amazed

surpris par l’altercation soudaine de Robin, Jude n’en laisse pour autant rien paraître. ses yeux se plissent dans un réflexe instinctif, et son visage se tord en une grimace éloquente, l’air de dire qu’est ce qu’elle me veut celle la ? il prend soin de parler d’une voix claire avant que le reste du groupe ne quitte entièrement la salle, s’assure que les retardataires l’entendent aussi. je rêve ou tu demandes à l’handicapé de faire le sale boulot ?

c’était gratuit, juste comme ça parce qu’il en avait envie. en vérité, il avait deviné que Robin avait usé d’un prétexte pour l’accaparer - gaspiller son temps, selon lui ! t’aurais pu trouver mieux comme excuse, n’empêche. et effectivement, il va s’asseoir, mais surtout pas sur les bons conseils de Robin. seulement pour remettre son orthèse. si on le lui demande, Jude dit que le club de méditation lui a été prescrit par le médecin, une histoire d’évacuer le mauvais stress - comme si souffler sur fond de kalimba allait lui rendre sa jambe ! pourtant, avec le temps, il doit avouer qu’il s’est un peu attaché à ce groupe, aussi farfelu et hétérogène soit-il. il aime bien tous les observer lors des séances, et lorsqu’il les recroise à l’extérieur, il ne peut s’empêcher de penser que la plupart des gens inscrits auraient tout de même peut-être besoin de bien plus qu’une séance de méditation - un exorcisme, peut-être ? en tout cas, Jude se garde d’en faire la remarque, après tout, il est ici pour se détendre.

avec Robin, c’est compliqué d’être apaisé d’après lui. peut-être est-ce dû à cette manière qu’elle a de l’intimider, à cette façon de parler qui le déstabilise ; il n’arrive pas bien à la cerner. pour Jude qui déborde d’émotions, ça le rend vite un peu honteux de sa propre présence à ses côtés. pourtant, jusque-là, aucune grosse dispute n'a éclaté entre eux, et il veille à ne pas déraper – il n'a pas envie de se faire virer du club non plus. si Jude riposte de manière crue, c’est simplement parce qu’il est ainsi, spontané et franc. il l’entend s’activer dans la pièce tandis qu’il resserre les lanières autour de sa jambe. elle lui parle, et il finit par avouer, presque à contrecoeur, baaah.. je sais pas trop. une fois sur deux, il trouve ardu de réellement se relaxer. on va dire que ça dépend des jours quoi. attends… hein ? t’as lu des trucs… pour ça ? il pointe son membre camisolé du doigt, l’air sincèrement surpris. mais pourquoi ? enfin.. non, c’est gentil en vrai. ils ont dit si ça pouvait me faire guérir ou pas ? il a parlé trop vite, comme un enfant, et regrette instantanément ses mots. il connaît déjà la réponse. laisse tomber. mais d’accord pour les exercices.

il finit par se relever, et comme s’il voulait prouver quelque chose, se décide à aider Robin à terminer de ranger la salle. par dessus la déception vient se nicher la méfiance. pourquoi une quasi inconnue se donnerait tant de mal pour l’aider ? là, l'angoisse vient ramper dans son estomac, insidieuse et persistante. il lui tend de petites balles en caoutchouc lorsqu’elle lui pose ses questions. Jude contemple un instant la possibilité de lui mentir : oui, désolé, j’ai une grosse journée qui m’attend ! allez, salut ! mais ce n’est pas ce qu’il répond. non, rien de prévu effectivement… et toi ? ce n’est pas tous les jours qu’on s’intéresse à lui de cette manière, et si Robin a fait cet effort, Jude ne peut s’empêcher de vouloir lui montrer sa reconnaissance.

il ne répond pas à sa première question, fait mine de ne pas l’avoir entendue. cela ne l’empêche pas d’y réfléchir. oui. oui, il serait resté quelle que soit la raison. une curiosité trop intense ou un cruel manque d’attention, il n’est pas vraiment sûr. ce qu’il sait, c’est que Robin n’avait pas besoin de déployer de grands efforts pour le retenir. à cette pensée, la honte le submerge. il lui accorde un regard par-dessus ses cils épais, juste assez longtemps pour jauger son interlocutrice. pas l’ombre d’un sourire ; il la sent toute gelée, complètement fermée. parfois, il regrette que sa capacité ne puisse s’appliquer qu’aux machines, car il aimerait comprendre les mécanismes des autres pour peut-être mieux leur parler, mieux appréhender leurs réactions - mieux les aider, si besoin.

