amazed

De la solitude, Prim pensait tout connaître, plus ou moins. Elle pensait s'en être fait une amie, une confidente. Elle pensait l'avoir apprivoisé, suffisamment pour ne jamais avoir eu peur d'elle et de sa présence.
Elle s'est vite rendue compte, cependant, qu'elle ne la connaissait pas si bien que ça, ou au moins qu'elle était bien plus vicieuse qu'elle ne l'imaginait. Ses griffes sont plus acérées qu'elle ne les avait imaginé et son étreinte plus glacée, presque mortelle par moment.

Prim la supporte. C'est une amie, elle l'a toujours été. Elle ne la fuit pas, ne lui tourne pas le dos et refuse de lui montrer qu'elle a des frissons, parfois.
Prim l'accepte, la laisse l'accompagner dans les moments où il n'y a personne d'autres. Elle n'échangent aucune banalités, ne se sourient pas vraiment et ne se parlent même jamais. Elle ne demandait que ça, il n'y a pas si longtemps.

Saint n'échange aucune banalité avec elle, ne lui sourit pas vraiment et ne lui parle même jamais. Si la colère lui avait fait crier bon vent, si elle s'était allongée dans son lit en ruminant et en râlant, Prim s'était vite fait à l'évidence qu'elle n'aimait pas ce qui se passait. Si la fierté l'empêche d'admettre qu'elle regrette presque qu'il ne vienne pas quémander une balade en forêt, Prim n'en demeure pas moins lucide. Si la rancœur a noyé ses pensées de tout un tas de choses qu'elle s'efforce d'enterrer, si elle s'imagine de manière plus vivace enfoncer son poing entre la chair et les os pour creuser à mains nues, Prim s'efforce de demeurer calme. Indifférente. C'est ça, indifférente.

Conflit d'emploi du temps, Prim s'était retrouvée seule à la piscine avec sa vieille amie — quoique la solitude lui paraisse être une toute autre personne maintenant — plutôt qu'avec Lucien. Elle serait sûrement restée toute seule, les pieds dans l'eau à ne rien faire d'autre qu'à regarder la surface s'il n'y avait pas eu Saint, dans un des bassins, à avoir l'air si idiot qu'elle n'avait pas pu s'empêcher de se lever pour aller lui dire à quel point il avait l'air crétin.

Saint ne lui parle pas. Alors elle se retrouve bien bête, au bord du bassin, la tête baissée pour le regarder flotter sans rien dire. Saint n'échange aucune banalité avec elle, alors elle se retrouve bien bête, au bord du bassin, à ne pas savoir comment l'aborder. A-t-elle jamais réfléchi à la façon dont elle devait le saluer? L'a-t-elle vraiment jamais salué? Tu sais nager.
Il lui paraît important de relever l'idiotie de porter des brassards lorsqu'on sait nager. Il ne doit pas avoir oublié, et pourtant il les a bien au bras.

Prim ne sait pas si elle est en colère. Elle n'envisage pas vraiment les autres émotions, celle qu'elle ne connaît pas et qu'elle n'a pas vraiment envie de connaître non plus. Alors elle est en colère, ça ne peut être que ça. Elle est en colère, déçue peut-être. Perdue, sûrement. Si Saint la laissait seulement arracher une partie de l'organe écarlate qui le maintient en vie, peut-être qu'elle comprendrait mieux. Tu as l'air vraiment débile.

Son reflet se torsionne à chacune de ces houles silencieuses que Saint fait naître à l'aide de ses jambes.
La matinée est calme, les autres sont occupés au travail et aux clubs - lui, il a décidé qu'aujourd'hui, les activités extérieures pouvaient attendre.

