amazed

Un-deux. Un-deux.
Le souffle haché.
Les musclés gainés. La sueur pleure sur ses jambes nues. Le buste penché vers l’avant. Le brassard, jaune et humide, éponge ses tempes. Ses doigts moites ferrés à la raquette. Le manche a laissé des sillons de corne dans le creux de ses paumes.

Son territoire, rectangle vert sapin, mesure 23 point 77 mètre de long pour 10 point 97 de large. Il se découpe en lignes blanches fraîches, comprend deux couloirs et un carré de service, et respecte une équité symétrique. Eden a besoin de cinq enjambées pour en couvrir l’étendue. Quatre s’ils sont vingt-et-un dans les gradins. Trois à partir de quatre-vingt-seize. Deux est un miracle qu’elle n’a jamais vu se produire et ne peut quantifier.

Le cordon, sifflet pendu à son cou, lacère sa nuque. Pour rien au monde, Eden ne lâcherait ces sons brutaux qui espacent les séries et encadrent ses entraînements. Sa tête brûle et ressemble aux noyaux incandescents. De l’autre côté du filet, Danaé, aussi luisant, avec un corps ciselé par l’effort et le ((talent)). Elle a détesté la première fois, de devoir jouer en double, partager la lumière et diviser son pouvoir. L’a haït pour ses services d’une précision inhumaine, témoin ignare de la violence de ses aces et de wow qui ne lui étaient pas destinés, avant de l’adorer mieux qu’un frère. Parce que Danaé ne romprait jamais l’équilibre de leur coordination. Son talent inné se refléterait sur elle au lieu de l’éteindre. Et Eden pourrait fanfaronner à armes égales sur ce podium où, ((une fois précieuse)), il l’aura hissé sur ses épaules.

Sifflement strident, son souffle quitte ses poumons et la bille s’agite comme une gerbille tourmentée. Danaé ! Encore six services et on prend un break ? Parce que ses guibolles flageolent, qu’elle se connaît par cœur, Eden, son cœur va défaillir bien avant celui du coureur. Six services. Trois de sa part qu’elle va rater. Elle le sait. Mais peu importe, le jour j, quand il y aura salle comble, la raideur de ses tendons ne l’empêchera pas de friser l’extraordinaire performance du brun et d’emporter la victoire.

C’était il y a longtemps, les sourires tendres et les joues rosies par autre chose que l’effort, une histoire vieille comme l’Enclave. Eden, elle a deviné, de cette étincelle imperceptible qui transperce sa chair quand leur regard change. Son assiduité à ignorer la cour, se concentrer sur le court, forme des petits plis parfumés dans sa mémoire. C’est ((un peu)) triste d’avoir résolu la question avant la déclaration. C’est ((un peu)) naze de ne pas distinguer la volupté du déraillement d’un battement de cœur de l’impact d’une jalousie excessive, une rancœur mal placée. C’est pas contre toi. C’est purement carriériste. Des vilaines vérités qu’elle n’a jamais déposé aux oreilles de Danaé. Un frère et voilà, un frère et c’est basta.

Danaé parce qu’il est beau comme un Père, plus lumineux que de ce huis clos, doux et drôle, ne lui inspire aucune compassion mais une certaine confiance. Confiance en l’avenir de leur tandem. Confiance de le voir ressortir du Labyrinthe. Tant pis si ça vexe, si ça rend narquois, encore que ceux sont des expressions qu’elle n’a jamais associé au visage espiègle du garçon.

Eden, elle expire tout le dioxygène de sa cage, brûlures terribles, et jette un regard fiévreux dans sa direction. Tu me prends pour qui canaille ? On en fait sept alors ! et sans attendre de nouvelle approbation, Eden hisse la raquette, fait levier sur ses jambes, étire quelques rebonds et frappe. Et c’est moyen mais c’est ambitieux. Dans la trajectoire de la balle jaune on distingue l’intention d’Eden : aller trouver des angles morts que personnes n’a encore tenter. Elle frappe successivement trois balles supplémentaires, attentive à ((vérifier)) de Danaé lui offre le grand jeu lui aussi. Eden, consume ce qu’il reste de forte, vient taper dans les nerfs, pour offrir la chorégraphie d’une joueuse qui danse sur le terrain.

