amazed

Dans chaque note, je discerne une histoire, un murmure subtil qui se transmet de musicien en musicien, une légende qu’on ne peut évoquer qu'à travers la danse délicate des doigts sur les cordes et les touches. C’est un art qui me charme profondément – peut-être pas autant que le théâtre, mais qui n’en demeure pas moins gravé en mon cœur. Les membres du club me connaissent, tout comme je les connais. Ils sont habitués à ma présence discrète, celle d’une ombre dans le fond de la salle, là où je me laisse envoûter par les mélodies. Depuis quelques semaines, mes visites se font plus fréquentes – je viens, m’installe sur une chaise, abaisse mon chapeau sur mon front, croise les bras sur ma poitrine, étends les jambes – et j’écoute. Je te devine dans les accents des partitions, je te cherche dans les rythmes, et à travers cette quête, je m’efforce de mieux t’appréhender. Je suis là pour toi, bien plus que pour le spectacle.

La répétition touche à sa fin, mais je demeure immobile, patiente tandis que les musiciens rangent leurs instruments. Je les entends rire, plaisanter et se taquiner avec cette innocence qui m’émeut doucement dans l’ombre. Je me sens bien, témoin discret de ces instants candides de la vie qui s’écoule ici.
Finalement, je me lève. Au loin, je t’aperçois, et sans hésitation, j’entame mon chemin. Tu sembles occupé, mais je n’y prête guère attention ; ce moment m’appartient. Une personne t’interrompt, cela ne me concerne pas, et je poursuis ma course sans faillir. Bonjour, Eli. Je sais que je mets abruptement fin à votre conversation, mais cela m’importe peu. Je reste silencieuse, mes yeux se posent sur l’intrus qui, sans un mot, comprend qu’il est de trop et s’éclipse. Parfois, les paroles sont superflues ; il suffit d’un regard. Celui que je t’adresse est plus doux, un sourire discret, à peine esquissé, éclaire le bas de mon visage. On marche ensemble ? Je t’accompagne au réfectoire. C’est bientôt l’heure du dîner, tu dois avoir faim après une telle répétition.

Nous laissons derrière nous les échos lointains des notes et le murmure des instruments abandonnés. Le soleil, dans son déclin majestueux, caresse l'horizon de ses derniers feux, et à mes côtés, ses éclats mordorés illuminent les mèches rebelles qui voilent ton regard. Tu as cette désinvolture propre aux passionnés, ceux qui ne vivent qu’à travers et pour leur art. Il y a dans cela quelque chose de profondément admirable, et bien que je ne dise mot, je me sens émue de contempler cet épanouissement. Mes mains, enfouies dans mes poches, jouent distraitement, ouvrent et ferment des poings que nul ne voit. Et tandis que mes pensées vagabondent vers ce qui nous attend, je médite sur ces échanges précieux, partagés avec ces adelphes que l’on chérit et que l’on souhaiterait ne jamais voir s’éloigner.

Tu es vraiment très talentueux. J’ai longtemps hésité entre le théâtre et la musique, tu sais ? Je me revois dans ces années lointaines, quand je ne savais m’adresser aux autres qu’avec cet air carnassier, dévoilant les dents, comme pour me protéger. Il fallait bien faire quelque chose de cette colère, de ce tumulte intérieur, dévorant et insatiable. Et puis un jour, j’ai trouvé l’expiation par les passions. C’est sur la scène que j’ai tenté de me racheter, d’apaiser ma cruauté – du moins, en partie.
Finalement, c’est le théâtre qui m’a capturée. Peut-être que, plus jeune, je manquais encore de patience pour apprivoiser un instrument. Aujourd’hui, je repense souvent à celle que j’étais, cette boule de rage contenue, toujours prête à éclater sur des innocents. C’est dommage… aussi bien pour cette colère que pour la musique. Si j’avais persévéré, j’aurais choisi le violon, sans doute pour en faire l’écho de mes tourments par sa sonorité macabre. Mais assez parlé de moi. Cela fait un moment que j’envisage de venir te voir. Et puis juste comme ça, portée par un élan presque impulsif, je me suis introduite dans ton espace, comme un souffle. J’affiche alors la nonchalance feinte pour masquer mes intentions véritables. Je voulais savoir comment sonnaient les notes avec une capacité comme la tienne. Je veux comprendre comment résonne la musique lorsqu’on la côtoie comme une confidente. Ce lien que tu as, cette harmonie que tu partages avec elle… c’est cela que je désire ; ce que tu possèdes et qui m’échappe.