sent lui semble stupide. Mal. Évidemment que ça va mal.

Si tu ne veux pas en parler c'est pas grave. Tu veux que je reste où tu veux peut-être quelqu'un d'autre ? Je peux prévenir Abyss, Danaé, Saki ou... Qui tu veux d'autres.

Mais toi, tu peux rester

Luke étouffe presque immédiatement la bouffée nauséabonde de joie qui échauffe ses joues. L'idée d'être ce clebs qui remue la queue, trop heureux qu'on l'appelle le dégoutte. Et l'idée d'être ce chien, pour Alfie qui a mal le dégoutte d'autant plus. Sa bassesse, il la maudit en silence et il se contente, comme pour s'excuser, de se rapprocher d'Alfie pour presser doucement son épaule. Sa main glisse jusqu'à l’arrière de sa nuque, dans un geste tendre qu'il espère réconfortant, même si c'est minime.

Si Marley s'était enfui on l'aurait déjà retrouvé. L'enclave n'est pas bien grande.

Il fronce les sourcils, complète sa pensée.

Et on a jamais vu d'animaux s'approcher du labyrinthe. Ils en ont peur.

Les animaux avaient un genre de sixième sens pour ces choses là. Luke l'avait lu, dans un livre qu'Alfie lui avait fait lire du temps où ils étaient encore étudiants.

Il faut se rendre à l'évidence. Luke est de nature pessimiste. Luke est froid et implacable dans sa logique. Marley est mort. Il ne sait pas s'il doit le dire à voix haute, si c'est trop tôt. Alfie lui parait si fragile. La totale empathie qu'il ressent pour lui l'amène à prendre un ton plus doux.

D'accord. Tu veux que je cherche la vérité ? Il se redresse pour s'asseoir en face de lui, posé une main sur son avant bras. Pour toi je peux la trouver.

Mais ça s’amène d'un ton plus peureux quand il presse son bras.

Mais n'expose pas tes soupçons. Si c'est une punition, ça peut être aussi un test, une excuse pour ne pas te donner l'étoile que tu mérites. Je crois... Je crois que les parents pourraient faire quelque chose de cruel comme ça.

Il détourne le regard, semble chercher dans la pièce quelque chose, un peu perdu. Luke vient seulement de réaliser que c'était sous son nez depuis le début. Le bien être de l'enclave nécessite de la violence, d'être impitoyable. Ça nécessite d'être cruel, machiavélique parfois. Lui-même a suggéré que Kafka souffre, soit traité en animal. Et il a trouvé ça normal, justifié. En dehors de sa jalousie, Luke y voyait un mal nécessaire pour que le PSY rentre dans le rang.

Alfie... Il se sent honteux, Luke. Comme complice. Marley... On peut écrire son nom sur le mur.

Luke baisse les yeux, honteux. Il n'a pas de réponse à lui donner. Marley était innocent. Luke refuse de voir sa mort comme quelque chose de nécessaire, mais était-elle gratuite pour autant ? Toute cruauté, aussi folle soit elle sert un but, un mieux, un meilleur. C'est ce que lui apprit. C'est la vérité dont on l'a couronné quand il l'a nommé. Pourtant, rien dans cette histoire ne fait écho dans ce qu'il croit, dans ce qu'il défend chaque jour.

Que le père est juste
Que l'enclave est juste
Que c'est simplement nous, pauvres enfants immatures, qui sommes trop bêtes pour comprendre.

Marley était innocent.

La main d'Alfie se glisse dans la sienne. Luke lève les yeux, la gorge serrée. Il va pour la presser tendrement quand on frappe à la porte. Alfie bat en retraite et la voix qui résonne de l'autre côté fait bondir Luke sur ses pieds.

Il traverse la chambre sans demander l'autorisation à Alfie et ouvre la porte d'un geste sec dans l'espoir de faire sursauter Kafka. Luke est plus grand et en profite. Il le toise avec cette immaturité jalouse et dévorante.

Tu n'es pas le bienvenu.

Il ne mâche ni son ton, ni ses mots.

Alfie ne veut pas de toi, ta présence le dérange. Rends lui service, retourne dans ta chambre.

Son esprit lui glisse d'y aller plus fort. De finir d'achever l'ego, il en rêve. Écraser l'insecte plutôt que de le noyer, comme il l'a fait ce soir-là dans les douches.

T'es sourd, le sans étoile ? Dégage.

Je ne lui dirais rien.

Et il claque la porte, sans autre forme de procès. La seule chose qu'il regrette c'est de ne pas l'avoir détruit avant. Luke considère que s'il avait été plus cruel, Kafka n'aurait même pas eu l'idée de frapper à la porte d'Alfie aujourd'hui. Lorsqu'il revient s'asseoir, Alfie se tourne. Son visage est encore brouillé de larme.

Kafka.

La façon dont il prononce le nom montre à quel point il méprise.

Il est bien familier.

Le pied d'Alfie glisse jusqu'à son torse. Luke sait qu'il s'écarte de son chemin. Il devrait s'entraîner, devrait être dehors, disponible pour les autres. Un soupir passe sur ses lèvres, il secoue la tête.

Tu as dit que je pouvais rester. Alors je reste. Parce que j'en ai envie.

Il se penche en avant, profite de la position d'Alfie pour le surplomber, le visage grave. Ses poings s'enfoncent dans le matelas, de part et d'autre du visage de son ami.

