amazed

Encore une nuit sombre, encore une nuit seule. Elle aurait pu toquer à la porte d’Eden, se réfugier dans ses bras, tenter de s’oublier dans sa douceur et dans l’affection qu’elle semble lui porter. Mais Abyss ne peut plus, Abyss n’y croit plus. L’amour d’Eden est un mirage que Abyss s’efforce à suivre, à tenter d’attraper. Elle imite le ton de sa voix, les mouvements de son corps qui se colle au sien, les “je t’aime” jetés à la dérive. Hélas, Abyss n’est pas sûre de leur sincérité. Elle le voudrait, elle s’efforce à y croire, elle voudrait rendre à Eden tout l’amour qu’elle lui offre mais elle se sent s'essouffler.

Peut-être est-ce mieux comme ça.
Eden s’accroche de toute ses forces pour la retenir mais,
Abyss ne la mérite pas.

Demain, elles iront au Labyrinthe avec Caïn. Abyss sait qu’elle ne dormira pas, ou que très peu. Si fendre les allées est habituel, elle ne s’y est jamais rendue avec des non initiés. Abyss est protocolaire. Le Labyrinthe n’est pas un jeu, elle est la première à pester lorsque des blocards s’y rendent sans préparation ni coureur. Le dédale est à tout le monde mais Abyss  sait que seuls les coureurs peuvent y prétendre. Ce n’est ni par égoïsme ou par élitisme, ou alors juste un peu, mais par sécurité et par respect des règles.

Le Labyrinthe est dangereux.
Le Labyrinthe est dangereux et demain, elle y emmène Eden et Caïn.

Elle s’est rendue dans le parc pour prendre l’air, se changer les idées, tenter de s’oublier. Il faut juste que la nuit passe, demain, face à la porte sud, Abyss aura ses réponses. Elle en est sûre. Elle y croit dur comme fer car c’est la seule chose à laquelle elle peut se raccrocher, la seule chose qu’elle peut espérer.

Abyss est habituée à parcourir les allées des jardins de nuit. La dernière fois, elle y était avec Caïn. Ce soir, elle est seule. Enfin, pas vraiment. Il y a une ombre qui s’avance. Une ombre en mouvement qui, au lieu de poursuivre sa course sans lui jeter un regard, décide de l’aborder.

“Non.” Il y a une distance dans sa voix, comme un réflexe animal. “A cette heure-ci, les portes sont fermées.”

Abyss n’aime pas Ashkat. Abyss n’a jamais aimé Ashkat. Peut-être est-ce le destin mais leur chemin se croisent et s’entrecroisent sans jamais se suivre, jamais sur la même ligne. Abyss se méfie de lui comme elle se méfie des abeilles. Elle les sait redoutables. Cruelles et mesquines sous la rigueur sous-jacente à la ruche. Elle sait mieux que les autres: Abyss en était une.

“Je viens profiter des étoiles et de la fraîcheur du parc. C’est interdit ?”

Abyss frémit quand il lui frappe dans le dos. Elle n’aime pas le contact alors elle recule, mal à l'aise. Mais elle prend sur elle. Elle laisse glisser les remarques affables. Ashkat a raison: Abyss n’a pas le cœur à ça. Elle ne s’engouffrera pas dans ce combat vain. Le mieux qu’elle puisse faire, pour lui, c’est de lui offrir un regard de mépris.

“Ah ? Navrée que tu l’ai pris comme ça.”

Elle arque un sourcil, tente de se rappeler de ce dont il parle. Abyss met du temps à s'ancrer dans la réalité. Et puis, ça lui revient. Ashkat qui faisait le fier, Ashkat qui faisait le beau. Ashkat qui se pavanait devant les enfants, jouant à leur faire peur à coup de Shifters et de Gobeurs.

“Peut-être que cette fierté n’était que le reflet de la tienne. Tu sais bien que je ne maîtrise pas mon pouvoir. Tu es sûr que ce n’était pas simplement ton reflet dans le miroir ?”

Elle lui offre un sourire. Elle s’efforce de garder son calme, de maintenir la distance physique et mentale qui la protège d’Ashkat. Mais le jeune homme est nerveux, le jeune homme est pressé, le jeune homme est agacé et ça se déteint sur Abyss. Elle sent ses nerfs qui s'activent, ses veines qui la démangent, elle sent sa salive acide qu’elle a soudainement envie de lui cracher à son tour. Pas par véritable intention de nuire, simplement par écho.

