amazed

il fait beau. ce n'est pas inhabituel, alors ça n'a rien de spécial. tout de même, c'est une belle journée. askhat a vingt-deux ans. jim le rejoint, là où la nature est la plus harmonieuse - pas la plus convaincante. il apprécie la verdure sempiternelle, précisément parce qu'elle est répétitive et lassante. il apprécie le ciel uniformément bleu, indifférent à ce qui l'entoure, du même bleu qu'hier et du même bleu que demain.

bonjour askhat. à n'importe quel autre enfant, jim aurait ouvert ses bras sans un doute, ravi d'exprimer l'amour et de le réclamer d'un seul et même geste. en présence d'askhat, il s'est accoutumé à feindre une certaine pudeur qu'il maintient en équilibre entre tendresse et embarras.  jim est attentif aux agneaux légèrement farouches, ceux qui évitent les regards et se dérobent à l'affection, toujours à demi-mot : s'il saigne à chaque fois du rejet, il se surprend à les aimer davantage. ainsi, il se contente de le saluer, tête inclinée, d'une tape attentive sur l'épaule. joyeux anniversaire.

jim dévisage askhat. il reconnaît chez lui cette même posture qu'il adoptait face aux parents, ce même regard appuyé, volatile, et ces mimiques, ces mouvements vains qui s'imposent à soi et qu'il remarque justement car il les observe chez l'autre. cela lui inspire une tendresse douce-amère, envahissante.
la question le fait ployer. ses épaules s'affaissent un peu.
il ne dit pas : je te ressemblais.

vingt-deux ans, c'est loin derrière, derrière les années, c'est quasiment la moitié de son temps passé dans l'enclave. ça précède le savoir et avec celui-ci, le devoir de celui qui sait ; ce sont les bribes d'un vieux film qui prend la poussière dans un tiroir fermé pour toujours ; des bribes seulement, quelques images familières mais lointaines, intangibles, sans fulgurance. jim n'avait qu'une étoile, pas deux. il n'avait pas fêté son anniversaire : il ne le fêtait jamais, ou plutôt on ne lui fêtait pas. ils étaient bien. j'étais heureux. heureux de me rapprocher du paradis. il ne faut pas le dire, pour que ne vienne pas la prochaine question. il renonce à mentir. en fait, je me souviens mal. mais je l'étais, c'est sûr. tout le monde l'est.

askhat pose trop de questions. cette curiosité, sans qu'il soit sûr de la savoir feinte, ne manque pas d'écorcher jim. et jim baisse la tête obstinément en réponse, se mure progressivement dans une complaisance distante. il étudie le sol sous ses pieds, visiblement indifférent à l'agitation d'askhat qu'il remarque mais choisit précautionneusement de ne pas relever.
c'est pas ce que je voulais dire, non sans une certaine indulgence, l'air de rappeler patiemment à l'ordre : voyons, tu sais bien que ce n'est pas ce que je voulais dire. et jim se réjouit quelque part, parce qu'askhat lui donne l'opportunité d'être magnanime. ça, c'est toi qui le dis, pas moi... t'es pas heureux ? dans ses poches, ses mains font des noeuds a partir de rien. il se demande ce qui fait défaut, ici, pour que tant de blocards vivent insatisfaits. il se demande si le jim de vingt-deux ans pensait à ces choses-là. il veut croire que non.

je travaillais à la ferme. j'étais berger. cette vérité plate et sans implications parvient à lui inspirer un léger malaise. lui aussi se mordait les ongles à vingt-deux ans. et surtout il aimait s'occuper des animaux. rien n'a changé ou presque.
si tu veux. l'important c'est que tu soies heureux.  

jim se balance d'un pied sur l'autre. il se rend à peine compte qu'il le fait, pas plus qu'il ne remarque son oeil droit s'ouvrir et se fermer plus rapidement que le gauche. il dit : j'ai un cadeau pour toi, bien qu'askhat le sache déjà. l'annonce lui apparait nécessaire, plus naturelle dans sa prudence qu'une offrande spontanée et sans ponctuation. de sa poche il sort un petit sachet en tissu. t'es pas obligé de le porter. à l'intérieur, un anneau simple, argenté. ou tu peux le porter autour du cou. avec une chaîne. ou pas du tout. comme tu veux. l'idée lui est venue d'un film. le père faisait faire le bijou spécialement pour son fils. jim ne serait pas capable d'en retrouver le titre ou de dire comment le père connaissait le tour de pouce de son fils. il se fait violence pour ne pas se justifier davantage : le regard posé sur askhat en angle oblique, il attend.

