amazed

Abyss s’étire. Elle échauffe d’abord ses bras. Une, deux, trois. Et puis vient les jambes qu’elle replie depuis son dos. Elle fait attention à ses articulations, les genoux et les chevilles, elle les fait tourner dans le vide. Quelques saut sur place avant de prendre une profonde inspiration, expiration, inspiration…
Focus.
Le cœur se met à battre en rythme. Abyss est prête. Prête à courir. Elle se plonge dans une concentration intense. C’est toujours le même état. Que ce soit pour réfléchir, comprendre, ou courir.

"On fait la course ? La première à faire le tour du stade a gagné.”

Abyss observe Fang, lui sourit. Elle se concentre sur ses émotions. Fang est une coureuse d’élite et une bonne compagne d’entraînement. Ses émotions rebondissent sur Abyss et intensifie sa propre concentration. C’est pour ça qu’elle apprécie Fang: les émotions sont précises, aiguisées, utiles. Ca la tire vers le haut.

"Tu n’as le droit à ton pouvoir, bien sûr. Je n’aurai aucune chance.”

Abyss rit mais en vérité, même sans son pouvoir, elle n’a aucune chance. Des deux blocardes, c’est Fang qui s’impose et s’imposera toujours. A la course, Abyss se fait toujours croquer.

Mais ce n’est pas grave. Ca la galvanise, ça la force à progresser, à se démener.
C’est bien ceux qu’ils veulent, non ?
Ceux qu’elle appelle “parents”.

La brise glisse sur sa peau. Abyss n'a pas froid, son corps est déjà chaud. Il est tôt, elles n'ont pas encore petit déjeuné. Elles ont gardé l'habitude du sport en début de matinée. Après, elles iront probablement au Labyrinthe ensemble, repartant pour une nouvelle journée.

Sourire tranquille. Abyss sent la curiosité parcourir Fang, le scepticisme aussi. Rien d'inhabituel alors Alyss reste impassible. Les émotions arrivent, ricochent, repartent naturellement. Elle a l’habitude.

“Evidemment.” Même sans son pouvoir, Fang reste la meilleure coureuse de toute l’enclave. Abyss n’est pas bête, elle le sait. “Je n’en attends pas moins de ma meilleure coureuse !”

Le “ma” est prononcé par habitude. Abyss, ingénieure du Labyrinthe, considère à tort ou à raison qu’elle et les coureurs forment une équipe dont elle serait le cerveau. Qu’ils forment une flèche, tous ensemble, qu’ils foncent entre les dédales et qu’Abyss en est la pointe. Mais si Abyss est possessive, c’est parce qu’elle est fière.
Fière de ses coureurs.
Fière de Fang.

“Laisse-moi juste l’illusion de croire que je vais pouvoir te rattraper. Avec ta célérité, il est trivial que je ne te dépasserai jamais. Mais sans, il y a peut-être une once de probabilité, on ne sait jamais.”

Clin d'œil. Abyss dépose sa veste sur le banc, se met dans les start in bloc. Elle souffle encore, cale sa respiration sur les battements de son cœur. Fang donne le compte à rebours.
3…2…1.
Partez !

Alors Abyss s’élance. Si elle et Fang sont côté à côte dans les premiers mètres, elle finit petit à petit par la dépasser. C’est moins flagrant qu’avant, il faut dire qu’Abyss a bien progressé. Elle voit Fang qui s’envole devant elle, et tient le coup dans son sillage. En vérité, elle aime bien être derrière, la voir de dos en grande foulée. Elle aime avoir un objectif. Quelque chose à rattraper.

Le tour du stade prend environ une minute dix. Probablement moins d’une minute pour Fang. Record excellent pour un 400m. C’est que dans l’enclave, les blocards sont bien entraînés. Après la ligne d'arrivée, Abyss relâche ses muscles et l'endorphine générée par la course la rattrape. Elle se sent bien. Elle se sent respirer. Elle se sent libre.

Hahahaha….” Elle reprend son souffle. “Ca fait du bien.” Comme ça, de bon matin. Alors ? On a progressé ?”

