amazed

C’est l’heure de répéter !
Depuis que ses yeux se sont ouverts ce matin, Zélie n’a pensé qu’à ce moment.
Les baguettes dans ses mains qui cognent sur les cymbales et les tambours. Ces coups qui résonnent jusque dans ses entrailles et lui font tout oublier.
Elle s’est accrochée à cette pensée libératrice toute la matinée, n’attendant que ce petit moment à elle pour évacuer la pression, le stress, l’angoisse, son âme, son être.
Bref, tout laisser disparaître au rythme des morceaux qu’elle jouera sur sa batterie.
Ne plus être Zélie l’espace de quelques minutes, quelques heures avec un peu de chance, pour y revenir plus tard, plus forte.

Elle dit au revoir, expédie toutes les conventions sociales pour se précipiter au club de musique.
La perspective du bonheur retrouvé la fait presque courir dans les couloirs, le pas pressé, presque stressé.
Elle manque de percuter un nombre incalculable de personnes, mais la démarche est assurée, Zélie sait où elle met les pieds. Petite esquive, petit pas glissé, hop, un pied après l’autre et elle arrive au club de musique en un seul morceau.

Voir les membres du club ne la stresse plus, du moins plus autant qu’avant.
Zélie se fait tout de même toute petite, pas d’entrée tonitruante, pas de « coucou » lancé à haute voix. Un petit salut de la main et la voilà en route pour sa petite batterie préférée.

Un pas après l’autre, un pied, un autre.
Et bam.
Le bruit d’un corps qui s’éclate sur le sol, les pieds emmêlés dans les câbles d’une guitare électrique qui traînaient là.
Zélie serre les poings, cligne des yeux.
C’était quoi, ça ?
Tourne la tête à droite, à gauche, trouve que le sol est tout de même anormalement proche.
Attends …
Tente de baisser les yeux, son nez épouse le parquet froid.
Oui, c’est bien elle qui a volé de toute sa hauteur – ce n’est pas si haut, certes. Elle, devant tout le monde.
Ses joues se parent d’un rouge pivoine qu’elle est incapable de retenir.
Tu parles d’une entrée discrète.
Zélie se relève sans un mot, époussette ses vêtements et rassure d’un geste de la main les personnes autour. Oui oui, tout va bien, pas d’inquiétude, ce n’est que la dixième gamelle de la semaine de toute façon.

Tout va très bien se passer, à force ses genoux ont pris le pli et se sont endurcis.
Ses coudes sont couverts de bleus, mais ce n’est pas bien grave, ils sont cachés sous son petit pull bleu clair.
Tout va très bien se passer.

Zélie déglutit et s’enfuit presque derrière sa batterie, où elle tente de retrouver ses esprits.
Ça n’a aucun sens, toutes ces gamelles. Quand elles se passent dans son petit coin, pas de soucis, mais là, devant tout le monde … ça commence à faire beaucoup.

Inspirer, expirer, retrouver une contenance, quelque chose, n’importe quoi.
Fermer les yeux et oublier qu’il y a tout le monde autour, au moins essayer, pour se concentrer sur la batterie et rien que la batterie.
Pitié, que personne ne vienne lui en parler, il ne s’est rien passé, personne n’a rien vu, tout va bien, tout va bien.
Tout va très bien se passer.

Zélie brandit ses deux baguettes, dans l’espoir que la tempête se soit calmée. Elle parvient à ignorer tout le monde autour pour ne faire plus qu’un avec l’instrument.
C’est l’heure de répéter ! Tout ira bien, tout ira bien.

Elle tape une première fois, puis une deuxième.
La baguette dans sa main droite rate la cymbale et tombe mollement sur le sol.

Un soupir qu’elle ne peut pas retenir.
Décidément.
Zélie se penche pour la rattraper, en faisant extrêmement attention à ne rien cogner avec sa tête, à ne pas pousser la batterie vers l’avant, à ne pas la tirer en remontant.
Calculer chacun de ses gestes pour éviter une nouvelle catastrophe.

Alors qu’elle relève la tête, elle balaye les alentours du regard.
Jamais de la vie, non, jamais de la vie elle n’est parvenue à rester discrète pour cette fois.
Impossible.

Elle affiche un sourire de façade alors que les battements de son cœur accélèrent progressivement.
Ils vont revenir à leurs activités.
Ils ne vont pas plus la regarder.
Dans quelques minutes, secondes même, ils l’ignoreront et tout …
Tout va très bien se passer.

Non ?

Oh simple thing, where have you gone ?

