amazed

Ses doigts sont fripés alors qu'Argo continue ses longueurs, encore et encore. C'est comme si elle voulait dépasser les cloisons de la piscine, comme si elle oubliait à chaque longueur que l'eau était enfermée entre quatre murs — et par extension, elle aussi.
Elle se pince le nez et s'immerge entièrement sous l'eau, reste quelque secondes en apnée comme ça. C'est comme si le monde s'arrêtait une seconde, le temps de ne pas se sentir asphyxier. Il y fait tout noir (parce qu'elle ferme les yeux) et elle n'entend plus rien (parce que l'eau transporte mal le son). Quand sa poitrine la brûle et qu'il faut qu'elle remonte respirer, elle se décide à y aller. Elle ne s'évadera pas de son bocal, cette fois-ci. Tout comme les fois d'avant et sans doute celles d'après.

« Salut, golden boy. » Elle reste comme ça, les bras tenants l'échelle mais la moitié du corps encore immergé sous l'eau. Elle lui sourit et c'est un vrai sincère, cette fois-ci. Il n'est pas surjoué ou sous-joué, justement. Il est timide, petit mais authentique. « Ouais, j'ai été conne. J'ai voulu prendre des tubes à essais. Ça c'est su et j'me suis fait épinglé. C'était vraiment idiot. » Elle se ravale de rejeter la faute sur Robin. C'était vrai, Robin n'avait rien volé, elle. Mais Argo ne regrette pas d'avoir pris ces tubes à essais (elle n'en aurait rien fait), elle se maudit simplement d'avoir été négligente et de s'être fait prendre.

« D'un étage, oui. Ça va, c'est pas comme s'ils allaient se briser le dos à porter mes treize cartons bien remplis ... Excuse moi, c'était maladroit. » Parce qu'Alfie avait eu une fois dans sa vie treize cartons bien remplis, lui. « On devrait fonder le duo des rétrogradés, toi et moi. Pas sûr qu'on ait assez d'adhérent pour en faire un club. » Elle sort de l'eau, essore un peu ses cheveux. « Tu me passes ma serviette ? »

« T'emmerdes pas, je pense que tu comprendrais pas. » Il n'y a qu'elle pour reproduire encore et encore et encore la même solution de dihydrogène et d'oxygène, avec une forte concentration de chlorure de sodium. Il n'y a qu'elle pour essayer de retrouver l'odeur si caractéristique et durable de l'air marin. Elle n'en a parlé à personne mais elle le sait ; elle est la seule à rêver de la mer.
Au Social Club, quand elle apparaît à l'écran, dans les films, tous sont sceptiques devant celle-ci. Mais Argo fait semblant d'éternuer ou de bailler pour ne pas montrer qu'elle pleure.

Elle attrape la serviette et la passe nonchalamment sur ses épaules, ses bras, ses jambes. Elle tresse grossièrement ses cheveux et de l'eau en coule suite à l'exercice de la pression du mouvement de tressage. Elle le regarde, un sourire en coin. « Quoi, y'en a tant que ça ? Moi qui pensais que tout le monde suivait le troupeau sans trop se poser de question. Et bien, peut-être que les bergers ne sont pas si puissants qu'on pourrait le penser. » Le sourire en coin devient complice. « Ne le prends pas mal, golden boy, mais tu n'as pas toujours su briller de considération avant. Quand le système a fini de te valoriser, tu n'as pas envie de tendre la joue. S'ils veulent me revaloriser, qu'ils le fassent. Mais je ne compte pas courir derrière leur approbation.
Ne le répète pas, par contre. Il faut savoir se faire discret, c'est tout. » Alfie ne l'était pas, ces derniers temps. Tous les regards s'étaient braqués sur lui et sa déchéance. Argo ne savait pas tout à fait quoi en faire.

Est-ce qu'il la suivrait, si elle l'emmenait voir la mer ?