Son souffle chaud heurte ses lèvres gercées qui réclament déjà du labello. Les mains sur les genoux. Le plus dur reste à venir. Ton tour. Et ne me ménage pas ! On aura le temps de respirer au Paradis ! Ses lèvres s’ouvrent sur une dentition blanche et régulière. Le pire c’est qu’elle y croit.

Elle aime la simplicité avec laquelle elle peut détendre son corps, le froissement de la mini-jupe plissée, entre les bandes blanches qui ressemblent à une marelle géante. Eden lui sourit. Ses gestes, vifs et ronds, viennent souligner la précision singulière des tirs de Danaé. A chaque fois que la balle rebondie au centre de la raquette, Eden peut sentir son squelette absorber la puissance du coup, les vibrations de la corde.

Un deux trois
Un deux trois
Elle respecte un tempo secret ; recrache la chorégraphie qui lui vaudra les ronrons du public dans une semaine.

Si j’en faisais moins, tu m’aimerais aussi moins !

Elle crie. Avec ce sourire dur, blanc cassant et vorace, qui signe une philosophie, non, une dévotion pieuse et profonde.

Reconnaissante à Danaé d’accepter cette joute électrisante, de porter, haut et fort, l’enthousiasme brûlant de leur tandem.
C’est une partition à deux, et Eden, aujourd’hui ne fait pas exception, s’étonne et se réjouit de lire la même camaraderie virtuose qu’ils soient du même côté du filet ou de part et d’autre.

La balle tombe avant que sa raquette ne se brandisse, un bruit de caoutchouc mat, sans que la blonde n’éprouve rien d’amer ou salé. Les mains plaquées sur le bas de ses reins, Eden arque son corps, les yeux fermés, et un grognement épuisé la traverse.

Les angles morts que tu mets ! Il faudrait que je devienne acrobate pour réussir à les toucher à ce rythme. Eden franchit le filet en levant les quilles haut, pour gagner du temps, et tape dans la main du brun. Elle aime cette image, gravée sous le soleil, de leurs silhouettes dégoulinantes et fraternelles. La beauté fragile et clichée de l’instant isolée dans un coins de son esprit, la blocarde peut ouvrir la glacière avec la pointe de basket.

Dis. Je réfléchissais pendant l’échange. Est-ce que tu crois que tu pourrais faire des balles encore plus rasantes sur le filet ?

Elle déversé la moitié de la bouteille sur son crâne, glaciale, avec le pouce elle vient coller les mèches qui s’enfuient de la queue de cheval le long de ses tempes.

Ah bordel ! J’en rêvais depuis le troisième point ! éclate d’un rire brut, très éloigné des minauderies qui peuvent lui venir au théâtre. Tu penses que les joueurs des autres enclaves sont aussi bons que nous ? Tu crois qu’on pourrait les battre ?

Elle dit ça. Elle est tombée en arrière, les bras croisés sous le crâne, la visière de la casquette baissée pour se protéger du soleil, se priver de la ronde de trois nuages atrophiés en coton.

Elle a dit ça pour rire, revêche sous l’effet de son cœur battant, et prend plaisir à le voir s’en amuser. La précision de ses tirs creuse le terrain d’un réseau d’éclairs fluos. Plus que le rebond des balles, le rebond des corps sur le sable rouge la fascinent. Haletante, Eden le regarde, fière et exténuée, avant de reposer la raquette sur la chaise blanche plastique de l’arbitre, vide, près du filet.

Tu penses qu’on s’aime parce qu’on se considère comme des égaux. La marque de l’interrogation meurt dans les trébuchements de son souffle. Un rire haché par les inspirations, ralenti, sort de ses lèvres minces.

Cette scène, ils l’ont déjà vécue, Eden n’a pas compté le nombre d’entraînements. Elle a compté les points aux matchs. Deux cent soixante-treize. Elle pourrait lui dire. Préciser qu’elle compte bien atteindre les mille avant de le laisser partir au Paradis.

