amazed

Le cœur de Loup bat très fort.

Il n'a pourtant pas mangé plus que d'habitude -- son nouveau régime une étoile oblige, mais il y a quelque chose d'autre qui s'est insinué dans ses artères et qui contribue à lui empourprer un peu les joues ce soir.

Peut-être la main de Max dans la sienne,
avec Luke, elle est la seule à pouvoir le tenir sans lui arracher un grondement ou une envie de faire la guerre. C'est donc tout naturellement que les doigts de Loup sont refermés autour de ceux de Max, au moins jusqu'à ce qu'elle le relâche, sur les flancs de la rivière.

Une source y est blottie à la naissance, dissimulée derrière des rideaux d'une nature autrement plus foisonnante et instable qu'aux abords de la Société. C'est un refuge qui semble vrai et intact, que la vanité humaine n'est pas encore venue tailler.

Son regard se perd sur les galets, puis le cours d'eau. Puis Max, puis son maquillage pailleté comme à la soirée d'été. Puis les quenottes blanches que découvrent ses babines sous un sourire, et la seule vision de l'émail provoque à Loup un bourdonnement fiévreux sous son ventre.
Ses lèvres se mettent à trembler face à la célébration et on ne sait pas trop dire quelle est l'expression qui se cache derrière.

Quand elle lui demande ce que Luke lui a offert, Loup baisse les yeux jusqu'à ses pieds ; on y voit une paire de baskets, trop neuves pour qu'elles soient celles que porte habituellement Loup. On sait aussi que la maigreur de sa bourse ne lui aurait pas permis de s'offrir des semelles aussi solides, alors il est évident qu'un plus de trois étoiles y a mis du sien dans cette donation.

- Oui. Coureur.

Il s'est toujours montré vigoureux dans l'art de poursuivre, alors courir des heures durant dans des murs qui n'ont aucun sens ne devrait pas faire grande différence. À plus forte raison quand cette enceinte est jonchée de créatures cherchant à donner la mort ; on sait que les blocards sont les plus aptes dès qu'il s'agit de se dépasser.

- On fera la course dans le Labyrinthe.

Il ne s'arrêtera que quand Max s'arrêtera, ou si elle lui dit de le faire.

Une obéissance que même le premium PHY peinait à arracher à Loup, si bien que ce dernier s'est même laissé manipuler la crinière, en démontre les mèches planquées à contresens sur son cuir chevelu. La sensation d'avoir quelque chose de tiré en arrière a quelque chose de déroutant, et Loup a hâte de pouvoir plonger la tête dans l'eau pour libérer sa toison du gel qui l'emprisonne.

Il est aussi bien apprêté et cela a quelque chose qui détonne de le voir rejoindre Max sur le plaid. Ils forment à deux Le Déjeuner sur l'herbe que Manet avait peint il y a des lustres, à une époque dont l'Enclave ne parle même plus.

- Merci.

La vérité, c'est qu'il ne sait pas bien quoi faire du paquet entre ses mains. La couleur rouge capte son attention sélective, il observe les angles et les jeux de lumière de l'emballage soigneusement plié, en se demandant si le cadeau est celui-là, ou bien autre chose à l'intérieur.
Il l'approche de son oreille et remue la boîte. Le son qui en émane ne l'aide pas à savoir ce qu'il y a dedans.

- Je peux ouvrir ?

Est-ce que je peux tout déchirer, Max.

- Des gâteaux...!

Son œil est diverti par le plastique près de Max -- la nourriture a toujours eu une grande place dans son existence. Ce n'est pas tant la viande que le fait de consommer quelque chose qui donnera sa force à Loup une fois que son système l'aura ingéré.

Les vœux de Max le rappellent à l'ouverture du présent et Loup tire sur le ruban qui forme le nœud et la prison pour déballer les couches de satin imprimées.
Sa main entre en possession d'un petit sachet en velours, noué lui aussi, et au toucher, il est capable de reconnaître la rigidité de plusieurs crayons pressés les uns contre les autres.  
Son autre ramasse une sorte de jouet et Loup n'est pas trop sûr de ce que ça veut dire. La forme est particulière.

- C'est quoi ?

Il dépose tout sur la couverture et fouille la dépouille de l'emballage pour trouver un morceau de papier replié. Ses sourcils blonds se froncent et il délie le lacet en lin qui scelle la missive pour y découvrir une typographie manuscrite. Les courbes sont douces, élancées, semblent vouloir s'enfuir des grains.

Sa vue survole les caractères, un peu trop vite pour prendre le temps de vraiment comprendre les phrases. Peut-être parce qu'il pressent que le contenu de cette lettre est très important et que ce n'est pas quelque chose à lire maintenant.

Max sait faire preuve d'une délicatesse, d'un soin que, peut-être, Loup n'aurait jamais.

Il admire ces gestes autour du papier pour créer un support à la part de gâteau, sans réellement prêter attention au jouet que Max a prévu pour sa mâchoire. Les choses matérielles ont bien peu de valeur aux yeux de Loup. Mais qu'est-ce qui a vraiment de la valeur pour lui, après tout ?

