amazed

Son reflet éparpillé dans le miroir fissuré lui renvoie cent garçons surpris par le saut du lit, leurs yeux ensablés et carcasse voûtée. La pâte à la chlorophylle a plus de goût que le toast sec qu’il a cassé en deux pour partager avec Kiki. éleveuse de patates c’est un travail qui demande des biscottos, il a dit en souriant. Sur le chemin, ils n’auront qu’à cueillir des feuilles de menthes et les mâcher pour faire durer ce goût qui pique les narines. Il crache. La mousse verdâtre au fond de l’évier disparaît dans le siphon.

Faïr a baillé, guttural et rauque, pour éteindre son souffle dans un sifflement d’oiseau, sur son épaule une serviette qui sent l’humidité. Les sous-sols sont vastes mais la médiocrité s’y entassent dans chambre de quatre ou six. Sans se presser, sans se soucier d’être droit ou des soupirs lourds de fatigue, Faïr se plait à compter les marches qui le sépare de la surface. Soixante-sept.

Il lui a dit de venir après les ablutions, qu’il lui ferait une surprise, à Kiki, en ce jour plus saint que les autres parce qu’il est chômé. Sur le perron, le soleil l’oblige à fermer les yeux, et le sol brûlant cuit ses pieds d’une manière agréable. Kiki, la copine des bêtises, de la vie aussi, avec un prénom assez facile à retenir pour qu’il ne fasse jamais l’affront de confondre. Il la trouve jolie sous le soleil éternel de l’Enclave, avec une teinture assortie à la sienne et l’air débonnaire d’un duo de perdants tout aussi assorti. La route empruntée n’en est pas une, bientôt plus de pavés brûlant, juste l’herbe très grasse et rempli d’insectes endormis qui mordront ses pieds si Faïr s’entête à juste les ignorer.

Il lui parle de cette fille très belle qu’il a aperçu hier en passant son chiffon sur une tâche récalcitrante. Qu’il a oublié le prénom, déjà, mais que les yeux étaient coquins, il en est certain. Il en parle pour faire revivre ce souvenir dans les pores de sa peau avant que le jour suivant ne l’efface de sa mémoire. Choisi dans un vocabulaire cru et simple, son langage est imagé et entrecoupé de rires frémissants.


L’herbe s’est mêlée à la terre et au lichen, là où ils sont les arbres ressemblent à des individus gras et omnipotents. Sur la peau de Kiki, le soleil apparaît en délicates alvéoles dorées qui ondoie grâce aux respirations du vent. Le bruit des torrents gâche l’effet de surprise et Faïr pousse un soupir déçu de ne pas pouvoir dicter aux éléments d’être un peu plus silencieux pour l’aider. Les mains sur les lombaires, il s’arrête pour mieux regarder les pierres émergées à la paroie ravalée de mousse. Le dénivelé du terrain forme des cascades scintillantes qui rappelle le rire de Kiki.

« Surprise ! On m’a dit qu’on pouvait attraper des gros poissons à mains nues ici tellement le courant est étroit. »  Il rigole parce que l’image d’un gros bar glissant dans les bras de la blocarde est merveilleuse. En plongeant la main dans sa poche, Faïr caresse les pierres magiques qui doivent offrir la bonne fortune et extirpe une poignée d’hameçons. Il ouvre sa paume devant le visage de la rose. « Regarde. Ça doit pas être beaucoup plus difficile à bricoler qu’un joint. »

Il ne peut pas savoir qu’elle macère Kiki ; que c’est grisâtre dans son bide et que les souvenirs radieux sont indésirés dans son tumulte interne. Les petits cailloux blancs qu’il a déposés pour se rappeler du chemin brillent plus forts que les états d’âme. Aussi, les rayons de miel très tendres sont au cœur de son appréciation de la journée. S’il savait, il ne dirait rien, s’il essayait de dire quelque chose, ce serait sûrement insatisfaisant ; ces choses mises à bout font qu’il est bien heureux ignorant.

L’eau éclaboussée jusqu’à ses mollets lui évoque les écailles brillantes et les corps frétillants convoités. L’anticipation colore ses joues de plaisir et devant Kiki, la façade du scepticisme, il hausse bêtement les épaules.

