amazed

Jude a tout juste douze ans. ses deux étoiles fraîchement récoltées illuminent ses premiers pas au Campus de l’Enclave, comme la plupart des autres blocards. déjà, son esprit s'enflamme d’une motivation ardente, projeté vers le jour où il pourra arborer fièrement sa troisième étoile, symbole éclatant de ses efforts incessants. car Jude est ainsi fait, animé d’une détermination inébranlable, remarquable par la persévérance qu’il déploie, toujours en quête de l’excellence, toujours parmi les premiers. sur les conseils d’un Parent, il a récemment rejoint le club de robotique. ce serait en lien avec sa capacité, et Jude, lui, ne remet jamais en cause la parole de ses aînés. c’est vrai que son pouvoir l’aide au sein du groupe, il comprend le fonctionnement de ses expériences de manière totalement instinctive. néanmoins, même s’il arrive à localiser le problème, cette intuition ne suffit pas. il est conscient qu’il lui faut encore apprendre à formuler clairement ses découvertes, à maîtriser les gestes précis pour réparer et perfectionner. donc : le club de robotique.

Jude préfère l’athlétisme. là-bas, il est dans son élément, entouré de visages familiers, et c’est tellement plus facile d’y exhiber ses exploits. ici, il a encore tout à prouver, alors pour se faire bien voir, il a décidé de nettoyer leur QG après leur réunion de la journée. Jude a attendu que tout le monde quitte les lieux, prétextant vouloir travailler encore un petit peu avant de rentrer. désormais, il a astiqué toutes les paillasse, dépoussiéré les ordinateurs et effacé les vieilles équations du tableau blanc. les bouteilles de produits ménagers débordent des grosses poches de sa blouse et ses lunettes de labo remontées sur sa tignasse brune lui dégagent le front. seulement voilà, à vouloir trop en faire, Jude s’est mis en retard pour le dîner, et hors de question de manquer le dessert ! il se hâte sur la dernière ligne droite : ranger tout le matériel qu’il vient de s’appliquer à récurer. il a tout mis dans des bacs – béchers, pipettes, ampoules à décanter, flacons en tout genre – des outils de chimie rarement utilisés, qu’il a jugé bon de mettre au placard pour faire de la place. afin de gagner du temps, il empile les caisses les unes sur les autres et se décide à les porter ainsi. il entend son ventre gargouiller bruyamment lorsqu’il traverse la salle et prie pour une bonne part de gâteau au chocolat dans les vitrines du réfectoire. cette distraction fugace est fatale. une silhouette passe dans le couloir, faisant claquer les portes battantes. Jude sursaute et ses lunettes retombent brusquement sur son nez. pris de panique, il lâche les caisses. l’instant suivant, un fracas de verre monumental envahit la pièce. il reste figé, la peur le submergeant alors qu’il contemple les dégâts. une sueur froide coule de sa nuque jusqu’au bas de son dos.

j’suis foutu… sa voix se perd dans le silence lourd qui suit l’accident.

s’il devait choisir quelqu’un pour le surprendre après son incident, Swan se trouverait en toute fin de liste. il est de ceux devant qui Jude sent la nécessité de prouver quelque chose : sa valeur, son mérite, la légitimité de sa présence à ses côtés. il l'observe en secret durant les après-midi, l’imite, scrute ses gestes qu’il juge toujours plus justes que les siens. mais jamais il ne lui parle s’il n’y est pas forcé. ce ne sont que des regards froids, dissimulés sous l’ombre de sourcils froncés qu’il arbore avec une constance implacable lorsque leurs chemins se croisent. en Swan, il voit un rival redoutable, une épreuve, un défi. il n’a jamais envisagé que, peut-être, avant tout cela, ils pourraient être partenaires. il ne comprend pas trop, Jude, pourquoi celui qu’il méprise s’agenouille à ses pieds, risque de se blesser pour réparer sa bêtise. il souhaiterait l’aider, mais il reste là, les bras ballants, le long de son corps, puis il obéit lorsqu’on lui demande de s’écarter, fait un pas de côté. ce simple geste, pour lui, devient un symbole d’allégeance, une reconnaissance tacite de la supériorité de Swan ; un échange équitable.