Depuis l'incident de la soirée, Saint s'est éloigné de Prim, par peur que sa chair fonde encore au contact de la sienne, que ses idées s'assemblent désordonnément - qu'il s'afflige encore des maux aisément évitables.
La pulpe sablon de ses doigts compriment les brassards autour de ses biceps, Saint s'est entouré des frites en mousse et d'une bouée qu'il enfilera autour de son bassin le moment venu.
Pour l'instant - il n'y a rien que lui et des blocards qui se promènent plus loin, qui s'éjectent en canon au fond de l'eau dans des rires fripons qui le font frémir. Lui aussi, aimerait se jeter à l'eau - mais sans jamais en remonter.
Son chateau - sans les grains coquillages est autour de lui, personne ne peut y pénétrer tant qu'il ne l'a pas autorisé.
Son dos trouve le sol mais ses désirs peinent à poser pieds à terre. Ils sont toujours loin, dans le ciel, à glisser à contre-courant. Saint en frissonne - sa chair se recouvre de petits points rugueux, des ovales désagréables qui germent de ses mollets jusque ses reins. Il en abhorre la sensation et pour s'en défaire, se tire à l'aide des talons jusqu'à l'eau, entraînant avec lui la dizaine de frites ainsi que la bouée.

Désormais le voilà, piégé dans des vagues qu'il a lui même créé et qui ne peuvent pas le heurter. Vivement, il peine à glisser la bouée autour de son bassin - à chaque insertion dans l'eau, cette dernière remonte tout en frappant un coin nouveau de son visage. Il marmonne et râle jusqu'à y parvenir.
Son coeur manque un battement, sa main se colle à ses babines. Saint doit empêcher les fils de sa gorge d'injurer la personne s'étant immiscé chez lui, dans un chateau aqueux qu'il pensait imperméable. Tu m'as fait super peur... On t'a élevé chez les loups, pour ne pas dire bonjour Saint ?
Son visage s'illumine légèrement - il en retient un sourire. C'est déjà perdu - il y a longtemps, que Saint a perdu ce jeu stupide. Un rictus mal caché et il roule des yeux, n'a même pas besoin de battre des jambes.
Merci. Mais je n'ai pas envie de nager, je veux juste me détendre. Et voir ce que ça fait, quand t'es dans le ventre d'une maman. Tu t'es jamais demandée ?


Ses paumes restent à la surface de l'eau - Saint vérifie vers l'entrée des vestiaires. Il n'est pas discret mais l'arrivée de Lucien finirait par concrétiser le désir de savoir s'il peut rester sous l'eau, à vie.
Sa gorge est sèche, son cœur ralentit. Il n'est plus en osmose avec celui de Prim, il peut le sentir. Tout son corps est déséquilibré, d'ordinaire - il sait comment marcher sans regarder devant lui. Désormais, il doit faire attention à chacun de ses pas, par peur de tomber, de ne plus être apte à se relever.
C'est pathétique et il le sait. Saint n'est rien - il s'en est rendu compte ce mois-ci, lorsqu'à force de couper du bois, à se murer dans le silence - il n'en a rien fait de ce temps nouveau.
Car il ne savait pas quoi en faire, de ces heures. Elles étaient là à avancer et lui, ramper derrières elles, par peur se perdre.
Finalement, Saint regarde Prim. Il ne s'attarde pas sur la charnure de ses lèvres et la rondeur de son nez, l'angularité des traits, la sévérité de son regard.
Saint regarde Prim sans la regarder. Si tu veux une frite faut que t'ailles t'en chercher une. Elles sont toutes à moi ici. Saint en dérobe quelques unes - y accroche le plexus mais tangue, de gauche à droite. Ça ne l'amuse pas tant que ça - qu'est-ce qui l'amuse, à Saint ?

Il n'y a rien à dire, et le constat est presque glaçant.
Prim n'est pas bavarde, ce n'est pas nouveau. Elle a toujours trouvé le silence confortable, si bien qu'elle pouvait passer des heures avec Saint sans jamais décrocher un mot, parce qu'elle n'en a jamais ressenti le besoin, parce qu'il lui paraissait bien trop évident qu'ils n'avaient clairement pas besoin de mots, ni elle, ni lui.
Aujourd'hui, le silence n'a rien de confortable, et les mots lui manquent d'une toute autre manière.

