amazed

le temps passe vite et le monde est petit dans l’Enclave. pourtant, Jude n’arrive pas à saisir ce qui l’a tenu séparé si longtemps de Caïn. il aurait voulu que le deuil les rapproche, qu’ils traversent cette épreuve ensemble, mais il faut croire qu’il était le seul à le souhaiter ainsi. c’est peut-etre l’une des particularités que l’on accorde aux jumeaux, de toujours tout faire à l’identique, même lorsque la mort se glisse entre eux. si l’un disparait, l’autre n’est jamais loin derrière. Jude se rassure comme il peut, se dit que Caïn ne s’est pas éloigné de son plein gré. non, il ne l’a pas abandonné… parfois, les chemins se séparent simplement comme ça, car c’est écrit, car cela doit arriver.

de toute manière Jude a d’autres préoccupations en tête. à bientôt vingt ans, il doit se concentrer sur ses étoiles, sur sa réussite et rien d’autre. n’est ce pas ? il n’a pas vraiment le loisir de se permettre des écarts.
n’est ce pas ?
pourtant, comment expliquer qu’il lui a suffi d’un seul message de Caïn pour le trainer sur la grande place. en chemin, il a croisé du monde mais il a prétexté l’urgence pour éviter les salutations. ce n’est qu’à cet instant qu’il a réalisé que, pour la première fois depuis un long moment, il ressentait autre chose que de la colère. un enthousiasme délirant mêlé à une peur irrationnelle et à une tristesse accablante. et puis, parsemé sur le tout, un soulagement immense de le revoir enfin. ce n’est pas faute d’avoir essayé. il a tenté de le retenir, a agrippé sa manche pour le garder tout près. peut-être est-il là : son premier échec.

il arrive au lieu de rendez-vous le premier, jette un oeil à sa montre et constate qu’il est pile à l’heure. il joue des doigts nerveusement, incapable de rester en place tandis que son esprit s’emballe, imagine les pires scénarios. il ressent sa présence bien avant de le voir, une lourdeur invisible qui l’écrase, l’oppresse au milieu des buissons fleuris et du gazouillis des oiseaux tout autour. le son de sa voix le frappe de plein fouet, lui jette des années de négligence à la figure. alors, il ne peut pas la retenir, cette colère, la seule qui ne l’ait jamais quittée. elle surgit sans retenue, acide et poignante.

tu te souviens de mon prénom, c’est fou ! sa voix, cassée, laisse échapper un rire sans joie - c’est à se demander s’il va pleurer. qu’est ce que tu me veux ?

puis, soudain, il se détend, prend peur à l’idée de le voir lui tourner le dos, de ne plus avoir de nouvelles pendant trop longtemps à nouveau. comme un chiot, il relève des yeux brillants vers lui, des yeux fatigués. des yeux peut-être un peu désolés.

est ce que… tout va bien ?

Caïn ne prend même pas la peine de s’installer auprès de lui et cette indifférence enflamme le coeur de Jude. n’est il même plus digne de sa proximité ? lorsqu’il lui tourne le dos, la panique s’empare trop vite de lui. l’imposante silhouette de Caïn projette une ombre qui semble l’avaler tout entier. Jude se revoit dans un cauchemar où les murs de l’Enclave s’allongent interminablement, dissimulent le ciel jusqu’à le plonger dans une obscurité totale. c’est ainsi qu’il perçoit Caïn en cet instant, comme sa prison vivante. il le tient au creux de sa paume, puissant et insaisissable. trois pas en avant et Jude les a déjà rattrapés, comme un chien fidèle derrière son maitre. la peur de le voir filer entre ses doigts est insupportable et même si cette rencontre devait être leur dernière, Jude se doit d’en savourer chaque instant.

tu m’as oublié, moi. c’est tout ce qu’il trouve à dire, pathétique et rongé par l’angoisse. et puis c’est vrai, à cet instant précis, Jude a la sensation poignante de ne plus vraiment appartenir au présent de Caïn. il est persuadé de vivre dans son passé, et comprend désormais pourquoi on l’a si aisément relégué dans l’oubli. c’est si simple de ne plus penser à ce que l’on laisse derrière soi. il s’en veut terriblement de ne pas avoir fait de même, de ne jamais avoir considéré Caïn comme une partie de sa vie d’avant. il n’a même pas de vie d’avant, il réalise, juste cette existence monotone qui s’étire depuis vingt ans. un nœud se forme dans sa gorge et il remet en question toutes ces années écoulées. il n’a jamais eu l’impression de faire quelque chose de mal, de prendre un mauvais chemin. pourtant, aujourd’hui, avec Caïn à ses côtés, il a le sentiment d’avoir tout raté. et ça le tue.