« T’as qu’à oublier que c’est connu et être heureuse. » alors qu’ils rangent soigneusement les maillons argentés au fond de ses poches, une moue naïve, Faïr se penche pour faire des revers à son baggy et s’arrête pour cueillir une coccinelle posée sur son gros orteil. « KIKI REGARDE ! » Il rattrape les doigts menus  pour les rapprocher de la coque jaune constellée de points noires. « Fais le vœu qu’on en attrape steup. J’ai tellement la dalle. »

La créature scintille dans les fleurs de chèvre feuille et Faïr la regarde longtemps après que les feuillages d’émeraude l’est engloutie. Sur son visage, la joie puérile de se sentir béni par la faune locale, il réitère devant Kiki. « Alors ? Tu vois la chance est de notre côté. » De toute sa hauteur, et c’est quelques pouces de plus Kiki, il gonfle le torse de l’odeur de mousse et de grimpantes pour saisir Kiki par la taille, l’a capturer dans ses bras, seulement quelques centimètres au-dessus du sol. « Déjà j’ai un é-nor-me appât à mettre à l’eau. »

Il adore la sentir gesticuler contre lui, les petits poings contre son rire, les douleurs effrayantes et tendres, lui qui trace des enjambées de plus en plus grandes, le son du torrent de plus en plus fort. L’équilibre fuyant de leur duo, quand il met les pieds dans l’eau, que le courant glacial le mord, lui coupe le souffle et que les galets glissent sous ses pieds.

Faïr s’est replié autour de sa sœur pour la protéger dans la chute. Des fracas de leur corps aux fracas de l’onde, la rivière les accueille en son sein en grognant. Faïr, qui n’a pas fermé les yeux, peut sentir la brûlure des algues microscopiques et toute la facétie du ruisseau grouillant.

La tête hors de l’eau il braille, un hurlement que le rire cogne, noyée de toux.

« BORDEL ELLE CAILLE. KOF. KOF. »

Contre son cœur, le pouls de Kiki le rend plus guilleret, plus indulgent sur les sensations d’aiguilles gelées enfoncées dans son corps.

Il reste des gouttes fraîche suspendues aux immenses cils de Faïr, des perchoirs charbonneux, qui encombrent son regard. Il est venu jusqu’ici pour l’entendre rire. Maintenant que les éclats brillants de ce rire ricochent contre les pierres mouillées et vers le ciel azur, une tension dans ses épaules se meurt. Les cris stridents qui l’accablent sont la preuve que tout est réel. Elle est si jolie habillée de joie furieuse, le textile mouillé et les yeux brûlants, devant lui à scruter les fonds pour repêcher un soulier.

Il chérit l’agitation de Kiki qu’il a entraîné exprès loin des hommes, loin des femmes, pour retrouver la forme de sa spontanéité.

Les coudes levés au-dessus de l’onde, le rouquin barbote pour se réchauffer sans pouvoir empêcher les lippes de bleuir. « Tout va bien regarde ! » Il fait rouler ses épaules se rapproche lentement de la brune, s’il la serre contre lui peut-être qu’il pourra forcer le froid à s’enfuir. Avec les avant-bras, il se protège de Kiki en riant, narquois ou facétieux. « Du calme la mioche ! Elle ne peut pas être bien loin… »

Parce que ce n’est pas gratuit les sandales, il vaudrait mieux le retrouver. Il est sorti du ruisseau, tremblant et dégoulinant, et tente de chasser le paquet de flotte à ses yeux pour distinguer n’importe quoi qui se démarquerait du courant. Il défait la fermeture du baggy, à ses pieds le futal ressemble au vieux paillasson des vestiaires commun du sous-sol, et marche le long de la rive pour trouver un rayon de miel.

« Tu me prends pour une bourrique Kiki. Si les parents pouvaient me mettre au bout d’une charrue ça ferait longtemps qu’ils l’auraient fait crois moi. » il rit, un peu méchant, presque cynique, de s’imaginer le harnais autour du coup, roupillant sous les roues de la machine de traie. « En plus, t’es grave lourde, tu vas me démolir ce corps divin avant qu’on soit à mi-chemin. »

Il s’ébroue, le cabot, il en fout partout des gouttelettes restées à sa chevelure, à son torse, sur ses guibolles blanc calcaire. Même qu’il a soif, envie d’éternuer, et froid, si froid qu’on doit entendre les cristaux dans sa voix bleuie.

« …Je veux bien te porter quand tu seras sec. On peut suivre un peu la berge en attendant hein ? Elle n’a pas pu disparaître... » Il marche le long de la rive. Il essaye de se tenir sur le liseré de soleil, sa nuque est fleurie par l’ombre d’énorme mûrier, des fruits qu’il ramasse entre ses paumes, partage avec Kiki.