Quatre ans qu’elle court, quatre ans déjà.
Et le Labyrinthe ne lui a pas cédé d’un pouce.

Abyss reste impassible, mais au fond, la réaction de Fang l’amuse. Elle ressent les compliments cachés et maladroits derrière les paroles pragmatiques de la coureuse.

“Je sais.” Oh oui, elle sait. Elle a bien étudié, d’abord. La longueur du Labyrinthe et l’air qu’il recouvre. Il fait 3,5 fois la taille du bloc. Il est divisé en 8 sections. Abyss connaît ces chiffres par cœur. “C’est l’endurance que je dois améliorer.”

De par son poste, Abyss court beaucoup moins que les autres. Elle est le cerveau, la pointe de la flèche. Mais parfois (trop souvent à son goût), les immunisés se perdent et on l’appelle pour aller les récupérer. Quelle idée de s’aventurer dans le Labyrinthe sans se préparer. Parfois, Abyss pense que la mort n’est ce que qu’ils méritent, ces fous qui se lancent aveuglément dans l’épreuve. Mais ça, elle le garde bien profondément sous ses couches de sourires et de regards doux.

“Merci, Fang.”

Abyss sourit et c’est impossible de savoir si elle est sincère ou ironique dans son remerciement. Abyss sourit toujours, Abyss s’amuse toujours. Sauf quand personne ne regarde et qu’elle est seule avec elle-même. Vraiment seule.

“Tu comptes explorer quelle section aujourd’hui ? Les murs vont bouger cette nuit et demain, on aura le droit à un nouveau pattern. Est-ce que tu aurais remarqué quelque chose que je n’ai pas noté, sur la composition de mai ?”

Le Labyrinthe change chaque mois et le passage de mai à juin ne fera pas exception.

“D’ailleurs, Fang.” Abysse récupère sa veste qu’elle avait laissé tout à l’heure. Elle plonge ses yeux dans ceux de la phy. Curiosité mal placée. “Qu’est-ce que tu feras, quand on aura trouvé la sortie ?”

Car cela ne fait aucun doute: ils y arriveront. Oui oui. Pas parce que le Père suprême leur a promis, mais parce qu'Abyss refuse la défaite. Il existe une sortie, et quand ils l’auront trouvé, zhou, tout le monde ira au Paradis !

Abyss hoche la tête. Si Alice est sur le coup, elle n’a pas à s’en faire. Il est comme elle, Alice, un peu trop fou, un peu trop passionné, un peu trop obsédé.

“Ok. J’irai sans doute bosser sur les sections en salle d’étude en fin de matinée. Vous viendrez me faire votre rapport ?”

Avant, Abyss attendait fermement devant les portes du Labyrinthe, harcelant les coureurs dès leur fin de patrouille. Mais aujourd’hui, Abyss est plus modérée, plus douce. Elle a appris à patienter, à faire confiance aux autres coureurs.

“Je vois.”

Elle se concentre sur les émotions de Fang. Elle y perçoit de l’espoir ainsi qu’un fort sentiment de responsabilité. Ca a toujours été comme ça avec Fang: la coureuse est persuadée que ce sera elle qui trouvera la sortie du Labyrinthe. Abyss n’en est pas aussi sûre, mais elle le lui souhaite. Il faut dire que Fang est une de celles qui prend son poste le plus à cœur. Elle a les pieds sur terre, et Abyss apprécie cela.

“Peut-être bien qu’on aura la réponse une fois dehors. Je suppose que tu as raison et qu’il faudra rester soit-même, rester soudés.” L’union fait la force. Les blocards sont une famille. Crédo bien répété et acquis depuis toute petite. “Tu penses qu’il ressemble à quoi, toi, le Paradis ?”

Curieuse de la réponse. Abyss tend à poser cette question à tous ses amis, en ce moment. Chacun ont leur version, un espoir différent. Peut-être que la réponse de Fang éclairera ses propres interrogations.

