amazed

à l’aube de ses dix années, Elys sait lire, écrire et chanter. compter par contre, c’est une autre histoire. dans le couloir, il se gratte la tête en se demandant pourquoi l’alphabet s’arrête après Z alors que les tables de multiplication semblent s’étirer à l’infini - il s’ennuie terriblement ! peut-être qu’il devrait invoquer Lucien pour l’aider. lui, il peut facilement compter sur ses dix doigts, ou plutôt onze si on l’on compte Elys dans le lot.

Lucien est maître des chronomètres mais aujourd’hui le voilà qui traîne à régler ses histoires. peut-être que lui aussi s’est perdu dans le décompte du temps. normalement, il suffit d’une poignée de minutes pour que les horloge reprennent leur danse. Elys quant à lui, est aujourd’hui sentinelle des mini secondes, repose contre le mur, les yeux rivés sur les arrivées comme un chat lové sur le rebord des fenêtres. tout à coup, on vient le chercher, il devient alors facile de deviner ce qui se trame derrière ces remparts épais. on lui explique brièvement la situation, ce qui lui arrache un long soupir. comme s’il avait besoin de moi pour s’en sortir celui là ! mais bon, fort de son courage, Elys se lève avec nonchalance, dépoussière son pantalon avec la rigueur d’un aristocrate en désuétude, et remercie le messager d’un hochement de tête. il se pare de son sourire hagard, celui qui l’habille lorsqu’il est l’heure de performer, puis pousse la porte d’entrée.

salut Lucy, super propre ta chambre, Lucien t’a aidé ? trop sympa ! une main sur l’épaule de son super copain. c’est vrai qu’il est gentil ce Lucien ! un regard vers les Mamans tout autour pour glaner leur approbation. moi aussi j’attendais Lucien pour faire le ménage ! de son doigt espiègle, il désigne la porte qu’il vient de franchir. c’est normal qu’il ait mis plus de temps ici, ça sent souvent le pot pourri. pas vrai Lucy ?

ce n'est pas la première fois qu’Elys voit Lucy pleurer. il se rappelle très bien de ce cauchemar qu’il avait projeté où elle était poursuivie par des rats aux dents de requin. la pauvre Lucy courait à en perdre haleine pour éviter de finir dévorée comme dans un festin de piranhas ! Elys, lui, s’était tordu de rire en la voyant tourner en rond comme un petit chien perdu dans le fond du jardin. dans l’arrière-cuisine, en la regardant, il perçoit qu’elle non plus n’a rien oublié. sur la figure du faiseur de rêve, le sourire est carnassier du haut de ses dix premières années. ses yeux brillent de la malice qu’on réserve aux enfants qui sont méchants pour la simple et bonne raison que ce sont des enfants. dans ceux de la petite fille, il y a une lueur de tous ses cauchemars, une ribambelle de monstres imaginaires qui lui ordonnent de se faire toute petite devant les Mamans. Elys se promet de revenir plus tard, seul, pour s’excuser.

le passage des années a l’air de faner notre aptitude à tomber. c’est comme les dents de lait ! Elys philosophe à ce sujet au coeur de la tempête, se demande si nous gardons une réserve de chutes emmagasinée quelque part, peut-être nichée au creux de nos genoux ? en voyant Lucy effondrée au sol, il se met à compter en silence, se prend pour le gardien des pertes : moins une pour toi ! il s’est souvent interrogé sur le comportement à adopter face à une déroute : rire ou se précipiter pour secourir ? après réflexion fulgurante, il choisit de rire, un gloussement discret camouflé derrière sa paume. malheureusement, il se rend compte un peu tard que son éclat, loin de faire éclipser la douleur de Lucy, la rend encore plus criante. Elys ne rit pas pour se moquer, mais bien parce que la vue d’une chute l’enchante : il trouve que s’effondrer est d’un comique irrésistible. les trébuchement, les renversements, les naufrages, tout cela le ravit. à ses yeux, se laisser aller à la gravité est un acte de rébellion, et son rictus est le contrepoids à cette physique implacable. alors, en voyant Lucy tomber, il éclate de rire, ah ah ah ! et autour de lui, les autres enfants l’imitent et applaudissent dans leur cruauté espiègle.

à mesure que les années dévalent le calendrier, Elys se met à penser que la notion d’humour se dérobe elle aussi avec le temps. les adultes n’aiment jamais les chutes. ils se précipitent, les bras tendus comme des cerbères enragés, demandent d’un ton alarmé si tout va bien. peut-être est-ce pour cela que les grands tombent si rarement — leur sens de l’humour se meurt avec la pesanteur. Elys se promet de ne pas céder à cette triste métamorphose. il rêve de continuer à être le spectateur des cascades et des glissades improbables et il espère aussi que Lucien sera là, à ses côtés comme aujourd’hui, pour assister à tout ça avec lui. il est marrant Lucien. Elys ne rirait plus vraiment sans lui. quand on lui tend une serpillère en guise de sceptre et qu’on les dirige vers le sellier, Elys garde sa risette comme un épicurien du rire. les punitions, il les connaît trop bien ; nettoyer le sellier, ce n’est qu’une danse avec la poussière.

sur le chemin aux côté de Lucien, il traine quand même des pieds - c’est sa paresse qui se manifeste. tu penses qu’on va avoir beaucoup de problèmes ? elle abuse un peu Lucy, à tout le temps pleurer pour rien. je trouve qu’on l’a bien aidé, non ? les voilà arrivés. de toute manière elle l’a un peu cherché. n’est ce pas ? Elys se met au travail. elle va s’en remettre. au fond, c’est un souhait qu’il fait à voix haute.