Faire un vœu.

Oh... C'est une bonne question.
Quel est le vœu le plus cher de Loup ? Est-ce que cela a-t-il un rapport avec l'Enclave ? Avec Max ? Avec le monde réel ? Avec la mer ? Avec les oiseaux ?
Loup ne croit pas en l'invisible mais avec Max il accepte de se prêter au jeu. Il se tient droit, les genoux en tailleur. Sa posture est ferme, ancrée, et comme pendant les rituels solennels, il y a quelque chose d'un peu dramatique qui s'exprime aux recoins de ses traits. Sa porcelaine se comprime sous l'imprégnation d'un souhait. C'est rare aussi qu'on lui demande ce qu'il veut, Loup.
Ses poings se ferment, semblant contenir la source de ses rêves. Il ferme les yeux et laisse le désir accaparer sa pensée, voyager sous ses paupières. Des paysages peuvent-il se dessiner dans l'obscurité de son silence ? Que se passe-t-il quand les loups dorment, de quelle substance sont leurs rêves ?

Lentement, ses lèvres se meuvent. Il articule une formule sans consonne ni voyelle, un son qui n'existe pas dans cet univers.
Il se passe bien une éternité où la flamme danse entre les mains de Max, que la cire se consume en gouttes transparentes le long de la tige bicolore.

Quand il rouvre les yeux, le feu rougeoie à l'intérieur de ses pupilles, crée un choc thermique avec son bleu polaire.

- C'est bon.

Qu'a chanté le loup sous le clair de lune ?

- Et maintenant je souffle ?

Lorsqu'il souffle, le prédateur détruit la maison des cochons.

Ses poumons gonflent et son poitrail grandit. Puis, tout crève dans un zéphyr clair et limpide qui vient mettre un terme au brasier.
L'odeur de la cire brûlée virevolte tout autour d'eux dans cette fragrance typique des anniversaires. Loup aime bien cette senteur et on peut voir sa nuque se plier pour observer les volutes blanches s'évaporer jusqu'à la rivière.

La lettre sera pour plus tard.

Sans trop demander son avis à Max, il s'occupe lui-même de récupérer la part de gâteau, en retirant au préalable le harpon de la bougie, avant de mordre dans la pointe du triangle. Le chocolat coule doucement contre ses babines puis son menton. Le bout de son nez plonge dans la noisette écrémée avec le lait, et, bientôt, ses joues enflent sous la réserve de sucre et de gourmandise.

"Bravo Loup !"

C'est marrant.
Castor aussi lui a dit ça.

De plus en plus... On dit bravo à Loup. Peut-être parce que ces fois-là, Loup fait vraiment les choses bien. Alors c'est ça, le secret de l'approbation extérieure ? C'est faire exactement ce qu'on dit ? Cette pensée le traverse au moment où la flamme disparaît en volutes de poussière.

Est-ce qu'il avait faux depuis le début ?

La liqueur, le sucre glace et la noisette s'écrasent à son palais, et tout ensemble ces saveurs ont une texture particulière, entre plaisante et tiède. Peut-être parce qu'ils sont dehors -- non, il n'y a pas de meilleur environnement pour Loup que l'extérieur très précisément.

- Si j'étais un cochon on me mangerait.

C'est sans doute mieux que lui qui mange les autres.
Il ne sait pas qu'il finira mangé quoiqu'il arrive.

- Et je mangerais tout.

Même la terre. Même les saloperies balancées dans les rivières.

- Après, on peut aller à la cascade ?

Marcher le long du courant à son sommet, flirter avec le danger.
Il aime l'adrénaline, Loup. À défaut d'avoir le ventre plein, ça lui donne l'impression d'être vivant.

- Et puis aller dans la cabane pour dessiner.

J'ai fait un peu les affiches pour ce soir, mais personne a rien dit.

- Toi tu veux faire quoi, Max ?

Si elle avait la possibilité de faire n'importe quoi, que ferait-elle ?

De sa barbaque les empereurs ne voudraient pas ; trop rigide et coriace, elle serait. Ils la préfèrent tendre et saignante, c'est bien connu. Ce qui baigne dans son jus a mariné et est prêt à la consommation ; la ride, sèche, est une faille où plus rien ne peut pousser.

- J'aime bien manger.

Sa gueule à lui a le privilège de l'absence de discrimination, c'est-à-dire qu'elle ne fait pas la distinction entre la chair rance et le plus délicat des mets.

Peut-être mangerait-il Max avec plaisir.

- D'accord. Je vais tout finir.

Son dos s'est penché en avant et ses bras s'ouvrent dans une boucle grande comme une enceinte -- grande comme l'Enclave. Il rapproche les friandises jusqu'à ses jambes et il mange, simplement. Le sucre disparaît sous sa langue, lui assèche les papilles mais Loup mange toujours, c'est un automatisme. Une région de son cerveau programmée pour ingérer encore et encore. On ne l'a jamais vu manger jusqu'au point de dégobiller, Loup, alors c'est peut-être que son pouvoir réside aussi dans le fait que son ventre ne peut en réalité jamais être plein.