“Non, pas ce soir. Mais puisque le Labyrinthe et ma personne m'obsèdent tellement, n’hésite pas à me demander. Je t’y emmènerai un jour. Comme ça, tu auras vraiment des choses à raconter aux enfants.”

Qu’est-ce qu’il en sait, Ashkat ? Qu’est-ce qu’il connaît des murs et des chemins ? Qu’est-ce qu’il connaît des ombres et des monstres ? Rien.

“Je suis déjà prise demain matin alors tu devras patienter, désolée. Mon carnet de bal est plein.”

Car demain, elle y va avec Eden et Caïn.
Est-ce que Ashkat a perçu le tic nerveux de sa main ? Ses paupières frémissantes tandis qu’elle y repense ? Est-ce que Ashkat a senti ses doutes et ses appréhensions qu’elle tente de faire engloutir, avaler par la nuit, pour que demain arrive plus vite ? Ou n’arrive jamais ?

Abyss encaisse la vague sans sourciller. Elle ne pliera pas, elle ne cédera pas. Elle a l’habitude de ces mots jetés comme des clous, des vastes chagrins et des nerfs de velours. Elle a l’habitude de la colère qui gronde comme le tonnerre et qui rend les propos acerbes. Abyss ne cédera pas car pour Ashkat, elle ne peut lui offrir qu’un cœur de pierre.

“Mia n’est plus là pour en parler.”

Son coeur se serre. Il est peut-être de pierre mais Abyss a vécu le deuil de Mia comme tous les blocards. Et si aujourd’hui elle en parle froidement, elle n’oublie pas les larmes qu’elle a versées pour elle. Ces larmes recueillies directement dans les prunelles d’un Alfie désemparé, perdu, mortifié.

“Les portes se ferment à 21h. Tu n’as qu’à t’y glisser juste avant leur fermeture.”

Si tu veux à tout prix y aller de nuit.
A moins que,
Tu ne me le souhaite à moi,
De me faire avaler là-bas.

Ashkat s’est approché. Abyss a hésité à reculer en conséquence mais fuir éternellement ne servirait à rien. Elle connaît ces yeux là, ce regard, ces canines dissimulées dans la pénombre. A ce petit jeu là, elle ne gagnera pas. Alors elle reste statique, immobile, tandis que le vautour lui tourne autour.

“Mes amis.”

Eden et Caïn sont ses amis. Demain, elle passera la matinée dans le Labyrinthe avec eux. Elle leur partagera cette passion qu’elle ne confie qu’aux coureurs, qu’à ceux qui n’ont que le Labyrinthe sur le bout des lèvres. Elle montrera à Eden et Caïn ce qu’elle est vraiment, lorsqu’entre les murs et les dédales, elle est mise à nue.

“Et toi ? Tu n’as pas mieux à faire que de venir m’intimider ? Va jacter pour les Parents ou les Abeilles, plutôt que de t’occuper de mon cas, Ashkat.”

Abyss le méprise. Abyss le méprise car Ashkat n’est que le cabot de deux entités qu’elle abhorre: Wicked et la Ruche. Ashkat fait partie de ceux qui écrasent les autres pour se surélever. Abyss n’a que du mépris pour ces gens là.

“Je t’assure que tu as mieux à faire que de venir me parler: je ne suis pas bien intéressante.”

Cela, il ne pourra le contester. Abyss lui offre un sourire mais son regard est glaçant. Vide.

“Je n’ai pas peur.”

Pourtant, ça gronde un peu sur la dernière syllabe. Pourtant, il y a un trémolo dans sa voix.  Abyss n’a pas peur et pourtant, elle appréhende. Mais quoi ? Abyss a peur du lendemain. Du jour qui se lèvera sur un autre ou au contraire, qui ne se lèvera pas. Abyss a autant peur de l’avenir qu’elle a peur de mourir. Abyss a peur car elle se sait face à un croisement, face à deux chemins. Abyss a peur parce qu’elle est perdue, parce qu’elle ne sait pas, voilà.