Bien sûr que j’accepte. C’est pour le spectacle. Tout le monde vient pour ça. L’air crâne, Eden n’est pas le réceptacle mais la surface réfléchissante de leur engouement pour la beauté du jeu. La beauté ça n’a pas besoin de s’accrocher sur la performance ou le fair-play. La beauté elle polarise les services, les frissons, les vainqueurs et perdants, sur sa toile, indifférente à autre chose qu’aux partitions esthétiques qu’elle compose. Je trouve ça beau quand la balle effleure le filet. On a envie de s’arrêter de respirer plus longtemps que son franchissement.

Les yeux de Danaé sur elle ne l’embarrassent pas. Au contraire, le balancier de son regard entre sa silhouette et une absence lointaine est une sensation de chaleur, réconfortante presque.

Peut-être... elle caresse sa propre mâchoire sous ses phalanges pour essuyer les gouttelettes qui y ruissellent. J’aimerais qu’ils ne nous ressemblent pas du tout. Qu’ils aient la peau bleue ou une façon de parler incompréhensible. Et alors, disputer un tournoi avec eux reviendrait à être celui qui s’adapte le plus vite… Eden, en réalité, se sent un besoin urgent de découvrir une autre typologie humaine pour en faire un rival, un ennemi, quelque contre qui elle pourra enfin ressentir une inimité acerbe.

Tu veux dire que tu t’ennuies ? elle plaisante, en sortant de ses ambitions de guerre sainte, lui pince doucement le bras comme pour le sermonner Tu voudrais qu’on essaye d’autres partenaires cette année ? pour apprendre de nouveau trucs. énoncé avec prudence, l’idée lui trotte dans la tête depuis un moment, c’est qu’elle ne peut pas se permettre de stagner, à peur que la monotonie des représentations finissent par décevoir son public.

Assis sur la banquette plastique de leur siège, ils ressemblent aux vieux couples qu’on aimerait garder sur un cliché, une toile, la ligne d’un roman. Ils n’ont pas besoin d’autres choses que des ridules de leur sourire pour être beaux, ce qui, d’une manière surprenante, les enjolive encore.

Sous la visière de la casquette, Eden peut le regarder en biais, ça la rassure de constater qu’il existe juste à côté d’elle, cette inimitable chevelure ébène que l’effort a plaquée comme la laque à ses tempes, sa nuque.  Sur le court, c’est Danaé son seul spectacle, quand elle ne doit plus se soucier que des gradins, elle ne voit plus que lui. La manière dont il roule les épaules avant l’impact de la balle et les hanches qu’il enfonce pour opposer un revers, c’est son émotion et son émerveillement, à elle.

La blonde enroule son menton contre son poing fermé appuyé sur l’accoudoir. Leurs regards forment des ponts dans leur échange. Le sien crie espièglerie et familiarité.

Et quel spectacle ! elle surenchérit sans préciser son cheminement de pensées parce qu’elle aime ne pas tout lui dire, n’a probablement pas besoin de la faire. J’aurais peut-être dû être une artiste. J’ai souvent des idées étranges. C’est vrai que ma voix est nasillarde et que j’ai tendance à vouloir transformer le canva en damier d’échec… mais si, je dis bien si, j’avais persévéré, j’aurais peut-être été émouvante avec des taches de peinture sur le nez… elle babille, crécelle, tapote l’arête de son nez comme pour y postillonner des traces de gouache.

Il ressemble aux tortues qui disparaissent au fond de leur forteresse. Elle s’en amuse, elle n’a pas besoin de le prendre au sérieux, elle peut glousser, ses doigts se referment autour de l’avant-bras du garçon. Oh eh. Ne le prend pas comme ça Danaé. Tu restes mon préféré. Enfin si c’est ce qui t’inquiète. Elle pousse son épaule contre la sienne, pour qu’il soit forcé de quitter cet air mi-grave mi-fataliste qui déforme son visage d’une manière adorablement enfantine. C’est peut-être pour ça qu’elle est si attendrie quand il lui rappelle les mômes qui grouillent autour de sa jupe, pleure aux au revoir. J’ai quelques noms en tête oui. Mais je ne pense pas que tu devrais être vexé. Ce n’est pas parce que je dispute un tournoi sans toi qu’on ne disputera pas les suivants ensemble. Elle reste évasive, explique patiemment. Tu sais. Moi aussi, j’aimerai bien te regarder depuis les gradins parfois où être ton adversaire pour de vrai. Tu n’as jamais eu envie, je ne sais pas, de faire un double avec Prim par exemple ? elle a choisi, la plus jolie et la plus douée, elle sait bien que tout le monde se pâme, Saint en tête de liste pour les regards de cette pure réussite de l’Enclave.