Prim, à l'aise dans son quotidien millimétré, Prim, à l'aise dans ses habitudes et sa routine, ne sait décidément pas comment réagir aux imprévus de la vie. Aux crises de colère inattendues et volcaniques comme aux silences qu'elle ne pensait pas maudire un jour. Bonjour Saint. Ils ne se disent pas bonjour ; à quoi bon? C'est presque une trahison, de lui demander de le dire. Prim arrache les mots de sa gorge avec aigreur. Elle les arrache comme elle s'arracherait la trachée ; elle git, sanglante, à ses pieds, les gouttes disparaissent en cercles rosées à la surface de l'eau et elle ne respire plus vraiment, en tout cas pas aussi bien. Combien de temps avant qu'elle ne tombe tête la première dans l'eau?

Non, jamais. Prim s'est bien demandée, plusieurs fois. Prim n'a jamais posé les questions à voix haute, parce qu'elle a plus d'une maman et qu'elle ne pense pas avoir besoin d'une maman qui n'aura de nom que la science et la biologie qui les lient toutes les deux.
Prim a eu ses mamans. Elle a Jim. Quel besoin y a-t-il à se demander comment était sa vie lorsqu'elle flottait dans une bulle, il y a des années, dans un sein qu'elle n'a jamais connu? Mais je ne pense pas qu'il y ait des bouées, des brassards et des frites. Rien que le vide, la chaleur et la sécurité. Rien qu'il ne trouvera s'il reste fermement accroché à des bouées dont il n'a pas besoin.

Elle tend le pied, le frotte contre le rebord du bassin, distraitement, les yeux fermement fixés sur ses ongles.
Il ne reste plus grand chose, et le constat est presque glaçant. Prim ne comprend pas vraiment comment les choses peuvent changer aussi vite, ni comment il peut lui tourner le dos aussi facilement.
Les champignons sont immuables. Chapeau, lamelle, pied, volve, plus ou moins. Saint avait l'air tout aussi immuable. Blague, balade dans la forêt, défaites simulées, petits déjeuners.
Je ne veux pas de frite. Pas un mot sur le fait qu'il voudrait bien partager une de ses frites avec elle. Pas une blague idiote qui parle du Titanic et du fait que Saint aurait sacrifié toutes ses bouées et ses brassards pour qu'elle puisse flotter à sa place. Et si elle se voit libérer du poids de ses fantaisies, Prim n'aime pas se dire qu'elles n'étaient que ça ; fantaisies, et pas Prim et Saint. Juste Prim et Saint ; sans autres artifices, sans étiquettes, sans explications sur qui ils sont, pourquoi ils sont. Juste Prim et Saint. Tu ne me parles pas.
Autre constat glaçant.
Saint parle à Prim, mais Saint ne parle pas à Prim.
Elle ne sait pas trop quoi en dire. La colère la ronge, mais Prim expire, inspire, dans un sens puis dans l'autre, qu'est-ce que ça change? C'est si facile pour toi, de faire comme si je n'existais pas du tout?
C'est peut-être ça, l'immuabilité de la vie. Inspirer, expirer. Expirer, inspirer, et rien d'autre.

Ses manigances n'ont rien de volontaires - Saint ne veut pas heurter Prim. Ses désirs sont atroces - perfides mêmes mais ils ne s'intéressent pas à Prim. Il l'aime toujours et s'en maudit pour ça. Il ne peut vouloir lui faire du mal de bon cœur.
Ce silence n'est pas une punition - Saint s'y est toujours enfermé, quand la tristesse déposait contre sa chair une pellicule teintée d'un chagrin intraitable. Même Prim n'a jamais su la source de ses tourments.

Saint affiche un sourire à son bonjour et incline légèrement la tête en signe salutaire. Il n'en dit pas plus, prononcer son prénom tire chacun de ses muscles dans des constrictions pénibles. C'est bizarre que tu n'y aies pas pensée. Tu penses toujours à tout d'habitude.
Prim y a pensé, c'est une certitude. Elle a des scénarios toujours dans la tête, lui, il n'a eu que Prim - comment faire tomber genou à terre sans ployer l'échine. Lui montrer qu'il est un chevalier sans cheval blanc mais qu'il en a toutes les qualités. Peut-être qu'il y en a, tu sais pas. Comment il nagerait sinon dans le placenta ?
Sa question est stupide - ce n'est pas sincère mais il faut bien prétendre qu'au fond, rien n'a changé.