Les dents mauves et le souffle encore altéré par la sensation de glace dans ses bronches, il dit encore. « On devrait peut-être faire demi-tour et faire un feu. » Il avale une poignée de baies. « Tu pourrais me raconter des histoires… » sourire rêveur « et on dormirait à la belle étoile. »

Le pèlerinage va bien à Kiki. C’est comme si l’odeur de la mousse et le clapotis de l’eau voulaient l’habiller. Elle deviendrait une nymphe espiègle qui torture seulement avec le rire et lui, Faïr, viendrait juste pour tomber dans le panneau de ses gouttelettes scintillantes. Ils seraient de jolis personnages de conte que rien ne dérangent sauf le hasard des intempéries nocturnes.

Les mûres ont noirci leurs dents et leurs gencives, lorsqu’ils sourient, ils ressemblent à deux édentés bienheureux. L’apaisement le gagne entre deux grelottements. Il reste à Kiki des bienfaiteurs qui ont des noms que Faïr n’a pas envie de retenir pour avoir des flip-flap flambant neuves et la grâce de se voir exaucer dans ses caprices. Il se dit que si les toutes les Eni – Ema ? Elsa ? – du monde ne lui avait pas tout pris, lui aussi aurait trouvé réjouissant d’acheter quelque chose à Kiki. Ce léger remord qui s’évapore dans la voix fluette et outrée de la brune, fait baisser ses yeux.

Un jour, un jour, un jour, il l’emmène au cinéma. Un jour, avec le pop-corn, qui peut être sucré ou salé, on a le droit de demander ou de préférer une glace.

En attendant, il a le droit de sourire avec toutes les dents grimées sur le spectacle de Kiki qui crie presque. Ses moues sont familières, sa voix grave qui franchit la barrière des aigus aussi, même son indignation têtue est chaleureuse. Il prend ses poignets, doucement, pour obliger leurs yeux à s’aligner sur le même axe.

« D’accord Kiki. D’accord. Tu as raison. On reviendra demain. Tu monteras sur mon dos et comme ça je pourrais t’emmener sur un arbre si tu veux même ? » Il est heureux de ne jamais se pencher ou lever les yeux vers elle, avec l’index, il repousse une mèche mouillée derrière son oreille. « J’suis bête mais t’es pas mal non plus hein … » Il rit et ce rire est chevauché par le claquement de ses dents, sa silhouette éreintée par le froid. « T’es peut-être la seule personne dont je connais le prénom dans l’Enclave. Comment tu veux être plus spéciale. » Il passe les bras au-dessus de ses épaules, leur chair froides embrassées, pour que le menton de la fille forme un pont jusqu’à des omoplates. Sa paume sur le sommet du crâne n’appuie pas, il effleure à peine les cheveux corbeau, la chaleur que condense leur cœur battant suffit.

« C’est mieux maintenant ? » il chuchote, les yeux mi-clos pour soustraire la beauté du paysage de l’étreinte tendre. « ...Tu me crois Kiki ? » quand on n’a pas la prétention de connaître, comprendre ou juger, est-ce qu’il reste assez d’empathie dans le bide du Faïr pour consoler un tout petit peu les déchirements de sa meilleure amie. Il essaye pour toi. Et cet effort le rend fébrile, une nervosité inavouable, même à toi.

Ils sont si bien enlacés qu’il est possible qu’ils aient toujours été fait de la même argile. Leurs chairs doivent contenir les mêmes pigments terre de sienne et la même eau sale des rivières, un alliage ancien qui contient des centaines de mémoires et de pas. Les bijoux ferreux qui estampillent Kiki déforment les peaux veloutées dans le souhait douloureux de ne pas les confondre. Lui non plus, ne veut pas qu’ils soient autrement que deux, qu’il aurait trop de peine de malaxer la terre dans l’espoir de recréer ce cœur crépitant comme le feu, fragile comme le verre. La légère peur de se soucier d’elle le rend émotif.

