amazed

il porte encore sa blouse de laboratoire tachée, vestige des heures d’expérimentations passées, lorsqu’il se dresse devant la porte imposante du Labyrinthe. les mains nonchalamment logées dans ses poches, il contemple le spectacle qui s’offre à lui, une moue désabusée peinte au visage. d’un pas assuré, il s’approche sans crainte, fixe l’horizon et aperçoit les couloirs s’assombrir et les murs se mêler au loin.

dans l’attente incertaine, Jude ne peut jamais prédire avec exactitude le moment où la tignasse rebelle de Saki réapparaîtra. avec le temps, il a appris à discerner la cadence familière de ses pas, une cacophonie douce mais vibrante, un tambourin d’excitation. aujourd’hui, il a l’impression d’attendre plus longtemps - il est sûrement arrivé plus tôt, trop pressé de le revoir.

alors, pour reposer sa jambe, il a pris place à même le sol et a entrepris de cueillir des brins d’herbes, puis, progressivement, des touffes entières. il joue aussi avec les fleurs sauvages qui l’entourent ; une jaune ici, une rouge là, des couleurs vives qui lui évoquent irrémédiablement son ami. il relève finalement la tête et aperçoit un groupe de coureurs émerger du dédale, leur adresse un salut poli depuis sa position. mais toujours pas une trace de Saki.

Jude n’est pas inquiet, il sait qu’il reviendra, fidèle à la coutume. il l’imagine arriver chargé de récits et d’anecdotes à partager. imprégné de cette quasi-certitude, il se satisfait pleinement. dans un élan d’anticipation contenue, il se laisse aller, s'allonge dans l'herbe tendre, les bras croisés derrière la tête. lorsqu’il s'agit d'attendre Saki, Jude se découvre une patience infinie.

il l’entend avant de le voir, comme prévu. mais ce n'est pas d'abord Saki qu'il perçoit, c'est l'annonce de la fermeture des portes, un glas funeste qui fait naître en lui une angoisse insidieuse. l’éventualité d’un jour le perdre là-dedans ne lui a jamais sérieusement traversé l’esprit, et alors il se sent idiot, pris de court par cette crainte nouvelle et pourtant si évidente. il note dans un recoin de sa tête l’urgence d’anticiper une perte afin de moins la pleurer. mais Jude se connaît bien, si Saki venait à disparaitre, il serait abattu, irait lui-même rayer son nom gravé sur les murs de son ravisseur. en attendant, il se raccroche à une pensée plus rassurante : tout ira bien.

et effectivement, tout va bien, car le voilà qui déboule comme une furie, se faufile dans l’espace étroit des portes qui se rejoignent avant de s’écrouler à ses côtés. les yeux toujours fermés - il n’a pas besoin de les ouvrir pour s’assurer que c’est lui - Jude sourit. dans son esprit, il se voit pousser une grande expiration, soulagé. dans les faits, il se contente de se tourner vers son ami. on peut dire ça comme ça, ouais. distraitement, il plante les fleurs ramassées plus tôt dans ses cheveux pâles avant de se relever - difficilement, dans une ascension mécanique qui lui arrache une grimace, comme d’habitude. le craquement de ses articulations résonne dans l’air tranquille, témoigne du temps passé à se prélasser dans l’herbe humide, imprégnant ses vêtements et sa peau de la fraîcheur du sol. il se tourne vers Saki, lui tend des mains aux doigts abîmés par le labeur. allez debout ! tu feras la sieste plus tard ! Jude ne le ménage pas, une vieille habitude de leur temps au club d’athlétisme. il se revoit, à s’épuiser sur la piste à n’en plus finir. aujourd’hui, il n’y a plus que Saki qui court. au départ, ça a été dur, comme avec tout le monde. il l’a envié - lui en a peut-être voulu - pour ne pas avoir subi le même sort. mais Jude en a voulu à toute l’Enclave, alors cela ne compte pas vraiment. puis, avec le temps, il a compris que ce n’était pas de la rancœur, pas même de l’envie à proprement parlé, seulement une peur bleue de voir leur relation s’ébranler.

pourtant, aujourd’hui, rien n’a vraiment changé. Jude fait confiance à Saki, c’est l’une des rares personnes avec qui il se sent totalement à l’aise. du coup, du nouveau là dedans ? d’un geste de la tête, il désigne les murs qui les surplombent.

ils sont deux minuscules silhouettes le long des murs, presque ridicules à côté de leur grandeur. bientôt, on pourra l’entendre chanter, ce Labyrinthe, signe que les chemins changent, que les murs dansent en son sein. Jude a déjà passé des nuits entières assis, l’oreille collée à la paroi pour essayer de déceler une répétition, un schéma dans les sons, quelque chose pour l’aider à déceler les secrets du dédale. chacune de ses observations a soigneusement été inscrite dans son carnet de recherche. Jude n’a jamais vu l’intérieur du Labyrinthe. dans sa jeunesse, il n’aspirait pas à devenir coureur, voulait un poste plus prestigieux selon lui, méprisait peut-être ceux qui avaient l’arrogance de prétendre pouvoir résoudre son énigme - un dédain qui l’a quitté depuis longtemps. désormais, il regrette terriblement, surtout lorsqu’il constate sa situation actuelle. il comprend maintenant la fascination autour de cet enchevêtrement de béton.  