Les frites s'éparpillent et quelques gamins viennent lui en prendre - il râle un peu, Saint. Il s'agite et bascule vers l'arrière afin de mouiller sa nuque et la naissance de ses boucles ébènes.
Prim ne veut pas d'une frite, Prim ne veut jamais rien. C'est une habitude ordinaire qui ne devrait pas l'affecter.
Prim ne veut pas d'une frite, Prim ne veut pas de cette frite, peut-être aurait-il dû proposer une des siennes ?
Mais il n'a su s'y résoudre.
Si Saint craque maintenant, il ne se détachera jamais de ses sentiments.
Il aurait aimé qu'on lui apprenne la parcimonie de ses émois et la modération de sa passion - mais personne ne l'a averti, de ce qu'il risquait.


Non. Mais qu'est-ce que tu veux que je fasse Prim ? Je me suis déjà assez fait mal. J'ai juste besoin... De temps pour arrêter de t'aimer, comme ça. Sa voix casse à plusieurs reprises, la commissure de ses babines s'effilochent, s'écrasent sous son menton. Saint finit par se redresser et s'extirpe du plastique qui de toute manière, serrait trop fort l'oppulence de ses côtes. Ses doigts grippent le rebord et il s'y assoit en un coup. Saint n'est plus gêné à l'idée de faire face à Prim. Mais il en reste terrifié. Prim qui n'a jamais su apprivoiser l'immensité de son amour, pourquoi aujourd'hui y parviendrait elle ? C'est plus facile de faire comme si que de t'affronter. Son cœur saute plusieurs battements, des pulsations accélérées qui manquent de le faire tomber. C'est pas facile de renoncer à l'amour de quelqu'un quand tu lui parles tout le temps, tu t'en rends compte ? Si je m'éloigne pas, j'arriverai jamais à passer à autre chose. Puis si Lucien me voit toujours traîner avec toi, il va me faire chier.
Saint laisse ses prunelles rouler tandis que ses pouces s'enfoncent au fond des orbites.
Saint veut encore se lover contre elle sans la toucher.


Saint hésite. Il n'aime pas parler des choses qui le tracassent et qui ne sont pas elle. Les poignets se calent au milieu de ses cuisses, il observe le ventre arrondit et en tire une moue. Puis je me suis rendu compte que si je suis pas amoureux de toi, je suis rien. Son regard se calque au sien, peine à dissimuler sa contrariété. Je sais rien faire à part être avec toi et couper du bois. Les bronches gonflent en même temps que son poitrail - son échine se tend. C'est un animal, Saint. La conscience est délicate - primaire. Je dis pas ça pour que t'aies pitié hein. De toute façon t'es affreuse pour réconforter. Le crépuscule d'un sourire se dessine - léger. Mais il est là.

Comme lui, pour toujours. Même s'il ne le faudrait pas.

Les pensées s'entremêlent, se perdent et se confondent, suffisamment pour que Prim ne puisse plus penser à tout, plus comme avant en tout cas.
Prim s'est demandée s'il s'agit là des échos lointains et inconnus d'une culpabilité qu'elle ne devrait pas, lui semble-t-il, ressentir. Est-elle responsable, de leur manque d'harmonie? Est-elle responsable de ne pas pouvoir répondre aux fantasmes de Saint, de ne pas correspondre à cette idée presque fausse, totalement pesante, qu'il a d'elle?
Que restera t-il, vraiment, lorsque les nuages se seront dissipés et qu'il se rendra compte qu'il ne connaît de Prim que les épopées qu'il a lui-même écrites, les poèmes qu'il chante lui-même et dont il est le seul et unique public?
Je pense aux choses importantes. Ça ne sert à rien de se demander comment c'est, dans le ventre d'une maman. Ça n'apporte rien, sinon une nostalgie douloureuse que Prim a préféré ignoré toute sa vie. A quoi bon?
Elle se pince le nez, inspire profondément. Ce serait presque comme avant. Les bébés ne baignent pas dans le placenta. Et ça ne nage pas non plus, un bébé, ça n'a pas la place.