Jude se souvient alors qu’en face de lui, ça ne sera jamais un ami, pas ici, pas dans l’Enclave. la réalité le rattrape trop vite : son voyage au Paradis, s’il le désire tant, se fera seul. les revoilà ! ces vermines de petites voix au fond de son esprit ! si Swan est là, ce n’est que pour mieux l’humilier par la suite. oui, c’est ça, Jude n’est pas dupe. Swan est fort, intelligent, lui aussi veut de cette place en Eden. il l’imagine déjà dans les jupes d’une Maman, le doigt pointé vers lui et le sourire carnassier collé aux lèvres une fois sa maladresse rapportée. je sais que ça coupe j’suis pas débile. tiens, prends ça ! aussitôt, il regrette. tu vas te faire ma- et puis soudain, il voit le matériel se reformer entre les doigts de Swan. Jude ouvre grand les yeux, s’accroupit auprès de son aîné, oublie l’espace d’un instant leur rivalité imaginée. wouah ! comment t’as fait ça c’est du délire ! Jude observe - il admire - son collègue, les genoux entre les bras. il est curieux, a toujours l’impression de partager quelque chose de spécial lorsqu’un autre blocard utilise sa capacité devant lui. il se sent inclus, finalement. et c’est vrai que c’est joli, tout ce verre qui se mélange, comme si le temps était remonté juste sous ses yeux. il se surprend à sourire, hypnotisé par la danse des éclats argentés. et alors, Swan parle. le sourire de Jude disparaît. tout ce temps, il s’est mis en compétition avec une personne qui ne connaît même pas son prénom. ses espoirs d'appartenance s'effondrent comme le verre à ses pieds. je m’appelle Jude. il le confesse comme une défaite, une capitulation. ça fait pas très longtemps que je suis avec vous au club… le premier jour, on m’a forcé à me présenter devant tout le monde et tout. il se mord la langue pour éviter une remarque cinglante et détourne les yeux pour se recentrer sur le tas de cristal au sol. il pense au dîner. dis, ça prend combien de temps à se terminer ton tour de magie ?

d’abord, il y a la surprise. dans le cliquetis du verre qui s’entrechoque à leurs pieds, Jude se trouve pris de court par Swan qui engage avec lui une conversation. une étrange sensation l’envahit, celle de franchir une frontière interdite, de conspirer avec l’ennemi, de se jeter, vulnérable, dans les filets du chasseur. mais Swan n’est pas vraiment un chasseur, plutôt un sorcier, un envoûteur habile qui le charme par les gestes. il a la voix calme de ceux qui ne se trompent jamais et tisse à travers ses paroles, un sortilège subtil de culpabilité ou bien d’attraction - et cela expliquerait tout ce que ressent Jude sans réussir à le définir.  

on peut faire ça ? éviter la Panic Room ? les yeux de Jude sont comme des soucoupes. jamais il n’a envisagé une telle solution pour contourner une situation aussi pressante. pour lui, le passage à la Panic Room fait partie intégrante du protocole, un rituel incontournable, aussi immuable que les repas ou les heures d’étude. c’est une obligation, une règle qu’on suit sans questionner, parce qu’elle est là et qu’il faut s’y plier. il esquive sa première question, ne veut pas avouer qu’il est impatient d’aller manger de peur de se tourner davantage en ridicule. et puis pourquoi tu me dénoncerais pas ? ajoute-t-il défiant, les yeux dans ceux de Swan. t’es pas malin toi, c’est l’occasion facile de te faire bien voir. le terme exacte aurait été “mieux”, car Swan est déjà bien vu. pour lui, ce n’est qu’un frivolité du quotidien que d’avoir l’approbation des Parents. du moins, c’est ce dont Jude est persuadé. il réfléchit un moment, laisse le silence s’installer entre eux, lourd de non-dits. finalement, il confesse, les yeux rivés vers le sol, chargés de sincérité et de remords pour celui qui saurait l’entendre, moi, je t’aurais dénoncé. cette admission est simple, elle dévoile une part de lui-même qu’il aurait préféré garder. c’est un reflet de ses propres peurs et de ses doutes, une confession arrachée à ses lèvres par la présence intrigante de Swan à ses côtés. peut-être sa manière de le remercier ?

il retient, au dernier moment, de demander qui est Fox, n’ose pas briser le mystère par une curiosité trop évidente. pourtant, face à Swan, les yeux de Jude brûlent d’une lueur avide. car si Swan est le sorcier aux doigts divins, capable de réparer le verre flamboyant, alors Jude est l’explorateur, celui qui arpente les sentiers de l’inconnu avec une fascination révérencieuse. et dans le silence feutré du laboratoire, il découvre un être rare qu’il a longuement étudié ; un spécimen unique qu’il n’ose effleurer, maintenant qu’il se trouve face à lui.