Alfie a raison ; Argo le voit bien. Il est trop tôt pour se mettre à nu, pour qu'il voit ce qu'Argo n'arrive plus à oublier. C'est comme une évidence, qui n'est visible que pour des yeux malades. Elle ne peut plus détourner le regard sur sa vérité. Alflie, lui, écarquille encore à peine les yeux. « Je- t'as raison, c'est juste que j'enchaîne les engueulades par tout le monde et j'me sens comme un agneau qu'on envoie à droite et à gauche. Fais ci, dis ça, pense là ... » Elle espère qu'il ne tardera pas à la voir, cette évidence qu'Argo ne peut plus ignorer. Elle crève les yeux et c'en est douloureux pour elle, d'en être sensiblement la seule observatrice.

« Tu n'irai pas cafter. On ne se connaît peut-être plus vraiment, mais je sais pense savoir que tu ne diras rien. J'ai comme une intuition qui me le dit. » Elle le regarde sourire, et sourit à son tour. Le sol à leur pied glisse et Argo fait attention à ses pas, sur ses jambes il ne reste que le chlore visant à désinfecter l'eau. Argo aimerait désinfecter l'esprit d'Alfie mais elle ne ferait que l'intoxiquer de sa substance à elle ; sa vérité n'est pas moins corrosive que l'est le chlore sur leurs jambes.

« Ne t'inquiète pas pour moi, je sais me sauver. Je crois que tout n'est que timing, il faut savoir montrer patte blanche à la bonne personne au bon moment, tu vois ?
Mais je te retourne la question, Alfie. Tu ne comptes pas repartir à la conquête de la montagne ? Rejoindre les étoiles et 'regagner' tout ce qu'on t'a enlevé ? » Il y a un air de défiance dans les yeux d'Argo — son sourire est toujours là, mais ce n'est plus le même. Elle jauge quelque chose et c'est comme si elle lui disait de s'en méfier. Il y a une bonne réponse et une mauvaise, Alfie. Choisis.

« Mon intuition ? Seulement pour les grands dadais dans ton genre. Eux, je les flaire à la ronde. » Elle lui sourit — Alfie est un bon gars.
Sa désinvolture s'adresse par ses haussements d'épaules, Argo fait preuve d'une nonchalance maladive face aux questions d'Alfie. Elle ne saurait même pas quoi lui répondre ; elle ne s'est jamais vraiment posé les même questions. Pour elle, il a toujours été question de révoquer le fondement sur lequel repose les valeurs de toujours. Elle se demande pourquoi ces rangs ? Elle se demande pourquoi ces privilèges ? Elle se demande pourquoi sont-ils instaurés et tolérés ? « Il n'y a peut-être pas de mal ou de bien. Enfin, s'il existe, je ne le détiens pas. Ce n'est pas tant ce que tu peux devenir ou non, je crois. C'est ce que tu peux leur offrir.
Ta cécité sur la situation, ta dévotion sans faille ... Regarde Luke. Il n'a fondamentalement rien de plus que toi, si ? Il ne fait qu'obéir aux ordres et manifestement ça suffit. »

« Tu sais, je ne l'ai jamais dit à personne mais ... » Sa voix se brise net. Il y a un instant de silence où la fin de sa phrase se fait encore entendre en écho au sein de la piscine couverte. Elle détourne le regard et s'extasie sur les ondulations de l'eau. Elle bougeait encore, influencée par les mouvements des nageurs — l'eau ne retrouvera pas son calme avant un moment, et Argo non plus. « J'avais déjà le Paradis, avant. Je ne m'en souviens pas bien. Je ne sais même plus ce qui est vrai de ce que j'ai créé dans ma tête. Mais j'en suis sûre, j'y étais déjà. » Elle n'arrive même pas à dire à Alfie quand c'était. C'était une autre vie, avant qu'on l'enferme.

« Pourquoi je devrais le mériter encore, si j'y étais déjà ?
Leur Paradis, je le connais pas. Je veux le connaître, évidemment. Mais qu'est-ce qu'il se passe si ce n'est pas comme ce que j'avais en tête ? Je fais quoi, moi, alors, à ce moment-là ? »
On ne meurt pas deux fois : les portes du Paradis ne s'ouvrent pas deux fois.