il s’efforce de toute son âme de penser au Paradis, ce but qu’il s’est promis d’atteindre, cette récompense ultime qui finira par le guérir de tous ses maux. il y pense, à ce Paradis, mais ses yeux restent inévitablement braqués sur son ami. la violence de Caïn ne l’épargne pas, un blizzard impitoyable qu’il n’avait jamais connu auparavant, qui le fait trébucher sans une once de regret de sa part. attends… une supplication à peine audible, il ne réalise même pas sa chute, se redresse trop vite dans un effort désespéré de le rattraper à temps. encore, il a peur de le voir repartir. qu’est ce que t’as à la fin ? l'impatience de Jude éclate, semblable à celle d’un enfant, irrépressible et spontanée. Aussitôt, il regrette ses paroles à l’entente de celles de Caïn.

son visage se décompose, et il sent ses organes chuter jusque dans ses talons. il a chaud. l’espace d’un instant, il a l’impression de rêver. hein ? c’est tout ce qui lui vient sur le moment et il sait combien cela le fait paraître idiot. il aimerait imiter le calme de Caïn, ne pas se tourner en ridicule face à lui. il voudrait lui montrer que pour lui aussi, tout va bien - peu importe la vérité. mais comment faire lorsque le deuil qui l’a brisé lui est rejeté à la figure de cette manière ? qu’est ce que t’as dit ? il n’est pas fou, mais il s’accroche à l’infime espoir que tout ceci, il l’a imaginé. tout se mélange, tout va trop vite, et dans la folie de l’instant, Jude se contente de rire à pleins poumons. ses yeux se plissent en demi-lune et il cache son visage derrière une main tremblante. ses fossettes profondes ornent ses joues bronzées, un contraste cruel avec la détresse qui le dévore. il met quelques secondes avant de retrouver un semblant de calme. t’es revenu… il reprend son souffle tant bien que mal. t’es revenu pour me dire ça ?! il a toujours eu du mal à contenir la tempête d’émotions en lui. sur le moment, il se dit que s’il se force à garder ce sourire scotché au visage, ça pourrait l’empêcher de fondre en larmes. mais il sent les gouttes chaudes perler sur son visage, incontrôlables et humiliantes. il s’empresse de les faire disparaître, n’ose même plus croiser le regard de Caïn.

pourquoi tu fais ça ? dans son sanglot pitoyable on ne comprend pas très bien ce qu’il veut dire. pourquoi t’as fait ça ? pourquoi tu me fais ça ?

lorsque Jude repense à tous ces moments où Caïn l’a délibérément évité, il a le cœur serré. c’est délicat, ce qu’il ressent pour lui, à tel point qu’il n’ose même pas se l’avouer à lui même. il essaie d’arrêter de pleurer, mais chaque fois qu’il balaie une poignée de larmes, d’autres viennent trop vite les remplacer.

il était proche du frère de Caïn. une proximité simple et juvénile, il se souvient de leurs bêtises d’enfants à la Nurserie. Si Jude devait garder des souvenirs de sa vie à l’Enclave, il choisirait ceux-là. et il garderait toujours Caïn avec. ils ont le même visage, les mêmes traits ciselés, mais Jude ne les a jamais confondus, pas même la première fois. pour lui, c’est trop simple de reconnaître Caïn, peu importe les circonstances. mais alors qu’il confesse son crime, Jude revoit son ami disparu. il le revoit dans sa mâchoire qui s’articule, dans ses lèvres fines qui s’étirent plus lentement que la normale. il n’y a que la voix qui diffère, bien qu’il ne soit plus trop certain de sa tonalité aujourd’hui. à cet instant, il réalise que cela aurait été trop dur de pleurer son ami aux côtés de sa copie exacte. il pense alors, peut-être que Caïn lui a-t-il fait une faveur en l’ignorant tout ce temps.

