amazed

Allongée dans l’herbe, les brins lui chatouillent les bras et les chevilles. Abyss contemple le ciel. Quelques nuages se battent en duel et Abyss essaye de leur imaginer des formes et une histoire, en vain. Elle n’a rien en tête, pas une once de créativité. Pour elle, ces nuages ne sont qu’un amas de gaz qui finirons par verser des trombes d’eau sur leur crâne.

“Eh, Mielle.”  Elle glisse la tête vers sa voisine, lui désigne du regard les cumulonimbus qui les surplombent.“Qu’est-ce que tu vois ?”

La question, en vérité, est plus vaste que ça. Abyss pose son regard métallique sur sa consœur, elle scrute la moindre réaction, s'attend à voir le visage de Mielle s'illuminer de cette joie étrange qui lui est propre pour lui raconter des merveilles.

Mielle, elle a toujours eu ce brin d’optimisme, cette lueur dans les yeux. Si Abyss cherche autant sa présence, c’est parce que ça fait trop longtemps qu’elle a perdu la sienne. Alors, qu’est-ce que tu vois, Mielle ? Dans les nuages et sur la plaine ? Qu'est-ce que tu vois dans l’Enclave et par delà le Labyrinthe ? Oh, mais je sais, tu ne vois que le Père Suprême.

“Moi, je ne vois rien. Je ne comprends pas cette manie d’inventer des formes dans les nuages. Il n’y a rien, là-dedans. C’est stupide.” Elle replonge ses yeux dans le ciel. Se met à parler d’une voix monotone et scolaire. “Ce ne sont que des fines gouttelettes d’eau cristallisées, tu sais. C’est joli comme du coton, de loin, mais ce n’est qu’une brume de gaz, une illusion. Un jour, à cause de la chaleur, ils vont s’évaporer et disparaître. Pire encore, ils pourront aussi se liquéfier et se mettre à pleurer. Et ce jour-là, Mielle, tu auras la tête toute mouillée !”

Abyss rit, puis se redresse pour soupirer. Elle toise les autres blocards dans le parc. L’herbe et les fleurs, la fontaine et les odeurs. C’est joli, c’est doux, comme un petit paradis. Mais au plus profond de son coeur, quelque chose cloche.

“Allez Mielle, fais-moi rêver.”

Montre-moi ce que je ne vois pas. Montre-moi ce que j’ai râté. Mielle, montre-moi la voie.

Abyss sourit. Elle sait. Elle sait qu'elle est trop terre à terre. Certain le lui reproche, parfois. "Mais il faut bien !" qu'elle leur répond. Quand tout s'effondre, Abyss a besoin de se raccrocher à quelque chose. Et quoi de mieux que le réel, quoi de mieux que la logique, quoi de mieux que les principes ? Abyss sait que eux, ils ne l'abandonneront jamais. Les nuages sont des menteurs. Ils changent de forment selon les regards. Ils ne sont pas fiables.

Imaginer ? Abyss hausse un sourcil, observe Mielle comme si elle lui avait murmurer une idée nouvelle. Elle se laisse retomber dans l'herbe pour fixer le ciel. Imaginer... Abyss ferme les yeux. Tente de se concentrer. Mais rien n'y fait. Dans son esprit, c'est le vide. Dans sa tête, c'est le noir. Il n'y a que l'or des émotions de Mielle qui palpitent dans un côté de sa tête. Et de l'autre, le Labyrinthe. Entre les deux, il n'y a qu'un goufre obscur. Ce qu'il reste à Abyss, dans sa propre tete. Hélas, il n'y a définitivement pas de place pour l'imagination.

Abyss ouvre les yeux à nouveau, la mine contrariée. Elle décide de balayer tout ça, de se remettre à sourire, apaisée par l'âme de Mielle qui ronronne à ses côtés.

"Tu sais quoi ? Je préfère t'écouter ! C'est plus joli quand c'est toi qui me fait rêver."

Alors Abyss récupère sa main en riant. Elle caresse en caresse le dos, vient frôler sa paume avant d'entremêler ses doigts aux siens pour refermer l'étreinte.

"C'est vrai. Les tiennes sont toutes petite et toutes douces... C'est agréable." Et d'un coup, Abyss rompt le contact. Elle se redresse, surplombe Mielle. "Comment tu fais, Mielle ? Pour être aussi douce ?"

Mielle est une lueur dans la vie d'Abyss. Elle passera volontier des après-midi lovée dans l'herbe, à ses côtés. Mielle est pétillante, Mielle rends la vie plus belle, plus facile. Abyss est trop habituée aux deboirs des blocards. On vient la voir pour se plaindre, se confier, se lamenter. Elle réclame avec plaisir, s'oublie pour les aider, mais au fil des années, Abyss, ça la pèse plus qu'elle ne pourrait l'avouer.

Mielle, elle soulage tout cela. Elle barre le tableau des émotions d'une gros traits de peinture jaunes. Avec Mielle, c'est facile.

Alors elle se laisse retombée. Le sol amorti sa légère chute. Le regard se tourne encore une fois vers le ciel.