c’est sympa le court.
c’est plein de lignes, d’intersections, de pré-carrés. avec autant de délimitations, le hasard recule, pareil pour ton sourire maladroit. ta transparence, celle de tes expression, est ostensible. eden doit te le reconnaître, elle a la rate qui se rétracte entre deux sourires d’éloge. il y a un secret. il y a un monde. il y a une réalité où elle te voit plus que très beau, plus que très incroyable, il y a une interstice merveilleuse où vos avenirs se sont emmêlés à n’en plus finir.

c’est dans l’écume de la réalité.
c’est dans ce regard vert pétillant et doux qu’elle t’adresse. sa main balaye les preuves sous un tapis imaginaire que tu n’oserais pas soulever.

bah ! pourquoi des noms. tu vas les dénoncer au père suprême ? elle ricane. le vent chaud souffle sur vos joues rougies par l’effort. il manque encore des couleurs à vos expressions qui oscillent mais surtout vacillent. sur ses pommettes, Eden mime l’action de dessiner des traits guerrier. crois moi. t’as pas encore vue ma chorée de chearleader mais tu vas adoré. j’ai pensé à tout. j’ai même quelques idées de groupi.e.s qui pourraient m’accompagner !

elle rigole. elle aimerait bien boire là maintenant. et la gourde qu’elle fait basculer à son gosier sonne comme une excuse. glouglou. eden. le courage te fuit mais tes iris restent espiègles.

bien sur Dada. toi et Judas. vous êtes mes meilleurs potes. je vous dis tous, avant le putain de gossip girl de pablo tu sais. oui. elle est encore pure. elle peut encore tout dire. sauf les horreurs d’abyss. d’ailleurs je te le dis aujourd’hui parce que je te dis tout. si tu me disais. nanan eden mange tes morts. j’oserai jamais le faire. mais en vrai. il nous reste… six ? cinq ? années à tirer ? franchement, ce serait trop con de se priver pas vrai ? elle dit l’air de vouloir se convaincre

s’il peut rire, avec des bronches aussi larges c’est forcément contagieux, c’est qu’elle n’est pas si mal dans ses baskets de l’ingénue. pas si mal, ce sentiment de reconnaissance qui la gagne. sa gentillesse – forcée ? – la rend plus belle, plus intéressante. c’est agréable de sentir son corps s’épanouir comme une fleur éclose grâce à sa confiance. elle voudrait lui décrire un jour, en détail, la sensation dans ses terminaisons nerveuses lorsque le public se lève en hurlant depuis les tribunes.

Ouf tu me rassures !

Eden fait semblant d’ignorer les mots en demi-teinte et le rire embarrassé qui suit. ils ne sont plus enfants. ils sont un peu obligés de prétendre pour être heureux.

oui. depuis qu’on a perdu qu’on Gaël et Melissa c’est mon seul but : te quitter. elle sourit et rapproche son visage du sien pour souffler sur son nez. les mèches jais s’écartent à ses temps, chatouillent ses oreilles. et pour la tenue… pourquoi pas une mascotte. geeenre… un hamster ? bien fluffy, avec écris D A N A E sur le ventre. elle glousse, attrape doucement le haut du col du polo. par contre si vous perdez, je fais le saut de l’ange sur le court je te préviens. je suis le genre de supporter qu’à la rage et qui provoque des scandales à la sortie du stade. elle babille les sourcils froncés, faussement sérieuse, avec les doigts elle tripote les boutons ouverts.