Abyss hoche la tête. Après le déjeuner, ça lui va. Elle accompagnera Fang ce matin, la laissera avec deux ou trois pistes à explorer pour la journée, elle et les autres coureurs. Et puis elle filera sur le campus, passant sa matinée à se casser les méninges sur l’énigme qu’est le Labyrinthe.

“Je ne peux les blâmer.” Abyss rit. “Vous incarnez l’espoir d’une sortie, du Paradis promis. C’est logique que les autres blocards - surtout les plus jeunes - soient curieux de vos courses.”

Abyss en fait partie. Elle a apprit à se calmer avec les années, mais ça la démange souvent de venir harceler ses coureurs pour obtenir le plus d’informations possibles, avant de retracer leur chemin à son tour, sautant parfois le déjeuner.

“Je vois.”

Abyss se contente d’écouter les rêves de Fang et ce qu’elle imagine du Paradis, de l’après. Elle n’est pas sûre de partager son point de vu, mais il est trop tôt pour commencer à se torturer sur des questions vaines. Elle attendra le club de débat pour ça.

“On se fait une dernière course ? Il reste une bonne vingtaine de minute avant le petit déjeuner. On peut faire un petit footing si tu veux. Pas de sprint, j’aimerai bien bosser un peu mon endurance. Tu m’accompagnes ?”

Après, elles iront manger, retrouvant les autres blocards, les lèves tôt et les couche tard. Abyss accompagnera Fang aux portes, puis elle lui dira au revoir. Journée bien orchestrée et répétée depuis des années. La vie dans l’enclave, ni plus ni moins.

Abyss hausse les épaules. Elle n'est pas capable de leur en vouloir. Le Labyrinthe est un mythe construit et alimenter depuis l'enfance. Le dernier rempart, littéralement, avant le Paradis. L'unique sortie de cette cage d'Eden où ils sont tous enfermés depuis des années. Comment pourrait-elle blâmer ces pauvres âmes pleine d'espoir ?

"Hmm. L'espoir fait vivre, c'est tout. Et je pense que l'espoir n'est pas quelque chose de rationnel. Alors il ne faut pas s'attendre d'un tel raisonnement des blocards. Surtout des plus jeunes."

C'est le paradoxe des chapeaux. Trois prisonnier ont un chapeau sur la tête, soit noir, soit blanc. Ils sont dans une pièce sans miroir, peuvent voir celui des autres mais pas le leur. Leur but ? Trouver la couleur de leur chapeau. Mais attention, à la moindre erreur, c'est l'execution. Le geôlier leur dit "Il y a au moins un chapeau blanc". Et puis le temps passe, une heure, deux heures, trois heures... Et finalement, un prisonnier annonce "J'ai un chapeau blanc !" Et le voilà libérer. Pourquoi ?
Il faudra qu'elle soumette l'énigme à Caïn. Peut-être qu'il trouvera.

Abyss pose sa main sur l'épaule de sa compagne, comme pour lui dire "courage". Elle imagine au combien Fang doit essuyer de nombreuses questions après chaque courses, et à quel point cela peut être fatiguant. Elle la sent irritée, agacée. C'est contagieux. Littéralement.

"Ça marche. Et si tu t'ennuie, n'hésite pas à sprinter un bon coup. Je suppose qu'avec ton pouvoir tu as le temps de faire 5 tours alors que je n'en fais qu'un !"

Elle aimerait bien, Abyss, pouvoir courir aussi vite. Sentir le vent sur son visage, encore plus fort qu'entre les murailles du Labyrinthe. La sensation d'avoir des ailes, de pouvoir s'envoler... Un soupçon de liberté.

Mais Abyss n'a que son empathie comme capacité, alors elle s'élance comme elle peut pour ne pas se faire semer. Elle court, à son rythme, et laisse Fang vivre. Ça lui fait du bien de courir longtemps, de travailler son souffle et ses foulés. C'est important quand on se destine à passer entre les murs toute une matinée.

À la fin du temps proposé, Abyss s'arrête, essoufler.  Elle rejoint Fang, puis lui tends son poing pour l'inviter à venir le frapper du sien.

"On va petit-dejeuner ?"

C'est qu'il est l'heure d'aller manger.