amazed

Son reflet traverse le miroir dans l’entrée. Abyss s’observe quelques secondes. Elle a d’énormes cernes sous les yeux, le regard livide, le teint pâle. Elle jette un coup d'œil à son cou, ses clavicules. Eden avait raison: elle a maigri. Elle détourne le regard, ne supportant pas la vision de son reflet plus longtemps.
Fuir, oublier.
Faire comme si tout allait bien.
Avancer, faire confiance.

C’est ce qu’ils lui disent tous. Ai confiance, Abyss. Ça va aller, Abyss. Parle-en aux parents, Abyss. On est là pour toi, Abyss.
((Mensonges.))

Elle vacille mais se reprend. Pour faire redescendre l’anxiété qui pointe le bout de son nez, elle se concentre sur sa respiration et sur la tâche qu’elle est venue faire: son linge. Elle vient récupérer les affaires séchées, lavées, parfumées, bien pliées; qu’elle rangera à son tour dans ses étagères avec une géométrie parfaite.

Abyss pousse les portes de la buanderie. Cherche des yeux sa pile de linge secs. Ce n’est pas ce qu’elle trouve en premier, car sur le banc, entre deux machines à laver, il y a quelqu’un d’allongé.
Judas.
Judas qui dort à poing fermé.

Elle soupire doucement, pour ne pas le réveiller. Alors c’est ça son secret ? Il dort au lieu de travailler. Elle a envie de le réveiller pour le réprimander mais ce qui vient en premier, ce n’est pas les reproches mais bien de l’amertume: Abyss est jalouse. Envieuse qu’il dorme, somnole, là, tranquillement, alors qu’elle enchaîne les insomnies depuis des semaines. Envieuse de son insouciance, des œillères devant ses yeux, alors qu’elle voit tous les défauts et les failles du monde. Envieuse qu’il ait quelque chose en quoi croire, s'accrocher, et pas elle.

Elle ravale la vague.
Mais le regard s’assombrit.
Elle s’approche de lui, silencieuse. Vient s’accroupir juste à côté, son visage à quelques centimètres du sien.
Et l’observe.

Elle hésite. Doit-elle réveiller Judas ou le laisser profiter de sa sieste dans le frais du linge propre ? Elle a tendance à se mêler de rien, Abyss. A se contenter d’observer ce que les autres blocards font sans jamais intervenir. Mais Judas n’est pas n’importe quel blocard, n’importe quel frère ou quelle sœur. Judas est de ceux qu’elle peut qualifier d’ami, ceux qui se comptent sur les doigts des mains. Si un surveillant passe et le surprends à flâner, Abyss serait tout de même un peu embêtée.

Elle soupire, puis le secoue doucement au niveau de l’épaule.
Le réveil est brutal. Abyss plisse les yeux. Elle ne l’a pas secoué fort, pourtant.

“Hey, attention.” Elle lui sourit doucement. “Salut, Judas. Alors, c’est comme ça que tu surveilles notre linge ?”

Le ton est un peu moralisateur, mais surtout amusé. Ça lui ressemble bien de dormir pendant son service. Alors qu’il lui fait de la place sur le banc de bois, Abyss se relève pour venir s’installer à côté de lui. Elle l’observe du coin des yeux, sonde ses émotions. Il y a la détresse fugace d’un réveil brutal, la concentration revenue, et puis… l’acidité de l’inquiétude.
Elle a si mauvaise mine que ça ?

“Et toi ? Pas trop mal au crâne ?”

Abyss lui sourit, tente de détourner la conversation, profite de la vulnérabilité du réveil pour feindre l’ignorance, éviter le sujet. Elle vient poser sa tête contre son épaule. Elle sent qu’il hésite à l’étreindre. Elle n’a pas envie d’être enlacée mais n’est pas contre un peu de contact physique.

“Qu’est-ce que tu deviens en ce moment ?”

Cela fait un petit moment qu’ils ne sont pas vraiment vus. Abyss se demande s’il s’entête toujours dans les causes perdues, s’épuise à vouloir sauver le monde entier, continue de s’oublier.

Elle a un rejet quand il prononce le nom du Père. Elle tique, les sourcils se froncent une fraction de seconde avant que l’expression de son visage redevienne neutre, conciliante, patiente. Judas, encore peu réveillé, n’a pas dû le voir. Abyss se demande si elle est dérangée par sa foi absurde ou parce qu’elle se sent comparée au Père Suprême.
Elle se contente de secouer la tête.

“Je ne te dénoncerai pas pour une sieste, Judas.” Ni pour quoique ce soit d’autre. Elle arbore ce système où l’on descend les autres pour s’élever soi-même. Quelle stupidité. “Non, jamais.”