“Je n’ai pas peur. J’appréhende, voilà tout. Demain, nous allons au Labyrinthe et bien que je sois rodée à l’exercice, il reste cruellement dangereux, tu sais.” Non, il ne sait pas. Comment pourrait-il savoir ? Ashkat ne parle qu’avec son orgueil pour terrifier les autres sur des sujets qu’il ne maîtrise pas.  “Il faudrait être fou pour s’y rendre confiant. Je ne suis pas folle.”

Abyss marque un temps d’hésitation.

“Je ne suis pas Mia.”

Ah, ces cinq mots là, elle sent qu’elle les regrettera.

Tu as peur.
Les mots se heurtent et s’accrochent. Ils sont tranchants, mesquins, cruels. Enveloppée de tant d’assurance, ils la feraient presque douter. Est-ce que Abyss a peur ? Elle s’y penche un instant. Tente de distinguer ses propres émotions à celle d’Ashkat. Abyss a-t-elle peur du Labyrinthe ? Non. De toute évidence, ce n’est pas le cas. Alors quoi ? Est-ce simplement l’appréhension d’une expédition ? Le stress classique que le Labyrinthe fait ressentir aux blocards ? Les effets d’un Mythe et d’un endoctrinement effectué depuis le berceau ?
Ou est-ce encore plus sombre, plus subtil ? Plus insidieux.

“Je n’ai pas peur. Je n’ai pas peur du Labyrinthe.”

Elle répète, ferme, le ton tranchant. Elle clos le débat du revers de ses mots. Elle a compris. Abyss n’a pas peur du Labyrinthe. C’est pire que ça. Le Labyrinthe est son Paradis. Le craindre viendrait à renier profondément qui elle est, ce qui serait absurde. Abyss ne peut avoir peur du Labyrinthe car c’est dans celui-ci qu’elle trouve son salut. Non, ce dont Abyss a peur est bien plus terrible encore que les chemins du Dédale qui s’enfoncent et se confondent.

Abyss a peur d’aller dans le Labyrinthe avec Caïn et Eden.

Pas qu’ils se blessent ou se perdent, il ne leur arrivera rien, elle en est certaine. Non. Encore une fois, Abyss n’a pas peur du Labyrinthe. Elle a peur d’eux. De Caïn et de Eden. Peur de ce qu’ils pourraient voir dans ces allées. Peur du regard qu’ils poseront sur elle, quand ils verront ce qu’elle est. Quand ils verront qui elle est. Car Abyss n’est vraiment Abyss qu’entre les murs de pierres et de lierres qui composent leur prison.

Abyss a peur de révéler son vrai visage à ses amis.
Peur de leur faire peur.
Peur de ne plus être aimée.
Peur de les perdre sans qu’ils ne meurent.
Peur de les perdre de la pire des façons:  en étant elle-même.

“Ne dis pas n’importe quoi, Ashkat.” Ça l'agace. “Je ne compte pas les emmener de nuit, ce serait du suicide. Nous irons demain matin à la première heure et nous n’y resterons pas plus d’une heure. J’y veillerai. Il est hors de question de se confronter au moindre danger.”

Elle s’impatiente. Elle n’aime pas cette discussion, elle n’y trouve pas de sens. Ashkat parle de ce qu’il ne connaît pas, s’imagine trop de choses sans fondement, sans vérifications. Il parle de choses qui n’arriveront pas, qui n’ont pas lieu d’exister. Abyss n’aime pas ça. Elle et lui ne se comprennent pas. Et même si cela a toujours été le comme ça, Abyss flanche à y rester insensible.

“Personne ne mourra demain.”

Ni Eden, ni Caïn.
Ni son corps à elle. Son esprit peut-être, mais cela, les blocards comme Ashkat ne le verront pas.

“Dis-moi, Ashkat. Qu’est-ce que tu connais du Labyrinthe ? Tu n’as que cela à la bouche, ce soir. Moi ou le Labyrinthe. Je répète et j’insiste: qu'est-ce qui t'obsède tellement ? Moi, lui, ou le fait que j’y aille ? Toutes ces histoires ont vraiment l’air de te tenir à cœur. Dis-moi tout. Tu peux t’exprimer librement ici, tu sais. Je sais être une oreille attentive. Je ne te jugerai pas.” Sourire mauvais. Elle ne comprend pas la danse qu’il mène. Entre provocation et dissuasion. Cela ne fait pas sens. Pourquoi Ashkat s'épuise-t-il tellement pour sa personnalité si chiante ? “Ne me dis pas que tu parles pour rien…”

La provocation est gratuite mais nécessaire. Abyss renfloue sa frustration, l’estompe et la fait disparaître au travers de ses mots, de son regard suffisant.