lorsque Robin appuie sur l’irréversibilité de sa blessure, il a l’âme secouée et les poings serrés le long du corps. il le sait, mieux que quiconque d’ailleurs, mais accepter la réalité reste un défi titanesque. alors, en attendant, Jude se contente de subir, de plier sous le poids de cette vérité inéluctable. malgré tout, il prend sur lui, ravale sa colère, ce poison acide qui l’envahit lorsque tout semble l’étouffer. avec quelqu’un d’autre, il n’aurait pas hésité à mordre, mais pas ici, pas face à Robin, dont le regard semble sonder les recoins les plus sombres de son être. j’ai dit d’accord. sa voix résonne plus froide que ce qu’il ne l’aurait voulu. mince. il tente de se rattraper rapidement. merci encore, c’est gentil de vouloir m’aider Robin. il l’observe s’installer au sol et regrette d’avoir enfilé son orthèse trop vite. trop occupé à chercher une manière de s’asseoir à ses côtés de manière naturelle, il peine à l’écouter parler. peut-être que s’il plie un genou et laisse sa jambe fatiguée tendue glisser, elle ne remarquera pas la grimace que l’effort lui arrachera. oui, voilà, il n’a qu’à faire ça. il suffit seulement de ployer délicatement la jambe gauche…

et puis la voilà qui invoque ses vieux démons. Caïn. Jude se redresse sur le coup, comme si la mention de ce nom lui avait envoyé une décharge dans tout le corps. face à Robin, il est est un tableau d’émotions, son visage trop expressif ; la moue tirée vers le bas, les sourcils froncés et le rouge aux joues lorsque quelqu’un parvient à le toucher là où ça fait mal. en l’occurence, Robin vient de tirer la corde sensible. il essaie pourtant, de dissimuler l’impact de ces paroles, mais l’évocation de son ami le prend aux tripes. pourquoi ça t’intéresse ? on est amis depuis petits, y’a pas grand chose à comprendre. sa voix se veut détachée, mais l’ombre de l’émotion tremble au bord des mots. il sait maintenant. cette froideur, cette façon robotique d’aborder les autres, c’est bien Caïn que Robin lui évoque. il comprend désormais, d’où lui vient ce malaise à ses côtés.

je savais pas que t’étais du genre commère. la plaisanterie est amère. Jude est inquiet, ne comprend pas trop d’où viennent toutes ces questions soudainement. Caïn n’est pas du genre à chercher des ennuis auprès des autres. il réfléchit quelques secondes. tu connais ma capacité n’est-ce pas ? ah. voilà. il se redresse légèrement, croise les bras comme pour se protéger, sourit à Robin à ses pieds. ou c’est ton petit doigt qui te dit quelque chose, c’est ça ?

il arrive parfois de confondre les baies de belladone avec celles des myrtilles. on anticipe leur goût sucré avant même de les cueillir, et c’est là toute leur perfidie, car jusqu’à la dernière seconde, elles mentent avec une douceur trompeuse. lorsqu’on ose enfin y goûter, c’est bien la suavité du fruit qui se répand sur la langue, enjôleuse et fatale. dans l’estomac, une voix réclame des compagnes, et, aveuglé par l’illusion, on dépouille le buisson, on se tache le bout des doigts pour apaiser cette faim insatiable. ainsi, nous voilà repus, gavés jusqu’à l’extase de cette fausse abondance. mais bientôt, une soif ardente nous assaille, la bouche devient désert et la fièvre monte, brûlante, comme un présage. c’est la Mort qui, habile, frappe à la porte. elle nous a abusés, fait croire que la confiance ne signerait jamais notre perte. n’est-ce-pas ainsi que Caïn, jadis, a offert son secret ? dans un élan de naïveté ou de ruse, il a planté en Jude l’arbre empoisonné. d’une parole innocente, il a partagé sa culpabilité. ce n’était que des mots, des graines anodines, et Jude, sans en mesurer la portée, a choisi de les chérir, de les couver, des les protéger, et par là même, de protéger son ami. il n’aurait jamais deviné que son allégeance le mènerait là.