Elle le croit. Ca doit être agréable de dormir ici, entre les draps de coton, l’odeur de la lessive, le ronronnement des machines. Mais Abyss n’a pas le temps de dormir alors elle imagine un mensonge inoffensif.

“C’est gentil, j'essaierai à l’occasion, mais je me dois de décliner pour aujourd’hui. J’ai des choses à faire.” Mais que fait-elle vraiment en ce moment, à part tourner en rond ? “Et toi, tu as des machines qui se finissent bientôt. Il faut que tu retournes au travail. Tu veux que je t’aide à étendre et plier le linge ?”

Ça au moins, elle peut le faire. Elle se relève du banc, rompt le contact pour passer ses doigts entre les chemises accrochées à la corde avec quelques pinces à linge. C’est doux au contact.

“Judas…” Elle marque une pause, réfléchit alors qu’il est dans son dos. “Tu continues de t’oublier au détriment des autres, n’est-ce pas ?”

Elle fait volte-face pour planter ses yeux dans les siens. Inquisitrice. Transperçante. Si lui a la capacité de l'anesthésier; elle a la capacité de sonder son âme.
Judas est de plus en plus vide.
Fantomatique.
De plus en plus comme elle.
Et ça ne lui va pas.

Abyss laisse échapper un rire devant sa flemmardise. Elle s’efforce à vivre un peu plus fort car la fatigue et la paresse de Judas tendent à dépeindre en elle. Elle se sent anesthésiée. C’est léger, mais suffisamment pour que son pouvoir le capte et se l’approprie. Et cela, elle souhaite l’éviter.

“Plein de choses, je t’assure !”

Et pourtant, sa vie n’a jamais été aussi vide. Mais puisqu’il faut répondre, Abyss puise dans ses souvenirs, dans ses passions, dans ce qui la faisait vibrer avant.

“Aujourd’hui, je n’irai pas courir.” Dans le Labyrinthe. “Mais on a de nouvelles pistes à explorer. Je vais lire le rapport de mes coureurs et tenter de comprendre le nouveau pattern de Juillet.” En juin, les sections au sud étaient agencées en saut de 3, modulo 5. 1, 4, 7, 5, 8. Elles y décrivaient un arc de cercle plutôt cohérent. “Cet après-midi, j’irai au club de débat, sans doute.”

La définition même d’une journée bien remplie.
Pourtant Abyss se sent si vide.

“Je voulais juste récupérer mon linge avant d’aller déjeuner. Tu sais s’il est prêt ?”

S’il y a son panier avec son nom brodé.
Elle n’insiste pas quand il décline son offre. Elle comprend que Judas n’a pas très envie de travailler et qu’elle n’arrivera pas à le convaincre. Il n’y a pas que cela, ce n’est pas qu’une absence d'ennui. Elle perçoit qu’il préfère être seul pour ça. Abyss ne veut pas susciter d’angoisse alors elle ne dit rien.

Mais Judas déglutit et Abyss n’est plus si sûre de vouloir empêcher le malaise. Qu’est-ce qui est le plus important ? La vérité ou le fait de ne pas blesser les autres ? C’est là toute la question qu’elle tente de trancher depuis trois semaines.

“Tu sais très bien pourquoi je dis ça Judas…”

Elle lui offre un regard de compassion, un peu triste, un peu las. Les émotions de Judas ont fini par la gagner: Abyss n’a plus la force de faire semblant.

“Tu es toujours si gentil et si doux, tourné vers les autres. Je parle autant de ta personnalité que de ta capacité. Tu la maîtrise bien, pourtant, non ? Rien ne te force, toi.” Contrairement à elle qui la subit sans cesse. “Tu as le droit de ressentir des émotions Judas. Tu as le droit d’exister et de te faire passer en premier. Qu’est-ce que tu penses réaliser avec tout ça…?”

Elle a parlé d’une voix calme, d’une voix douce. Pourtant le ton d’Abyss est teinté de tristesse, d’impatience, mélangée à une lassitude de plus en plus forte. Comme si elle avait envie d’abandonner tout.
Les faux-semblants.
La douceur.
La patience.
Les responsabilités.
Judas.
Elle-même.

Il y a un battement d’aile. Un silence pensant tandis que l’un et l’autre s’observe. Et puis, comme dans un élan de vie, un soubresaut fortuit, les machines de leur cœur se remettent en marche tandis que celle de la buanderie à fini sa course folle.

Abyss encaisse les mots que Judas lui jette. Il n’y a pas de différence entre ceux-ci ou ceux d’un autre. Seuls ceux de Tay étaient différents: il y avait de la colère. Non, ici, Judas débite et Abyss accueille. Elle commence à avoir l’habitude de provoquer cela chez les autres.Comme un dérèglement malsain, un bug dans la matrice. Abyss est un miroir alors elle fait ressortir le pire. Elle fait ressortir la propre ombre de ceux qui osent la regarder dans les yeux. Et ce n’est pas beau. Jamais.