Tu imagines, quand même ?
Les yeux de tous, posés sur toi. Tous ces regards insistants, qui t’ont vue t’aplatir comme une crêpe ?
Ils t’ont tous vue.
Toi, rien que toi.
Le silence après la cascade monumentale.
Tu le sais, certains ont ri. D’autres, plus doux, ou simplement plus doués pour se contenir, se sont contentés de sourire. Les gentils, au fond du rang, ont même voulu venir vers toi.
Peu importe la réaction, finalement, tu t’en fous de ça.
Ce que tu retiens, c’est qu’ils t’ont vue.
Que toi, Zélie, tu as été le centre de leur monde pendant un instant.
Fugace, certes, mais un instant quand même.

Zélie se décompose, se recompose. Elle tente de courir à corps perdu plus vite que son anxiété. Peut-être que l’une des deux s’essoufflera avant l’autre, avec un peu de chance ce sera elle.
L’espoir immature de celle qui a pourtant l’habitude. Qui sait.
L’anxiété arrivera, l’attrapera, la broiera entre ses doigts et n’en laissera rien.
Elle a furieusement envie de se ronger les cuticules. Lâcher cette baguette qui ne répond plus de rien, de toute façon, pour porter ses doigts à sa bouche et mordre, mordre encore jusqu’à ce que le sang perle sur le coin de ses ongles. Jusqu’à ce que la douleur la réveille.
Jusqu’à ce que-


La tête se redresse, les sueurs froides redescendent.
Oh, c’est vrai.
Zélie avait rendez-vous avec Castor.

La douce voix de la brune la ramène sur la terre ferme.
Son cœur bat toujours la chamade, mais Zélie le sent, il redescend.
C’était quoi, déjà, le mantra ?
Tout va très bien se passer ?

Zélie cherche au fond d’elle la force de sourire. Ses doigts se décrispent, desserrent les baguettes sans les faire tomber.
Enfouir le stress, le pousser loin, le mettre de côté. Il reviendra plus tard, mais pour le moment il n’a pas sa place ici.


C’est fébrile, mais y a une tentative de dédramatiser la chose. Elle veut se concentrer sur le moment.
C’est l’heure de répéter, c’est l’heure de jouer. C’est l’heure de profiter de ces minutes de bonheur où plus rien n’existe.


Cette fois, le sourire est réel. Il illumine son visage.
C’est à Zélie de choisir le morceau du jour. Elle y réfléchit un instant.
Un morceau où la batterie et la guitare pourraient s’accorder. Ou peut-être le piano ?


L’adolescente se remet à jouer, lentement mais sûrement.
Les premières notes sont maladroites, tremblantes. Fausses, même.
Zélie ne se laisse pas abattre pour autant : dans cette course contre la panique, il faut qu’elle continue de courir, elle le sait.
Une fois que la machine est bien relancée, tout lui semble beaucoup plus simple. Les notes s’enchaînent, les sons  deviennent de plus en plus harmonieux, forment un tout qui ressemble réellement à de la musique.
Après s’être « dérouillée », Zélie décide que Castor mérite tout de même quelques explications.


Elle rit doucement, embarrassée.


Ahahahah.
Ahah.
Merde.


On pourrait presque voir la goutte de sueur descendre le long de son front.

On pourrait croire que ce n’est qu’un sourire.
Pourtant, quand la main de Castor se pose sur son épaule et qu’elle se met à lui sourire, Zélie a déjà l’impression que le monde va mieux. Elle a déjà l’impression que le nuage menaçant au-dessus de sa tête se dissipe doucement.
Les angoisses s’effacent, chassées par la lumière dont irradie la musicienne à ses côtés.
Ça n’a l’air de rien, pourtant, quand Castor choisit l’empotée de service qui a failli arracher tous les câbles de la pièce et a fait tomber ses baguettes avant même de jouer, ça fait basculer son monde.
Peut-être que sa chute n’a pas tant marqué les esprits. Peut-être qu’ils se sont moqués d’elle cinq secondes de moins que ce qu’elle imagine. Peut-être qu’ils sont rapidement passés à autre chose. Peut-être même qu’au fond ils n’en ont réellement rien eu à faire.
Ou peut-être pas, d’ailleurs, mais cette dernière hypothèse ne lui parvient plus.

