amazed

Tambour dans les veines, tambour sous la peau.
Rythme vibrant à la surface des tapis en rotin contre lesquels la paume s'irrite à force de s'y presser.
Assourdissant malgré les douces petites notes claires que Robin s'obstine à laisser jouer à chaque séance : pour vous "apaiser" qu'elle dit. Apaiser quoi, tu n'es pas sûr, mais tu sais que ça te dessert plus qu'autre chose, que ça n'avale pas les percussions contre tes tympans.

Tu savais très bien que c'était une mauvaise idée d'être là. Que ce n'était pas fait pour toi. Qu'apprendre à faire le vide et à se maîtriser, c'était un bon gros tas de conneries. Tu n'y arriverais pas comme ça, pas en restant immobile alors que ton âme vibre si fort qu'elle donne l'impression de vouloir que tu la vomisses pour sortir de ton corps.
C'était ta première séance aujourd'hui, et tu n'y avais survécu qu'au prix de deux pics de colère, dont Robin ne s'était pas cachée pour être déçue. Mais à quoi s'attendait-elle !
Il suffisait de te regarder pour savoir que ça ne marcherait pas.
La séance finie, tu as l'impression de vouloir te liquéfier, hurler et pleurer tout en même temps ; la fatigue t'en empêche à elle seule, une fatigue qui pénètre jusqu'à la moelle et qui ramollit tes jambes, te force à rester là, juste encore un peu, attendant que les autres partent.

Ça te laisse le temps de jeter un œil aux autres, justement. Tu n'avais pas vraiment fait attention à eux, jusqu'ici, trop occupé à te retenir d'insulter Kafka sur trois générations pour les insupportables bourdonnements à quelques mètres de toi.  Les visages des abeilles te fatiguent déjà. Là-bas, dans le fond - comme toujours, dans le fond, on dirait qu'il est né là-bas -, tu aperçois le visage placide de Caïn.
Ça t'étonne de le voir là, et pas tant que ça à la fois. Mais qu'a-t-il besoin de contrôler, lui ? Curieux et déjà assez désinhibé par l'épreuve que tu viens de passer, tu te surprends à te rapprocher de lui pour t'affaler sur le tapis à ses côtés.

"J'savais pas que t'étais dans ce club aussi. Courir, ça suffisait pas à te vider la tête, fallait que tu viennes te la faire démolir par ici ?" lances-tu, moins comme une provocation qu'un salut teinté de ton habituel mordant.
Tu ne le détestes pas, Caïn, même si tu n'es pas certain que vous soyiez amis. Vous co-existez, ce qui est déjà beaucoup pour les deux papillons guère sociables que vous êtes.
"Si jamais tu veux faire l'école buissonnière, franchement, dis-moi... Ça m'étonne d'avoir fait hurler personne aujourd'hui, tellement j'en avais envie. Heureusement que ça marche pas sur toi, hein ?"

Heureusement qu'il te supporte ; il le faut bien, parce qu'il te donne envie de le secouer parfois. Ou peut-être est-ce le contraire et il t'arrive d'envier ce flegme dont tu n'as jamais été capable, que tu sais t'être interdit. Ça te rassure presque, oui, les gens inébranlables comme ça, auxquels les bourrasques qui t'échappent malgré ça ne font rien. Ils te donnent un étrange sentiment de sécurité, un espace de lâcher-prise, que tu ne te permettrais pas autrement.

"Ok le corps, ok l'âme mais oublie pas le cerveau alors parce que je viens - littéralement - de te proposer de sécher avec moi. Ça devrait te donner un indice." réponds-tu avec un piquant qui, pour ceux qui s'en doutent, se révèle plus revêche que réellement agressif. Tu en donnes d'ailleurs la preuve en venant agiter une main devant ses yeux fermés.