"Ou alors, je sais. Laisse moi deviner. Tu aboies contre moi parce que tu ne peux faire que ça: japper. Ma personne te dérange alors tu viens me tourmenter. Tu sais, si tu me méprises autant il suffit de le dire sincèrement. Qu'est-ce qu'il y a, alors ? Qu'est-ce qui te gêne tant, dans mon existence ? C'est quoi, Ashkat ?  Je ne suis pas comme tu voudrais ? Je suis un point noir dans tes plans biens ordonnés ? Je ne me plies ni aux Abeilles ni à Wicked ? C'est ça ? Alors quoi ?"

Elle s'est approchée de lui. A avaler la distance qu'elle avait elle-même imposée.

"Dis-moi, au lieu d'invoquer Mia. Laisse là où elle est. Laisse là reposer en paix."

Abyss ira demain, ou un autres jours, déposer là où elle a disparu, un bouquet de Myosotis. Peut-être serait-ce là les prémices, pour elle, d'une mauvaise augure.

Il dit que ça ne l'intéresse pas. Que ça lui déplaît de la voir se débattre pour rien. Abyss ne sourcille même pas. Il faut se rendre à l'évidence: Ashkat et elle ne se comprennent pas. Elle plisse les yeux, sonde Ashkat contre son gré. Elle sent un feu dans son cœur, il est vorace. Il menace de lui jeter des braises et de tout consumer. Elle le sent prédateur, les crocs sont sorties et planent au-dessus de sa gorge. Mais Abyss sait: ils ne se planteront pas dans sa carotide, ce soir, car Ashkat est trop en colère pour être cruel.

"Hmm... Si tu ne supportes pas les erreurs bêtes, pourquoi tu pousses tout le monde à en commettre ?"

Elle perçoit sa haine et son dégout. Avant, elle s'en serait voulu de lui provoquer ça. Elle s'en était voulu, pour Tay. Mais aujourd'hui, Abyss n'en a plus rien à faire.

"Je sais que tu te crois meilleur que les autres, mais c'est un peu grossier d'annoncer haut et fort détester les bêtises, mais pousser les autres au vice pour ensuite les dénoncer. C'est un peu... facile ? Pour ne pas dire lâche."

Il peut la croire idiote si ça le rassure, il peut la mépriser si cela lui fait plaisir. Abyss ne fera pas la course à qui en sait plus que l'autre, à qui comprends mieux les choses. Cela ne sert à rien: ils sont comme chiens et chats.

"C'est comme ça que tu comptes gagner des étoiles ? Faire tes preuves chez les Abeilles ?" Elle hausse un sourcil. "Bon courage, alors. Mais arrête de terroriser les petits et les sans-étoiles, n'oublie pas d'où tu viens."

De tout en bas.
Son ton est devenu un peu plus grave. Elle a sentie son envie de l'humilier, de l'insulter, de lui cracher sa haine. Elle y répond par une menace à peine déguisée. Elle n'aime pas la manière dont il se comporte avec les plus faibles, les comportements qu'il se permet. Elle préfère qu'il la piétine et la souille plutôt qu'il ne terrorise ceux qu'il juge inférieur, en bonne martyre.

"Ne t'en fais pas pour Eden et Cain." Je les aimes plus que toi. Elle ne le dit pas. "Sur ce, bonne nuit."

Elle le dépasse pour se libérer définitivement de son emprise. Abyss n'a pas aimé l'altercation. C'était fort déplaisant. Elle s'avance pour partir, se fiche s'il croit qu'elle s'enfuit. Mais avant de disparaître dans l'ombre de la nuit, Abyss s'arrête un dernier instant.

"Ah, et, Ashkat ! Tu devrais apprendre à un peu mieux cacher tes pulsions. Ce n'est pas très discret."

Elle lui offre un dernier sourire.