“D’accord.”

D’accord Judas, très bien. Puisque c’est ainsi, puisque tu ne veux pas vivre. D’accord, je l’accepte. Je ne peux pas faire autrement car après tout, je suis comme toi.
Mais je voulais vérifier. Je voulais voir si tu étais condamné.
S’il y avait quelque chose à sauver.

“Si tu sais que tu n’iras pas au Paradis et que tu deviendras un parent, pourquoi continue-tu de croire ? Je croyais que tu les abhorrerais, les parents.”

Ses yeux sombres le mettent face à ses propres contradictions. C’est un jeu cruel mais Abyss à le désir de comprendre. Il n’y a qu’une fois qu’elle aura compris qu’elle lâchera ses crocs.

“Tu ne me déçois pas, Judas. Je suis juste inquiète pour toi…”

Abyss n’est pas déçue. Ou peut-être que si. En fait, elle a peur.
Peur de voir Judas sombrer à son tour. Comme elle. Peur qu’il ne soit trop tard.
Peur qu’il n’y ait plus rien à sauver.
Mais ce qui terrifie vraiment Abyss, c’est de s’entendre parler comme un parent.

“Merci pour le linge.”

Le ton est faible. Abyss a presque honte. Judas ne demande rien, Judas agit pour les autres, Judas l’aime. Et elle ? Elle le tourmente. Elle voudrait l’aider mais à la place, elle le méprise car elle ne sait pas comment faire ?

“Judas… Tu l’aimes, le Père, n’est-ce pas ?” C’est une question rhétorique. “Est-ce que tu as la force de te battre pour lui, si ce n’est pas pour t…”

Abyss ne finit par sa phrase. Elle se fige dans le silence. Elle réalise violemment. Les mots d’Eden et de Caïn remplissent son esprit. Les inquiétudes de Mielle, les soupirs de Jim. Tout se mélange et Abyss réalise avec effroi qu’elle est en train de faire à Judas l’exacte même morale que ce qu’on lui impose depuis des semaines.

Celle de tenir le coup.
Pour eux.
Celle de s’oublier.
Pour les autres.

Mais c’est idiot ! C’est stupide ! Car dans tous les cas, elle demande à Judas de s’abandonner pour elle, pour sa satisfaction, pour son propre plaisir. Pour qu’il soit celui qu’elle veut être. Exactement comme tous les autres avec elle. Exactement comme Wicked.

“Laisse-tomber.”

Abyss a honte. C’est officiel. Abyss a honte de reproduire la même chose que ses propres bourreaux.

“Tu ne me déçois pas Judas, tu fais ce que tu peux avec ce que tu as en toi. Si tu préfères te laisser fondre au profit des autres, parce que c’est plus facile pour toi, parce que tu n’as pas la force… Alors soit. Je ne peux pas te juger pour cela.”

La mine s’est assombrie. Doucement, délicatement. Car si Abyss lui avoue tout cela, c’est qu’elle a conscience que le fil s’amincit. Que cela annonce la Fin.

“Je te dirai seulement deux choses. Tu en feras ce que tu veux.” Elle inspire. “Crois-tu vraiment que le Père aime que tu te laisses oublier au profit des autres blocards ? Regarde ton nombre d'étoiles, regarde-toi, regarde-moi, puis regarde les Premium. Ce n’est pas l'effacement que l’on prône dans l’enclave. C’est l’individualité. Si tu veux aller au Paradis, si tu veux que le Père t’aime encore plus, ce n’est pas en s'effaçant mais en existant.”

Et ce n’est pas grave si tu n’y arrives pas, Judas. Regarde-moi: je suis comme toi. Pire encore, je vais bientôt dégringoler vers les profondeurs et les limbes. Je te demande juste de ne pas chuter comme moi. D’attendre encore un peu plus. 1570 jours suffiront.

“Enfin… Moi, je ne crois pas au Paradis. Toi tu y crois en sachant que tu n’y seras pas alors ça revient au même. Si j'atteins l’âge des trente ans, je refuse de devenir un parent. Je ne veux pas que tu en deviennes un non plus. Tu mérites mieux que ça. Tu ne mérites pas une vie à oublier au profit des autres. Penses-y, dans mille cinq-cents soixante-dix jours. Pense à moi, à ce moment-là.”

C’est tout ce qu’elle te demande, Judas.
Ne finit pas comme eux.
Comme Jim.
Ne finit pas malheureux.
Il vaut mieux mourir !