L'œil toujours rivé sur la coureuse, il dévore.
Quel goût a la chair humaine ?
Max a toujours eu l'élégance des ballerines.
La grâce des fées au-dessus des fleuves.
Est-ce que ça s'arrache aussi facilement que le poulet ?
Au-dessus de l'eau, c'est sûr qu'elle flotterait.

- J'ai fini.

Son crime désordonné s'illustre sur le pourtour de ses babines crédules. Son nez, bien qu'au préalable essuyé par une phalange attentionnée, est de nouveau peinturluré de beige et de blanc. De pépites de chocolat et de crème fouettée. À l'aveugle, il récupère d'un coup de langue, pousse la pointe dans les recoins de ses commissures pour attraper les vestiges invisibles. La gueule du loup est longue, elle est surtout tallée pour s'engouffrer dans les plus petites cavités.

Elle est faite pour s'enfoncer entre deux côtes.

- On laisse tout ici ?

Il demande tout en se relevant d'un bond, la nappe, les déchets, les miettes et les cadeaux éparpillés n'importe comment sur le sol humide.
Sa nuque tourne, il observe les alentours, comme si quelqu'un pouvait les entendre. Comme si quelqu'un d'autre était là.
D'instinct, il hume l'air.

Loup s'avance pour rejoindre Max le long du cours d'eau, le remonter jusqu'à la source du Diable.

La dernière fois qu'il y est allé, il s'est fait gronder.

Oui, c'est dangereux.
Oui, ils peuvent tomber.
Oui, ils peuvent même mourir.

Mais Loup, toujours, revient ici.

Sous le poids qui presse sur ses acromions, son nez pivote pour chercher Max qui aime changer son angle de point de vue, passer d'une épaule à l'autre tout en continuant à les pousser ensemble jusqu'à la cataracte.

- Je suis jamais tombé.

Et ça ne veut pas dire que ce n'est pas dangereux.

- On peut s'asseoir tout en haut, c'est beau.

Il y a une vue très dégagée sur la sylve, qui donne presque l'impression que la Société n'existe plus. Cette hauteur gomme les structure blanches de l'Enclave, mais n'élimine pas les hautes enceintes qui cerclent leur champ de vision. Il n'y a que le ciel qui parvient à surpasser ces murailles implacables.

Sans doute que dans cette vie, il aurait fallu être ces morceaux de coton effilochés qui bordent la toison.

- Tu tomberas pas.

Le dire influence la pensée.

Déjà, le bout de ses basques neuves reçoit les éclaboussures du torrent. Ils sont à son pied et il leur faut escalader la petite falaise qui conduit au sommet. Ce sera un jeu d'enfant pour Loup dont le talon a déjà enfourché une faille dans la roche, comme on met un pied à l'étrier.

Son ascension débute.
Le voir s'élever si facilement a souvent fait peur aux autres ; jamais à Loup.

- Tu viens, Max ?

Il scrute la silhouette qui est restée au sol.

- Max ?

Loup a entendu un bruit sourd au milieu des feuilles. En tout cas, c'est ce qu'il a cru percevoir avec la trombe d'eau qui gronde à leur gauche.
Il s'est arrêté pour regarder en bas.

Max est tombée.

- MAX !

À son tour il se laisse glisser, mais la mousse, l'humidité et la roche toutes à la fois s'accordent harmonieusement pour libérer habilement Loup dans sa descente frénétique jusqu'au pied de la paroi. Il dévale dans un galop brusque mais jamais maladroit, son talon glissant avec aisance sur les sédiments trempés.

Il revient jusqu'à la terre et accourt vers Max.

- Tu t'es fait mal où ?

C'est un réflexe car les mains jointes autour de la cheville suffisent à accuser la foulure.
Il approche, un genou au sol, cherchant l'os ou l'artère, quelque chose qui ne serait plus à sa place à la surface de cette peau d'habitude lisse.
Une boursouflure, mais pas d'os visible. Peut-être un tendon ou un nerf, alors. Dommage, Loup n'a pas la capacité de voir les blessures sous la peau.

- Je peux appeler quelqu'un.

Avec le Nexus, il peut faire ça.
Ce serait plus simple d'attendre qu'on vienne les chercher plutôt que de clopiner et risquer de croiser quelque chose qui enfoncerait son clou à la coureuse. Pourra-t-elle courir encore après ?

Mais Max a déjà entamé le chemin jusqu'à la Société, et Loup abandonne sa lutte avec l'électronique pour venir servir de béquille. Sa grande taille est une aide précieuse pour être utilisé en mur mouvant. Un bras sur la taille, il laisse Max l'agripper comme elle veut pour entreprendre leur route vers l'infirmerie.

- Ça va guérir ?

Sa voix, d'une candeur extrême, témoigne du fait que Loup ne s'est sans doute jamais cassé quelque chose.