"Qu'est-ce qu'elle a ton âme, en plus ? T'es genre, le type parfait. Après, on choisit pas, j'sais bien, hein. Mais j'pense quand même que si tu veux faire des preuves, il doit y avoir des moyens plus rapides que de souffler fort en silence pendant une heure tous les matins.  Accompagne-moi, tu verras bien."

Et pourtant — vous avez peut-être plus en commun que ce qu'ils pensent ; cette impression d'être à la traîne, dans l'ombre trop souvent, la foi qui vous colle à la peau pour de mauvaises raisons...
Deux jeunes gens ridiculement différents de prime abord — la grande perche sombre et amorphe - le petit pétard trop pâle — mais partageant sans le dire la même envie, l'Envie avec un grand E qu'il ne faut pas avouer trop fort pour ne pas se faire mal voir.
Parce que tu l'envies sûrement autant que lui t'envies, lui pour ton poste et toi pour son calme. Quand il se lève, tu n'attends pas qu'il vienne t'aider pour bondir sur tes deux pieds ; l'écart quand vous êtes debout donnerait envie de rire, si ce n'était pour le regard féroce que tu jettes aux curieux se risquant à vous dévisager.

"Viens alors. On va courir près de la rivière. C'est quand même plus drôle que de faire le salut au soleil avec les mouches de l'autre dans le nez, là." lances-tu, avec une nonchalance assurée. S'il ne te suit pas assez vite, malgré les longs bâtons qui lui servent de jambes, tu n'hésites pas à le tirer sans ménagement en avant, impatient de laisser ressortir toute l'énergie qu'on t'avait forcé de contenir toute la matinée. Déjà, tout le long du chemin, tu trouves plus que nécessaire de l'exprimer :
"Sérieux, je sais pas comment vous faites ça ! J'avais l'impression que... que... Que j'allais faire bouffer le sol à quelqu'un s'ils continuaient à respirer comme des vaches dans mes oreilles ! Je le fais bien parce que Robin a demandé, hein. Je pensais pas que tous ses petits copains seraient aussi chelous. Tu dois les connaître bien toi, non, s'ils font ce même cirque tous les matins ?"

Second, tu l'avais aussi été et tu le restais encore, sous plus d'un aspect. Mais ça ne t'avait pas traversé l'esprit qu'on puisse te refuser d'arpenter le Labyrinthe car il suffisait de te regarder pour s'en rendre compte : tu cours comme tu respires, Saki. Tes foulées, courtes et fluides, roulent dans un galop si huilé, si inné, qu'à te voir courir, on oublie ce à quoi tu ressembles arrêté.
Peut-être le sent-il. Ou peut-être Caïn ne se soucie-t-il guère de ce genre d'aura. Vous n'avez encore jamais vraiment couru côte à côte ; c'est comme si tu le rencontrais une nouvelle fois.

"Pas seulement pour Robin." Tu avoues alors entre tes lèvres, dans un murmure embarrassé, sentant dans la course partagée une aisance nouvelle. Il n'y a qu'ainsi que tu te serais confié à quelqu'un avec qui tu n'avais guère échangé plus que quelques mots au quotidien toutes ces années. "Je veux... Réussir. Me rapprocher du Père. Si j'y arrive, je pourrais aider Alfie, lui montrer comment faire..."

Les aveux étrangement tendres te tombent des lèvres comme un objet de la poche ; presque par mégarde. Tu sembles te rendre compte de l'erreur, à en juger par le rouge qui grimpe sur tes joues pâles, et dont tu accuseras l'effort si Caïn le relève.

"Bref. Robin est notre grande Soeur. Elle a plus d'expérience, plus d'étoiles... C'est logique de l'écouter si on veut progresser, c'est tout. Ça veut pas dire que je pense que c'était une bonne idée, pas comme toi."