Mon rôle est de prendre soin des blocards. Et toi t'es quoi, Alfie, hein ?

Il se penche un peu plus, ose confier.

Je ne veux pas te laisser seul.

Parce que t'as l'air si fragile. Parce qu'il doit être là, Luke. Lui, personne d'autre.

Un ami. Luke ne relève pas, ni n'avoue l'insulte que ce qualificatif représente pour lui. Ce n'est pas le moment. Ce serait trop en dire sur des sentiments que lui-même n'est pas certain de vouloir verbaliser ou sérieusement conscientiser. Alfie l'obsède. Sa détresse l’inonde, l'accapare tout entier. Luke voudrait bien contrôler le monde pour pouvoir le faire tourner à sa guise, effacer la disparition de Marley, mieux le faire revenir. Au final, beaucoup trop de choses, dans sa vie, tourne autour d'Alfie. Il n'a jamais autant ressentit son manque que depuis qu'il l'a perdu. N'a jamais autant ressentit son désir que depuis qu'il l'a retrouvé en étant convaincu qu'il pourrait de nouveau le perdre. L'ambivalence de ses sentiments le malmène. Tant et si bien qu'il ne s'entend plus penser.

Sous lui, Alfie perd peu à peu son souffle. Luke est conscience de la dynamique tendancieuse entre eux, du poids de son corps et de la tension de leur muscles.

Comment veux-tu que je prenne soin de toi ?

Luke retient son souffle. La confession d'Alfie lui fait rater un battement. Il écarquille brièvement les yeux, avant de laisser son front reposer contre son épaule, vaincu.

Tu as besoin de moi. qu'il répète, la gorge un peu noué, incapable de savoir si c'est de l'appréhension ou un profond soulagement qu'il ressent. Alfie... Je crois avoir compris quelque chose récemment. Quelque chose sur moi.

Le premium redresse doucement la tête, glisse doucement ses doigts dans les siens. Le contact de leur peau fait naître en lui une douce impulsion électrique, partant de ses doigts, jusqu'à son estomac.

Tu sens ? Le courant, là, à l'instant.

Il presse un peu plus ses doigts entre les siens, entrouvre la bouche et inspire doucement.

Je ne peux pas te prendre ce qui te fait mal. Mais je crois que je peux te donner ce qui me fait du bien. Ce que je ressens.

Son cœur accélère un peu, l'impulsion électrique reprend. Luke glisse un doigt avec sa main libre le long de son flanc. Il transmet tout, les joues rouges. Le froissement du t-shirt d'Alfie sous son pouce, la façon dont ça lui serre le bide, lui fait contracter les abdos.

C'est un truc que j'ai mis du temps à remarquer. Parce que ce truc n'existe que quand tu es là. Comme-ci, moi aussi, j'avais besoin de toi, tu sais... Pour faire quelque chose de bien.

Il colle son front au sien.

Tu peux te reposer sur moi. Je veux que tu te repose sur moi.

Luke lui a dit, dans le cabane, il y a ce qui semble être une éternité.

Toi, tout ça, ça a toujours été toi.

Non.

Luke détourne le regard et s’assoit sur ses fesses, en face d'Alfie. Il rabat ses jambes contre sa poitrine. Il n'est pas bien sûr d'être en tord. Techniquement, il n'est "sûr de rien". Ce qu'il se passe en lui est soupçonné, flou, inconnu. En fait, Luke n'a pas envie de se chercher des excuses. Il n'a juste pas envie.

Je n'ai rien dit et je ne dirai rien pour le moment. En fait, j'aimerai garder ça secret jusqu'aux épreuves.

Pour impressionner père, même si Luke ne sait pas encore très bien quoi faire d'une potentielle capacité à transmettre son plaisir quand il touche Alfie. S'il pouvait transmettre d'autres choses, comme de la douleur par exemple, là ce serait mieux. Il ne sait pas. Il faut qu'il teste. Mais Luke n'a aucun cobaye sous la main et ne voit pas très bien à qui il aurait envie de faire sincèrement du mal.

Un visage se dessine dans esprit, des mèches blondes, un air pathétique. Le premium presse ses mains contre ses yeux. Il chasse le mirage. Il redresse la tête.

Je veux être là pour toi. Moi aussi j'ai besoin de toi, tu sais.

Il observe Alfie, avec la désagréable impression qu'il pourrait s'effacer sous ses doigts. Soudain, il a peur, il se frustre. Que ce soit dans la haine ou le reste, Luke se rend compte : il a un besoin viscéral qu'Alfie le regarde. Ne regarde que lui. C'est juste encore mieux lorsque le sans étoile sourit. Il pense à Marley, revoit encore le chien gambader joyeusement. Luke glisse ses mains contre les joues de son ami.

Je peux te soulager comme ça. Je n'ai pas besoin de faire semblant, j'ai juste à te toucher pour que tu sentes... Que tu oublies un peu.

Ça pétille sous ses doigts.

Et même si ça n'effacera jamais ta peine, même si ce n'est que temporaire, je peux le faire. Je peux t'emmener ailleurs, te faire ressentir des choses qui t’amèneront loin. Et quand ce sera fait, on pourra aller écrire son nom, lui donner des au revoir digne de lui. Et on pourra chercher un coupable si c'est ce que tu veux. Quelqu'un à détester.