"Raconte-moi ta vie en ce moment. Tu as entendus des ragots croustillant ? Comment ça se passe, au club de théâtre ? Si tu fais une pièce bientôt, je viendrai te voir !"

Non, définitivement, Abyss ne voit rien.

Frisson d'angoisse qui la traverse. La question de Mielle ne lui plaît pas. Oh, elle est intéressante, pour sûr. Mais Abyss craint les réponses. Elle a peur de trop y réfléchir, d'y regarder de trop prêt. Elle a peur, Abyss, de l'introspection, de ce qu'elle pourrait voir, là, tout au fond du miroir.
Elle pourrait répondre "cracker le Labyrinthe" mais est-ce que c'est vraiment ce qu'elle souhaite ? Ce casse-tête donne un sens à sa vie, alors qu'est-ce qu'elle fera quand ce sera fini ? Est-elle prête à affronter le vide qui l'attend ? C'est comme finir un bon livre, une série ou un beau film. On se sent vide quand on le referme ou qu'on éteint le televiseur. La vie est morne, grise et rien n'a plus vraiment de sens.
Où est-ce qu'elle se retrouvera, Abyss ?
Sans volonté,
sans objectif ?

Il ne faut pas le dire tout haut car sur elle et sur les coureurs reposent l'espoir de sortir de l'enclave. Mais Abyss, elle espère du Labyrinthe une énigme dévorante, et non pas une porte vers le dehors. Elle réfléchit encore. Un rêve... Est-ce qu'elle rêve... Oh, si, elle sait. Elle aimerait bien que les voix dans sa tête cessent. Qu'elle arrête d'être torturée, hantée, par ce flot d'émotions qui, tous les jours, toutes les heures, la traversent de par en par. Elle aimerait le silence, tout là-haut, dans son foutu cerveau. Que ce soit les âmes des autres qui chantent, ou elle-même et ses spirales incessante.
Elle voudrait juste que ça s'arrête.
Elle a une solution simple pour ne plus rien entendre, ne plus rien ressentir...
Mais ce n'est pas acceptable. Elle ne peut confier à Mielle les déboires de son âme.

"Non." Désolée, Mielle. Abyss n'a rien à répondre, aucun rêve à partager. "Je rejoint Platon et ces préceptes sur ce sujet: le sommeil est l'endormissement de la partie logique de l'âme. C'est peut-être pour ça. Je suis trop terre à terre." Elle lui fait un clin d'oeil malicieux avant de secouer la tête. "Jamais, promis."

De toute manière qui est-elle pour juger les rêves des autres ? Comment cette fille qui ne rêve pas pourrait se permettre de mépriser ceux qui s'octroient ce droit ? Abyss rit devant la confidence de sa voisine. Se permet de caresser sa joue pour vérifier. Mielle sent bon les soirs d'été.

"Oh. Ne t'en fais pas pour ça." Abyss sourit, rassurante. "Tu as envie d'en parler ? Qu'est-ce qu'elle a dit, cette amie ?" Abyss se propose, en bonne confidente. Elle a l'habitude, et ça lui plaît de jouer ce rôle. "En effet." Pour Fox. "Rien de surprenant."

Et puis Mielle se lance dans une poésie amoureuses. Visiblement motivée par sa voisine de chambre. Abyss la sent passionnée, émerveillée. Alors elle l'est à son tour, comme un écho perdu, mais Abyss, au fond, ne comprends pas.

"Et toi, Mielle, tu es amoureuse ?"

Abyss réponds par une question. Elle attaque à son tour pour mieux se soustraire des interrogations. Ceci dit, elle est sincere. Ça l'intéresse vraiment. L'amour est un sentiment qu'elle ne comprends pas vraiment. Elle a lu beaucoup d'essais, de Sartre, Spinoza et de Pascal, mais rien de vraiment convaincant. Quand elle réfléchit à sa vie, aucun nom ne ressort. Il y a bien quelques blocards à qui elle tient, qu'elle pourrait qualifier d'amis si elle le voulait... mais de là à parler d'amour ? Abyss n'en est pas bien sûr. À l'adolescence, quand les autres enfants commencaient leur ébats et les émois et qu'Abyss écoutait, rassurait, conseillait...
Elle s'est toujours sentie tristement lointaine.
Des premieres relations, des chagrins d'amour et des joies intenses et des peines de coeur... Abyss en a vécu milles aux travers des autres.
Mais elle, pour elle, rien que elle...
Oh, non, jamais.

Abyss écoute avec attention. L’aura de Mielle l’apaise, la sensation de se rendre utile, d’écouter, d’être suffisante pour que la blonde se confie à quelque chose de réconfortant, de presque gratifiant. Elle s’est donnée ce rôle-ci, Abyss, en vertu de sa capacité. Elle veut l’honorer.

“Je suis désolée pour ton amie, Mielle. La sensation de ne pas être écoutée est sans doute l’une des pires, avec celle de ne pas être comprise. Et la première implique bien trop souvent la seconde.”