c'est une belle journée. les animaux baissent la tête vers la pelouse, satisfaits du paysage prévisible dans lequel ils ont grandi, indifférents au reste du monde. s'il garde peu de vestiges de ses jours à la ferme, jim se souvient de la tendresse qu'il portait aux agneaux, celle-là même qu'il continue de traîner obstinément sur son dos courbé. de ces années, il garde son amour, que le temps s'est chargé de rendre tiède, facile, écoeurant.
oui, on faisait pareil. encore, jim doit lutter pour ne pas imposer leur ressemblance. il craint qu'askhat se montre farouche à cette vérité et qu'il se renferme. jim voit bien qu'il ne lui accorde ses regards qu'avec hésitation alors il éprouve lui-même une nervosité dont il n'identifie pas clairement la source. les bras le long du corps, les poings fermés, puis ouverts, puis fermés, il reste à l'affut.

jim est soulagé de se débarrasser du cadeau. il a fait tourner la boite dans sa poche pendant un moment avant de trouver askhat. en le voyant s'emparer de l'anneau, il se dit qu'il préfèrerait tout de même le voir porté. il n'ose pas le dire, mais il sourit. je suis content s'il te plait... sa joie reste en suspension. il essaie de réfréner l'affection qui le serre à la poitrine. il n'a pas l'habitude de cultiver une telle conscience de sa tendresse qu'il accorde le plus souvent sans embarras, sans peur qu'on le fuie.

l'idée de recevoir un présent fait à l'identique - en reflet - du sien le comble d'une sensation déroutante de plénitude. il réalise qu'il ne sait pas comment réagir.
j'ai pas besoin de cadeau, par réflexe il s'y dérobe d'abord, comme on se justifie. jim n'ose pas tenter d'imaginer leurs deux pouces ornés du même bijou, pas plus qu'il n'ose se comparer aux personnages de film dont il s'inspire. mais j'aimerais beaucoup. il se croit faux un instant, précisément parce qu'il n'a pas à mentir. ses yeux se posent sur le chemin qui s'étend sous leurs pieds, là où le soleil projette ses dessins au-travers des feuillages.
je le porterais, en tout cas...
comme askhat, jim ne sait pas réclamer.

jim secoue doucement la tête et cela prend l'allure charitable d'une réprimande sans méchanceté. il ne s'en veut pas pour ce geste qu'il juge déjà trop sévère car il s'imagine qu'il lui accorde une fermeté rassurante, paternelle. il allait répondre à l'accusation, probablement, par une de ces phrases creuses qui veut tout et rien dire - l'anneau au doigt d'askhat l'en dissuade. c'est un doute qui s'échappe soudainement de sa poitrine et le laisse allégé. c'est une image qui le remplit de tendresse et cette tendresse est reçue de plein fouet, tant inattendue qu'évidente. ses sourcils se lèvent d'eux-mêmes, son visage s'éclaircit. un court instant, jim rayonne presque. ça te va bien.

jim ose quelques pas en direction d'askhat. on dirait qu'il ploie moins, que ses épaules sont plus droites, par conséquent plus entières. il pose une main sur le bras du blocard, brièvement. on y reconnaît l'affection maladroite qu'il s'efforce toujours de cultiver soigneusement. je passerai, puis il ajoute : promis, conscient au fond qu'askhat n'en demandait pas tant. il ne le regarde dans les yeux qu'une demi-seconde, persuadé que cette précaution rendra ses mots moins lourds.

et pour ne pas trop donner d'un coup et surtout ne pas trop réclamer, il s'éloigne presque aussitôt. je dois y aller, j'ai des choses à faire. techniquement, ce n'est pas un mensonge. avant de tourner le dos à askhat, jim risque un dernier coup d'œil vers son cadeau. sur l'argent, le reflet du soleil dessine un arc-de-cercle parfait. il est heureux. joyeux anniversaire, encore. à plus tard.