L'attention que Caïn t'accorde devrait t'étonner ; vous ne vous connaissez pas si bien, après tout. Vous êtes l'un pour l'autre des ombres de passage, une odeur familière à laquelle vous n'avez jamais vraiment prêté attention. Était-ce un bien ou un mal, vous ne le saurez guère mais le fait est que vous semblez vous écouter, maintenant, à défaut d'encore vous voir.
Tes yeux se détournent des arbres qui bordent la rivière pour s'accrocher à son profil que tu n'as jamais vraiment pris le temps d'étudier.

"J'sais pas si c'est de l'altruisme, vraiment. C'est mon ami... Bon, ok, je l'aime beaucoup mais ça c'est mon problème - y'a pas que la colère que je ressens trop, j'crois. J'aime juste bien les gens." Tu marmonnes, sans vraiment ordonner tes propos. Est-ce vraiment de l'altruisme si tu veux n'aider que les gens qui comptent pour toi, si tu ne te soucies pas des autres ? Est-ce vraiment de la générosité ou l'envie de ne pas finir seul ? "La foi, c'est compliqué. Mais je l'ai, je pense, pour le Père et aucun autre. Si Robin peut m'aider à me rapprocher de lui, j'perds rien à essayer. Et toi ? T'as la tête de quelqu'un qui sait ce qu'il veut."

Et si ce qu'il veut, c'est le pardon, comme tu ne veux que l'amour d'un Père, alors peut-on vous reprocher de tout faire pour l'obtenir ? Tu ne veux pas être seul au Paradis ; peut-être que Caïn, derrière ses airs de solitaire, pourrait le comprendre.
Déjà, te voilà qui ralentit, tes foulées plus languides quand vous approchez d'une courbe au bord de l'eau. Elle y est assez claire pour y boire, le temps de reprendre son souffle.

"Ouais, j'étais au club de boxe. Ça détend mieux que le salut au soleil, si tu veux mon avis. Tu veux je t'apprenne ? C'est beaucoup du bluff, t'sais, et en fronçant les sourcils, j'suis sûr tu peux avoir un air assez menaçant pour gagner sur un malentendu."

Le Père vous a faits de telle sorte que si tu ressens trop, Caïn ne semble rien ressentir ; en apparence, seulement, mais l'apparence suffit à te rassurer. Autour de lui, tu n'as pas à craindre de déborder ; cela ne l'atteindra pas, non ? Rien ne l'atteindra, ou c'est ce dont tu te persuades lorsque tu relâches petit à petit les liens sans cesse tendus de tes muscles. Voilà ce qu'il te fallait, pas le stupide cours de respiration de Robin, juste poser tes pieds nus sur les galets au fond de la rivière, sentir le froid remonter comme un éclair le long de tes mollets. Tu n'imagines pas Caïn, rigide et nonchalant qu'il est, songer à te rejoindre, mais tu lui fais tout de même signe ; la proposition est là, l'air de rien. Sans te représenter ce qui peut bien lui occuper l'esprit, à voir votre reflet ainsi, tu tends la main, un peu trop confiant.

"S'tu veux, j'te montre maintenant. Comme ça, tu décides tout de suite si c'est mieux ou pas que le yoga..." lui lances-tu, un petit sourire narquois aux lèvres.

Tu ne sens pas la peur qui le foudroie mais le soulagement qui la suit semble résonner dans l'air comme un petit carillon, faisant écho à ton propre entrain ; désespérément communicatif, ton pouvoir répand cette tranquilité trop rare que tes amis aimeraient que tu leur insuffles au quotidien. Mais tu la maîtrises trop peu et quand tu en fais don, c'est qu'elle t'échappe, dans ces petits moments de paix où tes traits se dérident. C'est une porte d'entrée dangereuse cependant car tu n'en vois pas le cadre ; tu n'as pas même conscience de laisser tes émotions te déborder du corps pour aller mordre celui de l'autre. Tu penses juste à l'eau vive contre ta peau et ce garçon étrange que tu aimes à observer.

"Alors ? Tu bouges ou tu vas te débiner ?"