Il y avait le sable et le soleil. Le vent était sec et l'eau n'était pas potable, vc'était salé, Argo l'avait appris par l'expérience. Même quand elle avait soif, elle devait sortir de l'eau pour en boire une qui venait de la bouteille. Le soleil était pesant, des fois, et puis la pluie qui tombait sur la mer était magnifique. Il pleuvait plus souvent là-bas qu'ici, d'ailleurs. Elle n'avait jamais réalisé tout ça, avant maintenant.
Il y avait quelqu'un, avec elle. Elle ne se souvient plus, tant pis.

« Ouais, je pensais bien que tu n'allais pas me croire » Sa voix est neutre, il n'y a ni déception ni violence dans ses mots. C'était une observation, presque chimique, qu'elle prononçait. Elle n'en parlait pas beaucoup : petite, les gens la croyaient folle ou menteuse. Elle se souvient d'une fois, elle avait piqué une grande crise de colère parce qu'on ne la croyait pas et les Parents étaient partis la voir à tour de rôle pour lui dire que c'était très moche, de mentir comme ça. Elle avait crié pendant trois bonnes minutes avant de partir en tapant du pied.
Tous pensent sans doute encore qu'elle voulait se rendre intéressante.

« N'y pense plus : tu vas juste te mettre dans la merde à cause de mes conneries, Alfie. » Elle pense pour elle-même, en essayant de ne rien trahir de ses pensées, il n'est pas prêt. Peut-être qu'il le sera un jour, et Argo espère ne pas avoir été éliminée avant tout ça. Elle est sèche, maintenant. Il n'y a plus de gouttes qui ruissellent sur ses jambes et le chlore n'est plus aussi odorant qu'il y a quelques minutes.

« Je me demande juste encore pourquoi attendre ? Pourquoi trente ans et pas vingt-cinq ? Ou douze ? C'est ça qui m'échappe.
Enfin, bref ... Putain ça fait longtemps que personne n'a lancé de partie de Panic! Ça commence à me manquer en vrai ... »

Alfie n'aurait pu le voir, mais il y a un sourire de satisfaction sur le visage d'Argo, quand il rattrape son poignet et qu'il trahit son raisonnement. Elle ne souligne pas son geste, prétend ne pas le sentir. Elle pense pour elle même, bingo, peut-être a-t-elle trouvé sa porte de sortie, du moins, une clé pour ouvrir une porte. « Je ne peux pas répondre à cette interrogation, Alfie. J'en crève d'envie pourtant, mais il n'y a que toi et ta tête pour décider de quoi croire.
T'es un bon gars, par contre, pour dire ça. » Il y a de la tendresse dans son regard et dans sa voix, c'est rare. Argo n'est pas tendre — elle n'a jamais plus l'être.

« Tiens, c'est intéressant, ce que tu dis. On est pas tous dignes d'y aller. Où vont les autres, alors ? Et qui leur a donné le Jugement pour estimer qui l'est de qui ne l'est pas ?
Moi je suis fière de moi en tout cas. » Argo hausse les épaules, elle ne le dira pas deux fois. Elle n'en a pas le droit et tous s'en assurent. Ces mots-là ne sont dits que dans l'intime, il en serait prohibé de les répéter. Argo a osé les dire une fois et c'était déjà trop — les paroles des grands, des puissants, de ceux qui décident n'est pas à remettre en question, il ne faut pas que ça se sache. Argo le sait mais malheureusement pour elle, elle le fait quand même.
Elle aime le feu, elle s'y brûle souvent. « Pas toi ? »

Elle glousse quand il lâche son poignet, maintenant qu'il conscientise sa prise sur elle. « Je vais danser. Il paraît que la danse est un rituel, peut-être que je transcenderai jusqu'au Paradis comme ça. » Elle continue de glousser bêtement et lui adresse un clin d'oeil. Il devrait l'avoir compris, désormais, qu'Argo s'en rigole du Paradis. Elle sera consumé au sein du sixième cercle de l'Enfer ; c'est là où elle appartient maintenant.