Ses sens se gorgent de Kiki, les battements de caisse d’abord, puis les petits pores de le peau séchée et les chatouillements des cils frottés à son cou. Il aimerait que ce réconfort soit éternel même s’il est certain de n’y survivre qu’une poignée de minutes avant de fondre. Faïr n’est pas tombé amoureux de Kiki parce qu’il n’y avait pas ce genre de place pour lui. Il l’aurait voulu. Il s’y serait perdu. Peut-être, quand les années pèseront et que chaque jour ne sera plus qu’un compte à rebours que La Voix ne pourra soulager, il oubliera ce seuil mince pour emporter avec lui au moins un souvenir à chérir au Paradis. L’idée est si terrible qu’elle laisse dans ses doigts un fourmillement si intense qu’il est reconnaissant qu’elle les détache et que les seuls maillons ente leur corps soient le vent taquin.

« Tu sais l’écrire même ? » Il la charrie, léger, sa voix tremble encore de froid et de vulnérabilité. Il regarde ce poignet vierge, tendu comme les papiers qu’on ramène pour ramasser un autographe. « Je ne sais pas… tu vas l’entourer avec un cœur ? » dans cette provocation intrépide que formule les tatouages puisque que ceux sont des incantations qui ne s’effacent pas. « Si c’est pour ne pas oublier mon prénom, c’est un peu trop, même pour moi… » il mastique ses idées sous sa langue, et les pensées épaississent sa salive. « Si c’est pour dire qu’on s’appartient, il faudrait peut-être que je grave le tien sur tous les arbres, dans le cours du ruisseau, … » Ainsi il se souviendrait qu’il n’a pas le droit de les partager avec quelqu’un d’autre Kiki ou, au mieux, qu’il n’a pas le droit de le faire sans penser à elle. La symbolique puissante de ses noms de seulement quatre lettres le laisse presque pantois. « Ca me rendrait heureux si ça te rend heureuse. » Il souffle finalement comme si l’idée, et ce poids immense attaché, dépasser de loin ce qu’il est capable de se figurer.

Rire clair. Tambour de courants d’air.
Fayrre se tient debout et glacé, les mains autour des creux (d’amour) au-dessus des hanches, la gorge déployée. Dans son sire, sur ces éclats, entre les gloussements, celui de Kiki se tresse, c’est un bracelet jaune et rose de respirations hachées par l’hilarité. Deux libellules à l’amure bleue métallique font des ballets par-dessus leur tête, une danse où l’on se jette loin en arrière avant de revenir tourbillonner près des oreilles de la fille.

Il n’y aura pas de cœur. C’est interdit quand on est amis. Il y aura juste les quatre lettres et puis basta, parce que c’est moins évident à perdre qu’un bracelet, sûrement. Aussi, il y a un tréma formidable sur le i de Faïr, un genre de lettre mutante à deux têtes, qui n’apparaît que rarement dans les livres d’image. Il veut lui dire. De mettre des étoiles au lieu des points. Ou leur petit visage réconciliés sur la barre du i. Il dit. « J’ai grave la côte avec ma poésie figure toi. » Charlatan pieds nus qui interromps l’effort, celui des autres, pour quelques mots au coucher du soleil, accueillir une pluie d’étoiles filantes, rien n’est trop insignifiant pour ne pas mériter le plaisir des sens de Faïr. Il a dit, fanfaron, maintenant ses doigts viennent chercher l’écorce d’un arbre où les rainures sont bleues, vertes, et jaunes, le revêtement humide à cause de la source. « Si on se tatoue juste ce qu’on aime bien, est-ce qu’il va y avoir assez de peau même ? » Il a les sourcils froncés parce qu’il ne sait pas comment tatouer la chaleur ronde et régulière de la voix sur le granulé de sa carne. Il secoue sa tête et une myriade de gouttelettes se retrouve projetée, sur le sol, la joue de Kiki aussi.

« D’accord pour les arbres. Tu devrais te servir de mon dos. Ca à l’air plus facile. » Il rougit, enfouit ses orteils dans le lits de mousse, c’est agréable. « Moi aussi je t’aime bien Kiki… C’est pour ça. Si tu veux tatouer d’autres trucs sur moi, fais toi plaisir. » Il ne sait pas encore que la douleur lui donnera envie de s’enterrer sous la terre et qu’il refusera de dormir sur le dos des jours après. Ses doigts raclent la poche du froc qu’il a laissé dehors en sautant, il ramasse des galets de charbon et des éclats de fusain, ouvre sa paume sous les yeux de Kiki. « Entraîne toi avec ça. Je dois être presque sec maintenant. Si tu fais un arbre, fait aussi une immense fleur, d’accord ? » Il ne se rappelle plus le nom mais il pense aux énormes camélia dont la pointe des pétales est délicieusement irisée.