dans la salle de méditation, l’ambiance est cruellement ironique, imprégnée d’une tension délétère. Robin est là, assise à même le sol, tandis que Jude, debout, l’enveloppe de son ombre, ses yeux fixés sur elle avec une intensité silencieuse. pourtant, il le sait en secret, cette image est un mensonge : c’est elle qui le domine véritablement, et il lutte pour ne pas vaciller sous son regard. il ne connait l’étendue de ses pouvoirs ni la manière dont sa capacité fonctionne réellement, mais il se méfie malgré tout, tente de garder son calme et calcule minutieusement ses prises de parole. qu’est-ce que tu veux dire par “quelque chose cloche chez Caïn” ? il n’a pas eu la vie facile, tu sais. tu dois savoir ce que ça fait, de perdre quelqu’un dans le Labyrinthe, tu pourrais essayer de le comprendre. ses mots sont une tentative désespérée de détourner la conversation. il s’en veut pour sa naïveté ; il a cru en l’intérêt de Robin, pensant qu’elle voyait en lui plus qu’un pion. maintenant, la réalité le frappe comme un coup de fouet et son ton devient acéré, tranchant comme une lame. le problème avec le poison, c’est qu’il se répand souvent trop vite. en jouant le jardinier maudit, Jude s’est laissé envahir par le venin. alors voilà, pour ne pas succomber, il a parfois besoin de s’en débarrasser, de cracher le vice pour se sauver. c’est inspirant de te voir si sûre de toi Robin, vraiment ça me touche. mais tu te fatigues pour rien. je ne suis pas un psy, tu n’es pas ma grande soeur, on ne se doit rien tous les deux. va embêter Caïn si avoir l’impression de sauver les autres te donne la sensation d’exister. tu perdrais ton temps mais c’est pas comme si t’avais autre chose à foutre. elle l’a pris de court, sans prévention et le voilà qui mord à son tour, sans préavis comme toujours, car c’est tout ce qu’il sait faire dans ces moments là pour ne pas être lui-même dévoré.

ce n’est pas la première fois que Jude se trouve au seuil de révéler le secret de Caïn. jusqu’ici, il n’a jamais cédé, ne pense jamais le faire. pourtant, une part de lui, profondément enfouie, aspire à franchir ce cap, à se libérer du poids de ce secret. lorsque Robin évoque les étoiles, il détourne le regard, troublé. longtemps, il a tenu Caïn pour responsable de sa catabase, et il ne peut ignorer cette infime partie de lui qui discerne, dans les paroles de Robin, la justice dont il a longtemps rêvée : une étoile pour une étoile. et puis qu’est ce que tu entends par “correctement pris en charge” ? Jude baisse les bras, mais garde une main fermement agrippée à son coude, symbole d’une défense qu’il ne peut abandonner entièrement. ça fait un moment que plus rien n’est correct ici.

il voudrait la détester, la repousser, effacer cet échange de sa mémoire, mais l’esprit de Jude est déjà indélébilement marqué des paroles de Robin. dans ce qu’elle lui révèle, il discerne une vérité qu’il ne peut refouler, un réconfort inattendu, une promesse fragile d’évasion, peut-être même l’espoir de nuits plus sereines. ça le répugne.

il n’y a rien qui n’est pas mérité. Jude réalise avec horreur que leurs pensées s’alignent : il ne peut même pas la contredire. il pense à sa jambe, qu’il a toujours perçue comme la juste punition pour son silence. et pourtant, le voilà ici, avec l'impression de s’acquitter chaque jour du prix de la faute de son ami. à la mention de Swan, une légère panique l’envahit, terrifié à l’idée que les suppositions de Robin puissent se répandre. il a été un roc pour Caïn durant des années, mais à cet instant précis, il doute pour la première fois de sa propre résilience.

alors, il l’écoute sans broncher, le regard empreint de lassitude mais la peur au ventre. chaque mot qu’elle prononce s’immisce en lui comme une litanie sombre, une mélodie douloureuse gravée à jamais dans les coins reculés de son esprit. parfait. à demain. ses dernières paroles pour elle.