Elle se mord la lèvre, garde silence devant déclaration naïve. Argo ne se fait que ça ; du soucis, du mal, de l'angoisse. Elle n'est presque plus régie que par un instinct de survie, forcée à conditionner pensées et actions pour ne pas se révéler telle qu'elle se voit : furieuse et révoltée. Alfie n'alimente pas sa flamme du même butane : celui d'Argo est rance, terni, blessé. Celui d'Alfie est encore bien conditionné — c'est ce qu'elle pense, ce qu'elle ose imaginer.
Elle lui sourit pour ne pas l'asphyxier.

« Rien ne t'en empêche, tu sais. Nous répétons très souvent dans les jardins et sans me vanter, mes danses sont toujours très en- »

Argo se coupe devant l'entrée de Mielle au sein des bassins. Son esprit est régi par sa logique malade et froide : qu'a-t-elle entendu ? Depuis quand est-elle ici ? Que sait-elle ? Est-elle une menace ?
Argo la voit tomber et ne bouge pas. Alfie rompt le contact entre eux-deux et se jette à sa rescousse et les yeux d'Argo s'assombrissent. Elle a un mouvement de recul — elle cherche à fuir la scène, s'en extraire, disparaître, ne laisser qu'un souvenir fugace de ce moment : elle a perdu son influence sur Alfie, elle veut partir. Sans tourner dos à l'acte manqué, elle commence à faire marche arrière mais se stoppe quand elle croise les yeux d'Alfie. Merde.

« Bien sûr qu'elle va bien. » Argo prend quelques pas d'élan et s'élance à son tour dans le bassin chloré. Quand elle ressort de sous la surface, elle fixe avec une intensité dangereuse la nouvelle venue. « Bah, alors, quelle hasard ! Laisse moi deviner, c'est le Père Suprême qui t'a poussé ? » L'eau lui arrive aux épaules, Argo est debout dans le bassin.
Leurs corps rendus anguleux par les ondulations de l'eau, Argo semble inamovible.

Argo est sceptique — un torrent de pensées dans sa tête et aucune ne laisse le bénéfice du bon soupçon à Mielle. Elle ne laisse en rien transparaître sa nervosité et se contente de rester stoïque : on connaît Argo pour ses sarcasmes et ses duretés, il ne fallait pas s'y trahir.
« Aucun mal, manifestement. La peur passe, je me tracasserai pas pour ça. » Elle regarde Alfie et ses yeux s'écarquillent, comme pour lui signaler sa propre détresse.
Elle ne connaissait pas Mielle plus que ça et drame il n'y avait pas eu. Tu veux que je lui dise quoi ?

Elle se râcle la gorge et se passe les mains sur le visage, puis sur ses cheveux ; encore ce même geste mécanique et routinier au sortir de l'eau. Son dernier plongeon avait rendu sa routine obsolète, malheureusement. Elle se dirige vers les échelles de bain et commence à les gravir en première.
L'eau ruisselle sur son corps tandis que les muscles se raidissent, raideur dû à la contraction de ses muscles pour qu'elle puisse se soulever. « Tiens, puisque tu es là, j'ai une question à te poser Mielle. »

Il y a un sourire sadique caché sur le visage d'Argo. Elle leur tient dos tandis qu'elle termine de monter l'échelle et ne se retourne pas tout de suite, laissant la réverbération du son porter sa voix ; il serait bête de se dévoiler dans un cadre fermé, personne n'avait besoin de savoir ce qu'Argo allait tirer de leur échange. « Est-ce que t'es fière, Mielle ?
De toi, qui tu es, en général. Globalement, est-ce que tu tires de la satisfaction de la personne que tu es ?
Il n'y a pas de réponse idiote ... que des questions pièges. » Elle se retourne vivement et fait face aux deux autres, encore dans le bassin. De là où elle est, elle les domine de la hauteur du bassin. Elle se rapproche des serviettes laissées en plan et reprend sa routine : commence à s'essuyer les bras puis les jambes, le visage enfin et s'essore une énième fois les cheveux.

« Hm ? Tu peux nous le dire, il n'y a que nous, ici, de toute façon. »