il a un sursaut lorsque la main robuste s’écrase dans son dos. me touche pas. ce n’est pas une menace, il prononce ces mots comme une supplication, parce qu’il a peur de s’effondrer, de se casser. il sait pertinemment que Caïn serait incapable de ramasser les morceaux. c’est comme ça que tu les traites tes amis, toi ? tu les évites comme la peste puis tu reviens, tu confesses tes crimes comme si de rien n’était et en plus de ça tu te marres ? il sent la colère monter, elle est menaçante au fond de lui, lui fait hausser le ton sans qu’il ne puisse rien contrôler. c’est quoi ton soucis ? enfin il se tourne vers lui, fait face à ce sourire qui lui secoue l’estomac. il ne peut même pas le regarder plus de quelques secondes alors il se lève, anxieux, les entrailles nouées.

il sont seuls sur la place mais Jude ne se sent pas en sécurité - est-ce Caïn qui en est la cause, ou cette inquiétude latente qui le hante ? instinctivement, il commence à se ronger les ongles, le regard perdu dans le lointain. il réfléchit, puis enfin, se tourne vers lui. pourquoi t’es venu me dire ça à moi ? répond ! c’est une plaisanterie débile avec tes nouveaux potes, c’est ça ? sa voix tremble légèrement, une ultime tentative pour le laisser avouer que tout ceci n’est pas réel, mais même Jude sait que c’est bien le cas. Caïn ne plaisante jamais. qu’est ce qui te fait croire que je vais garder ton secret, hein ? tu crois quoi ? que je suis à ton service ? là, maintenant, qu’est-ce qui m’empêche de dire à tout le monde que t’as tu-

les mots se meurent sur ses lèvres lorsqu’il remarque quelqu’un passer près d’eux. et dès lors, il comprend. il comprend pourquoi Caïn l’a choisi lui.

Jude aime le tic-tac des horloges lorsqu’il travaille. il aime lorsqu’il peut se resservir en dessert au réfectoire. il aime griffonner ses pensées éparses dans son journal le soir avant de s’endormir. il aime réparer les objets cassés que les blocards lui apportent, voir leur soulagement lorsqu’il réussi à résoudre le problème. il aime courir très vite sur la piste du stade, sentir le vent fouetter son visage et l’adrénaline envahir ses veines. et oui, c’est vrai, il aime aussi Caïn. il l’aime à sa manière, de loin, silencieusement, mais assez fort pour ne jamais l’oublier, même après tout ce temps. c’est une sensation troublante que d’être confronté à ses propres secrets, surtout lorsqu’ils nous sont révélés par l’être concerné. Jude se sent nu, humilié face aux paroles de celui que la rencontre bouleverse tant. je t’ai dit de pas me toucher. c’est tout ce qu’il parvient à articuler entre ses dents, les yeux embués, fixés sur Caïn dans une colère rarement contenue, étrangère aux habitudes de Jude. mais rien n’y fait, il sent, ressent son contact trop intensément, bien avant que leur peau ne se rencontre. et ça le répugne. il lui cracherait dessus s’il en avait encore la force, lui hurlerait des injures jusqu’à se briser les cordes vocales. pourtant, face à Caïn, Jude est lâche, fragilisé par une nostalgie qui l’empoisonne. il suffoque en silence, prisonnier de ses émotions, tiraillé entre l’amour et la haine, l’attirance et le dégoût, incapable de se libérer de l’emprise de celui qu’il aime en silence depuis trop longtemps. de celui qu’il souhaiterait tant pouvoir oublier.

il le regarde partir, attend de le voir disparaître complètement avant de retourner s’asseoir sur le banc, ahuri, les yeux perdus dans le vide, les membres tremblants. Caïn ne l’a pas frappé, mais c’est comme s’il lui avait assené le coup le plus violent de sa vie. l’esprit en ébullition, Jude termine de pleurer ici, seul, pendant de longues minutes. lui qui a toujours souhaité une justice après la disparition de son ami se retrouve à regretter la vérité. il pleure le confort de l’ignorance. et puis surtout, il pleure ses derniers moments avec celui qu’il considérait tant, car il réalise que cette discussion n’a pas été qu’une horrible confession, mais surtout un soulagement pour Caïn. un châtiment pour Jude.