Elle observe la mine de Mielle, son visage qui se penche vers le sol, le regard qui fuit, les pensées qui dégoulinent… Petit à petit Abyss arrive à se dresser un tableau plus ou moins fiable de la situation, des acteur - ou plutôt actrice - de ce drame amical. La tristesse de Mielle, son envie de baisser les bras face au mur d’en face, la sensation d’impuissance, d’incompréhension et d’amertume sur le bout de la langue.
Abyss n’a pas de mal à imaginer le visage de cette fameuse amie d’enfance.

“Il y a des gens comme ça… Aux avis tranchés et aux positions têtues. Des blocards qui n’arrivent pas toujours à prendre du recul ou à se mettre à la place des autres. Qui voient les choses comme un tunnel et qui ne peuvent que… foncer, courrir vers la lumière.” Sourire entendu. Les mots sont choisis avec soin. “Je suis désolée que tu ai dû subir ça.”

Elle pose ses doigts sur le dos de la main de sa comparse, rassurante, bienveillante. Abyss sait très bien ce que cela fait que de parler à un mur. Elle a juste l’habitude de passer au travers, comme un fantôme. Peu de chose peuvent l’atteindre, peu de choses la touchent. C’est un privilège dont elle a conscience: celui de la distance.

“Sache en tout cas que tes émotions sont légitimes. Même si c’est une amie d’enfance, il y a parfois des désaccords. Si elle, ne fait pas d’effort pour te comprendre et si elle ne voit que son propre nombril… Tu ne peux pas y faire grand chose. Peut-être que ça changera, que tu arriveras à la toucher, à faire passer ce que tu veux lui transmettre… Mais en attendant, protège-toi et reste toi-même.”

Dernier sourire qui veut dire: tu n’es pas seule, moi, je suis là.

“Oh. L’amour. Euh… Hm…”

C’est à son tour de glisser le regard, fuyante. Si Abyss pose tant de questions aux autres c’est justement pour esquiver celles qui reviennent sur elle.

“Je… Je ne sais pas.”

Elle est embarrassée, Abyss. Elle qui sait tout, elle qui comprend tout, elle qui maintient cette illusion de contrôle, voilà que tout s’effondre sous ses pieds face à l’intimité. L’amour, qu’est-ce que c’est ? Que disent les philosophes dans ses écrits, que racontent les romans qu’Eden lit, les chansons qu’écoute Alfie et les films qu’on montre aux petits ?

“Je dirai que… l’amour c’est une joie, une passion, qui vient d’une cause extérieure, d’un autre être vivant…” Mais cette pensée n’est pas la sienne. Elle cite Spinoza. Que ce soit familial, amical, ou amoureux, je pense qu’il y a beaucoup de manières d’aimer avec… une intensité et des envies différentes ?”

Est-ce qu’Abyss aime ? Est-ce qu’elle pourrait aimer Mielle ? Que pense-t-elle de Caïn et est-ce qu’elle est amoureuse d’Eden ? Elle n’est pas sûre. Abyss aime Mielle, Abyss aime Caïn, Abyss aime Eden. Comme des amis, oui, mais comme des aimants ? Probablement pas. Et encore, est-ce qu’Abyss est vraiment capable de ressentir une amitié réelle, palpable, ou est-ce qu’elle n’applique pas juste les codes sociaux qu’elle a apprit, qu’elle a lu, pour rester normale ?.

Qu’est-ce qu’Abyss ressent ?
Est-ce qu’elle est capable de ressentir ?
Est-ce qu’elle aime ?
Est-ce qu’elle est capable d’aimer ?

Elle se sent d’un coup vulnérable et elle n’aime pas ça. Elle veut fuir cette spirale de pensée, cette introspection malvenue. Elle n’aime pas penser à elle, penser à ce qu’elle ressent. Abyss n’aime pas décrypter ses propres émotions.
Alors d’une voix un peu trop sèche, elle tranche:

“Le mot amour vient du latin amor qui signifie désir. affection. L’amour, au sens général, est un élan du coeur qui nous porte vers un être.”

Elle mélange Spinoza, Descartes, Platon, Tolstoï et Schopenhauer.
Ce sera sa réponse finale qu’elle sort comme une vérité générale.
Pour mettre fin à ce débat ridicule et enfantin sur les niaiseries de l’amour.
Abyss a dit: l’amour c’est ça.
Point final.

Le silence plane. Abyss s'est tournée vers les nuages. Elle tente d'oublier l'amour et les questionnements sous-jacents. Elle veut simplement profiter de l'herbe sous son corps, de la présence de Mielle.

"Restons là encore un peu pour profiter du vent. On rentrera après."

Dans ce vestige de sérénité. Abyss voudrait fermer les yeux, prendre le soleil dans ses bras, le temps d'une seconde. Se lover contre Mielle et se laisser fondre. Elle voudrait s'oublier un peu dans sa chaleur, réchauffer son cœur. Mielle est une amie précieuse. Mielle n'a aucune idée des bienfaits qu'elle lui apporte. Mielle, il lui suffit de rire pour que tout s'évapore.
Car Mielle est lumineuse, Mielle est la lumière.
Abyss elle, n'est que l'ombre qui menace de tout avaler.
Alors, encore un peu, elle voudrait en profiter.