comme toujours, Saki répond à ses questions sans trop de difficulté. Jude écoute attentivement, les mains de retour dans les poches. ses doigts rencontrent la poignée de noix et raisins secs qu’il a piqués au réfectoire plus tôt dans la journée - une mauvaise manie de toujours sortir des repas avec un petit quelque chose. il les tend à Saki. c’est pour toi, t’en veux ? histoire que tu me fasses pas un malaise sur le chemin. son regard passe de son offrande à Saki plusieurs fois. c’est bon pour la vue apparemment ces trucs. et sur ce, il en avale quelques-uns lui-même, l’oreille toujours tendue pour son ami. ah ouais, Alfie, c’est le mec des poubelles nan ? question réthorique car Jude se visualise très bien le personnage. alors, il se questionne, qu’est ce qu’un ancien coureur qui a pratiqué pendant des années pourrait bien vouloir faire dans une zone en particulier ? généralement, il a l’impression que les coureurs se concentrent plus souvent sur des explorations en surface pour couvrir le maximum de terrain avant le mouvement des murs. ça doit être frustrant en vrai, d’être arraché de son poste comme ça… il sait ce qu’il dit, lui qui a dû changer de vie du jour au lendemain. si ça se trouve, c’est par là qu’il traînait avant sa punition… t’as rien remarqué qui sortait de l’ordinaire ?

Saki a cette manière détachée de parler d’Alfie que Jude remarque aisément. lorsqu’il évoque leur coopération pour percer les secrets du Labyrinthe en son honneur, il ose un regard vers son ami, empli d’interrogations mais dénué de tout jugement. comme toujours, il s’abstient de toute remarque superflue. c’est gentil, ce que tu fais pour lui. il applaudit sa loyauté sincèrement, n’ose pas aller plus loin de peur d’empiéter sur ce qui ne le regarde pas. je vois aucun inconvénient à ce qu’on oriente notre exploration ici, t’es bien le premier à me parler de cette zone. pour Saki, sa voix est douce, mesurée. c’est un Jude qu’on entend rarement.

je cherche pas vraiment de sortie, il avoue, les yeux brillants d’une ardeur farouche, plutôt un moyen de comprendre comment ça fonctionne. mon truc, c’est les machines, tu vois, et c’en est une grosse juste là. il lève les yeux vers les murs imposants qui les entourent, ses regards imprégnés d’un mélange de fascination et de défi. dommage que ma capacité ne puisse rien contre elle. il marque une pause, réfléchit profondément. je me dis qu’il me suffit d’y aller petit à petit : si je récolte des informations de différents coureurs, peut-être que ça pourrait m’aider… à l’intérieur, mon pouvoir serait éteint, mais si je me contente de rester ici avec vos indices, ça pourrait débloquer quelque chose là-dedans. il tapote son index contre sa tempe, déterminé. alors oui, tu m'aides beaucoup Saki. il lui offre un sourire sincère, mais ne mentionne pas les monstres à l’intérieur, pas encore. même face à Saki, Jude redoute le jugement, l’incompréhension et surtout, les moqueries. pourtant, ça ne ressemble pas à Saki, mais la peur lui scelle les lèvres. il y a un silence, et pendant un court instant, seul le son de leurs pas qui foulent le sol résonne. puis, il ose une question.
tu pourrais emmener quelqu’un avec toi là-dedans, un jour ? un blocard, je veux dire...

c’est l’ardeur des conquérants qui fait le rouge flamboyant de l’argile dans l’arène. ils la maculent du sang des batailles menées avec une ferveur inégalée, propre à chacun - à chaque âme son combat, aussi physique que mental. au coeur de l’Enclave, cette arène prend la forme de murs tortueux et de chemins interminables - ou peut-être est-ce l’Enclave elle-même qui se confond avec l’arène ? parfois, Jude n’est plus trop sûr de rien. Saki et lui ne forment qu’un seul et même guerrier, une entité inébranlable, dotée d’un courage sans faille et d’une malice aiguë - une bête indomptable, trop familière aux barreaux de sa cage qu’elle a fini par en connaître leur contour par coeur.

Jude roule des yeux, secoue la tête et tente, en vain, de réprimer le sourire qui chatouille les commissures de ses lèvres. allez, arrête un peu.. je vais finir par croire que tu m’aimes vraiment ! il est taquin, le bouscule gentiment le long du chemin. il le fait autant pour rire que pour changer de sujet – il n’a jamais su recevoir les compliments, surtout ceux que l’on prononce avec le ton du chevalier.

le Labyrinthe est vaste, a assez de place pour réunir tous les blocards et leurs Parents en son sein. pourtant, Jude sait qu’il s’y sentirait de trop. alors, la question de Saki le prend au dépourvu. c’est pourtant bien la suite logique de sa propre remarque - pourquoi lui avoir posé la question si ce n’est par un désir égoïste de partager la même expérience que son ami ? à l'intérieur, Jude pourrait être témoin de ce qu'on lui a décrit maintes fois, noter chaque détail dans le cœur vibrant de la créature disséquée. cependant, le doute et ses innombrables insécurités déferlent en lui comme un tsunami furieux, martèle les parois de son esprit. il savoure la dernière fraction de seconde de calme avant de répondre : oui. et aussitôt, les flots se brisent, les vagues de reproches et les tempêtes de signaux d'alerte se précipitent pour lui rappeler sa place, celle d'un observateur condamné, éloigné des murs, voué à l'écoute plutôt qu'à l'action. mais je sais que c’est une idée de merde honnêtement. c’est dangereux. la honte l’empêche de mentionner sa jambe meurtrie, mais Jude sait pertinemment qu’ils en sont tous deux conscients ; elle est la silencieuse raison de son refus. tous ceux que j’ai connus qui sont entrés là-dedans accompagnés ont fini par revenir seuls… des visages familiers lui reviennent. il chasse les pensées douloureuses et offre un sourire timide à son ami. ce serait dommage de se passer de l’un de nous. car ce serait lui, le maudit disparu ! et il refuse de mourir dévoré par la gueule béante du monstre, aussi tentant soit le piège.