Évidemment, Zélie n’est toujours pas sortie de l’auberge. Quand elle commence à jouer, les gestes se font maladroits, les notes sont fausses et elle ne parvient pas directement à trouver le rythme.
Au départ, c’est terrifiant. Quel intérêt de jouer avec quelqu’un qui ne sait même pas taper au bon moment sur un tambour ? Pourquoi s’obstiner ?
Zélie se mord la lèvre inférieure gauche, au même endroit que d’habitude, pour chasser les mauvaises ondes.
Dans un recoin de son esprit, le sourire de Castor s’illumine de nouveau.
Parmi tous les musiciens ici, parmi toutes les personnes particulièrement talentueuses qui sont toutes en train de jouer, parmi toutes les personnalités les plus solaires, Castor est venue vers Zélie. Vers le petit nuage pluvieux qui tient mal ses baguettes et dont le cœur s’accélère à la moindre panique.
C’est avec elle qu’elle veut jouer, parmi tous les autres.

La morsure se fait plus légère, jusqu’à l’inexistence, alors que le rythme lui semble plus logique. Les notes s’enchaînent et le morceau paraît de plus en plus joli, jusqu’à en devenir vraiment agréable.
Les muscles se décrispent, le cœur ralentit.

On pourrait croire que ce n’est qu’un sourire.
Mais dans les ténèbres qui l’entourent, c’est toute la lumière dont Zélie a besoin.
Castor n’a pas besoin de mots, Castor n’a pas besoin de tous ces discours fascinants que certains sont capables de délivrer. Castor n’a pas besoin de tout ça.
Castor a juste besoin d’être là.

Alors, quand Castor incite Zélie à lâcher prise pour de bon, quand sa voix s’élève pour accompagner les instruments, l’adolescente décide de s’y adonner, elle aussi.


Tout s’arrête, comme une respiration qui prend fin.
Un long soupir expiré lentement, en entraînant avec lui la peur, l’angoisse, l’envie de s’enfuir.
Elles l’ont fait.

Les compliments de Castor font rougir Zélie, qui ne sait plus où se mettre. Un peu plus et elle se planquait derrière ses baguettes pour ne plus qu’on la regarde.


Non non non ne la regarde pas plus longtemps s’il te plaît s’il te plaît s’il te plaît.


Bien plus que tu ne l’imagines.

Castor se remet à jouer.
Un accord après l’autre, alors que Zélie se jette à l’eau. Là où elle aurait envie de fuir – oui, encore – pour complètement esquiver cette conversation, la guitariste lui donne envie de s’accrocher.
Ce n’est pas grave.
C’est ça, que Zélie oublie tout le temps.
Ce n’est pas grave de tomber. Ce n’est pas grave de faire tomber ses baguettes.
Ça peut évidemment être ridicule et ça peut même faire mal, parfois. Mais ce n’est pas grave. C’est ça, qui est important.

Ce qui étonne Zélie, cependant, c’est que Castor sache ce que ça fait d’être toisée par les autres.
Comment est-ce possible ?
À bien y réfléchir, elle a une explication, mais … Est-ce que ce n’est qu’une question d’étoiles ?
L’adolescente secoue la tête.


Hausse une épaule.


Elle ne devrait peut-être pas dire ça.
Ou peut-être pas si fort.
Mais c’est tellement injuste de reléguer Castor si loin, de mal la traiter alors qu’il y a des pourris tout en haut de l’échelle. Des gens qui savent juste mieux brosser dans le sens du poil, sûrement.
Ou peut-être que Castor est une personne qui cache vraiment bien son jeu, mais ça … Zélie est peut-être naïve, mais ça l’étonnerait beaucoup.

La question revient sur les maladresses de Zélie, avec une interrogation particulièrement intéressante, à laquelle l’adolescente n’a pas pensé.
Depuis quand ?
Le film se refait dans sa tête.


Pas beaucoup plus.
Zélie n’a pas le souvenir d’avoir été maladroite auparavant, ou au moins pas à ce point.
Ça a déconné au bout d’un moment, mais elle ne sait pas le situer précisément.


L’adolescente tire doucement sur la manche droite de son pull, avant de tendre le bras, paume ouverte vers le plafond. Des éraflures sur les mains, des marques bleues, violettes et d’autres jaunes, colorent sa peau du poignet à la moitié du bras. Si certaines sont sur le point de disparaître, il y en a qui sont bien fraîches, d’hier ou d’avant-hier.
Elle hausse une nouvelle fois les épaules.


Zélie sourit.


Forcément, comme c’est récurrent, ça crée plein d’ecchymoses.
Comme ça crée plein d’ecchymoses, ça inquiète.
Comme ça inquiète, ça attire l’attention.
Comme ça attire l’attention, ça la panique.
Comme ça la panique, ça la fait d’autant plus tomber.
Et c’est comme ça qu’on a le plus vilain des cercles vicieux.