Elys aurait volontiers troqué ses deux simples globes oculaires pour une constellation de petits yeux tout autour de la tête. deux, c’est beaucoup trop peu pour capturer les merveilles ! il aime compter en double : deux mains pour saisir, deux pieds pour courir, deux bras pour chérir, deux jambes pour pétrir... et, bien sûr, deux garçons enfermés dans le cellier pour... il ne saisit pas encore avec exactitude la raison exacte de leur présence ici. c'est vrai ça, Lucien n'a pas l'air de vouloir nettoyer - alors Elys non plus ! avec ses deux mains et ses dix doigts, il peut tout manipuler, mais Lucien, lui, est jongleur de l’impossible, déploie ses lames de doigts et agrippe ses camarades avec la souplesse d’une pieuvre abyssale. ses proies jamais il ne lâche, et aujourd’hui, c’est Lucy qui en paie les frais.

une araignée ? s’exclame Elys avec une joie enfantine. il adore ces créatures à huit pattes, ces petits tisserands silencieux. tu veux l’offrir à Lucy ? demande-t-il, un sourire en coin, car au fond, Elys sait bien que Lucien n’est pas vraiment méchant. après tout, ils sont amis depuis des siècles, enfin, presque. trop sympa ! ajoute-t-il, le cœur léger. l’idée que Lucien puisse vouloir se racheter le soulage, la sensation est étrange et il la balaie bien rapidement.
dans l’ombre, l’araignée, ses pattes frémissantes, observe le sourire éclatant d’Elys qui s’agenouille devant elle, comme un chevalier face à sa minuscule reine. il l’aime déjà tant, cette créature fragile, qu’il en serait presque jaloux à l’idée de la partager avec Lucy. sans la moindre hésitation, il tend ses mains ouvertes, accueillantes, et la laisse monter, frôle sa peau avec une délicatesse infinie. il le sait d’emblée, elle ne lui ferait jamais de mal.

pas besoin de boîte, regarde comme elle est mignonne ! tu veux la porter ? demande Elys, les yeux brillants de bienveillance, l’attention rivée sur sa nouvelle amie. lorsqu’il relève enfin la tête, c’est pour croiser le regard de Lucien. elle ne mord pas, tu sais. si t’as peur, je peux la donner à Lucy moi-même ! il sourit, heureux de pouvoir rendre service.

et juste ainsi, sans crier gare, la décision tombe ! l'araignée, ce sera pour Lucy ! mais dans le fond, elle appartient à Elys, c'est elle qui s'est glissée dans les interstices de leurs moments volés. en si peu de temps, il s’est attaché à ses petites pattes toutes douces, à ses yeux qui questionnent le monde. plus que jamais, il sait qu’il doit la sauver. non, t’inquiète pour la boîte, je gère. et les voilà partis, Lucien en tête, comme d’habitude, et Elys qui traîne derrière, l’air un peu perdu. pourtant, loin d’être absent, il fait danser la petite bête d'une paume à l'autre en marchant. d'une voix douce, il interroge : dis, Lucien, tu l’aimes pas vraiment Lucy, hein ? c’est pour ça qu’on fait tout ça ? t’es fâché parce que les mamans nous ont disputés ?
soudain, ils arrivent presque au but. Elys s’arrête net, force Lucien à stopper sa course et à se retourner. c'est leur manière d'être : Lucien décide, Elys suit. cette harmonie entre eux, cette danse tacite, c’est ça qui fait battre son cœur plus fort.

moi, ça m’embête. et je crois... que ça m’embête encore plus si ça t’embête aussi. avec le temps, Elys a découvert en lui une fibre protectrice. cette année qui les sépare, c’est comme des ailes qui lui poussent — être l’aîné vient avec ses responsabilités. et puis, il y a aussi toute cette tendresse qu’il lui voue. il en veut à Lucy, il en veut aux Mamans, mais tout ça pourrait changer si Lucien lui disait qu’il se trompait. je sais qu’elle va flipper en voyant l’araignée, Lucy est débile. mais si tu veux vraiment qu’on se venge, je suis d’accord. dans leur amitié, il y a une cruauté sans fard, totalement assumée aux petits âges. Elys n’a pas honte de blesser, pour lui-même ou au nom de Lucien. il ne s’en cache pas, il lui faut seulement le temps de réaliser que c’est de cela qu’il s’agit. il ne s’est toujours pas habitué au fait qu’avec Lucien, c’est souvent de cela dont il est question. alors, il s’adapte, il innove, il cherche des échappatoires. et ça tombe bien, des idées, Elys en a des tas.
moi, j’ai pas vraiment envie de faire de mal à l’araignée… mais des monstres, j’en ai plein pour Lucy. on doit juste faire ça discrètement. t’es d’accord ?