Particulière.
Ce mot fait sourire Zélie.
C’est comme ça, alors, qu’on appelle ceux qu’on met dans un coin de la société ? Ceux qu’on regarde de haut ? Ceux qu’on maltraite ?
Ce sont des gens particuliers ? Et parce qu’ils sont différents, ils n’ont pas le droit au même traitement que les autres ?
Est-ce que ce n’est pas le traitement qu’on leur donne, finalement, qui est particulier ?
Injuste, difficile, incompréhensible.
Lourd.

Castor est toujours douce.
Castor sourit toujours.
Même face à ses propres fautes, aux explications qu’elle donne à la manière dont on la regarde, elle persiste à prendre la chose avec beaucoup de recul.
Castor a cette humanité qui transcende Zélie et lui donne envie de la protéger à son tour.
Elle ne sait pas si elle peut l’aider : elle ne pourra jamais changer son statut de sans-étoile, ni la faire aller plus souvent au club de volley, ou même la rendre moins sauvage. Elle ne peut pas faire tout ça.
Pourtant, au fond de son cœur, une petite voix souffle, parle, crie de plus en plus fort jusqu’à hurler.

Si Zélie est la petite demoiselle parfaite, qui obéit aux règles et fait constamment profil bas, Castor semble être le versant opposé : elle est sauvage, elle parle, elle va au devant des choses.
C’est le caractère que Zélie aurait rêvé avoir. Qu’elle aurait rêvé avoir la capacité de manifester.
Zélie aurait aimé être comme Castor.

La petite voix dans son cœur parvient finalement à se manifester.


Ça cogne dans sa poitrine, ça tambourine dans sa tête.
Elle a l’impression de se jeter à l’eau, d’en dire trop.
Mais elle a envie d’être là, elle aussi. Elle veut attraper cette main tendue et pas juste la prendre pour se hisser, elle veut la prendre pour la serrer doucement, lui dire que ça ira.
La caresser du bout des doigts jusqu’à ce qu’elle se réchauffe.


Elle ignore tout de ce qu’a pu faire Castor réellement, mais Zélie veut croire que cette carapace cache quelque chose de beau.
Quelque chose qui vaut la peine qu’on se batte pour elle.


Sur les lèvres de Zélie apparaît un nouveau sourire, d’une grande douceur.
Castor vaut la peine qu’on se batte pour elle, pour sa particularité.

Surtout quand, face à un problème comme celui de l’adolescente, elle réagit par l’écoute. Ne la moque pas, ne pense pas directement que c’est une idiote maladroite.
Sa première réflexion est de penser que c’est étrange, ce qui conforte un peu Zélie dans ses doutes.


Et hop, répondre sans en dire trop sur sa situation de grande angoissée qui peut pas respirer sans avoir peur de s’étouffer.
Elle espère que cette petite pirouette lui permettra de se faire comprendre sans avoir besoin de trop entrer dans les détails.
Castor va pour lui proposer une solution concernant son anxiété mais se ravise et la renvoie directement aux parents ou aux médecins.
Zélie tique, se mordille la lèvre inférieure.


Soupir.


Elle a peur, elle n’ose pas.
Avouer cette faiblesse, ne serait-ce pas s’exposer à être regardée d’un peu plus près, ou pire, de perdre des étoiles ?
Non, Zélie ne peut pas remonter l’info à des adultes. Elle trouvera comment s’en sortir sans eux, ou pas.
Elle fera ce qu’elle peut.

Son cœur tressaute quand la main de Castor revient sur son épaule.
De pâles rougeurs naissent sur ses joues.
Comment voulez-vous qu’elle accepte que les gens la regardent de haut ?
Comment voulez-vous qu’elle comprenne qu’on la prenne pour une personne particulière, alors qu’elle est si entière et si douce ?
Zélie avait peur de poser un fardeau de plus sur ses épaules, de la mettre mal à l’aise, voire de l’embêter, mais non. Elle est là, pleine, entière, à l’écouter parler de ses cascades en série, sans jamais la juger.


Elle place ses prunelles droit dans celles de Castor.


Un rire lui échappe.
Elle n’est pas sûre de vouloir la réponse à cette question, mais eh. Quel mal cela pourrait lui faire ?
Devenir particulière, elle aussi ?
Et si c’était ça, le secret ? Et si c’était comme ça qu’il fallait être, en réalité ?