Les bras retombent, ballants, presque dépités. C'est fade, faux, d'une manière qui lui donne presque envie de tourner les talons. S'il arrive à faire semblant, Prim a du mal à comprendre comment. Elle trouve que c'est pire comme ça, autrement plus douloureux. Arracher sa trachée de sa gorge paraît presque plaisant à côté. Ça a l'air facile, en tout cas. La main se lève, passe sur la rondeur légère, imperceptible, invisible de sa gorge. Elle frotte, appuie un peu, comme pour s'assurer que tout est en ordre, là-dedans. Donc ta solution miracle c'est de me rayer complètement de l'existence?

Elle comprend, le geste, le désir. N'est-ce pas ce qu'elle fait, le soir, quand elle s'imagine serrer ses doigts autour de son cou si fort qu'il s'éteindrait en quelques minutes? N'est-ce pas ce qu'elle veut aussi, le rayer de sa vie, de l'Enclave toute entière, de toutes les Enclaves existantes, de l'univers, aussi grand soit-il, pour rendre les choses infiniment plus simples? Il n'est jamais venu t'emmerder jusqu'à maintenant, donc pourquoi le ferait-il? C'est un adulte, pas un gamin, pas un monstre non plus.

Prim secoue la tête, une grimace d'agacement sur le visage. Elle s'abstient de lui rappeler que c'est lui, le premier, qui a fait le pas vers Lucien. Elle ne s'attarde pas plus, ne cherche pas à s'étaler sur le fait qu'il a ses amis, elle a les siens, rien qui ne devrait les déranger mutuellement. Elle ne cherche pas à le convaincre, ramper, supplier, c'est loin d'elle, tout ça.
N'importe quoi. Prim roule les yeux, marmonne et grogne légèrement. Elle savait Saint idiot, mais les abysses de son cerveau dépassent tout ce qu'elle imaginait.
Lentement, presque avec hésitation, elle s'installe au bord de l'eau à côté de lui, laisse ses jambes s'enfoncer sous la surface et mouille distraitement ses cuisses. Tu sais faire un tas de trucs, je crois que tu l'as prouvé plein de fois.
Elle accroche les doigts aux rebords, les yeux sur les légers remous que font ses chevilles lorsqu'elles perturbent la tranquillité du bassin. Y-a-t-il plus polyvalent que Saint, finalement? Y-a-t-il plus déterminé qu'un gamin qui, du jour au lendemain, change son crayon de main, persiste jusqu'à réussir, parce qu'il l'a décidé ainsi? Tu sais être un abruti, déjà, c'est un talent rare, à ce niveau.

Mais Prim est affreuse pour consoler, c'est un fait. Prim ferait une très mauvaise maman, quoiqu'elle se demande souvent ce que ça ferait de porter un petit contre son sein et de l'y serrer. C'est si grave, franchement? D'aimer couper du bois, tailler des figurines, se promener en forêt?
Est-ce si grave, de se laisser porter par la pureté de son cœur, par la simplicité de ses envies? Tu n'as pas besoin d'être un tas de choses inutilement compliquées pour être quelqu'un. Tu réfléchis à l'envers. Pense à toutes les choses que tu as fait au lieu de penser à celles que tu n'as pas fait.
Du coin de l'oeil, Prim l'observe un moment, la tête qui s'incline un peu. Qu'est-ce que tu veux de plus, vraiment?
Elle n'a pas relevé les mots qui fâchent, ceux qu'elle ne veut pas entendre.
Il a raison, sûrement ; c'est plus facile de faire comme si que de les affronter.

Pourtant, il semble pour Saint qu'il est important de se poser des questions - aussi futiles soient elles, aussi stupides paraissent elles.
Saint n'est pas très malin ni très intelligent - il apprend certainement mieux que les autres, s'adaptent plus facilement. C'est peut-être la différence entre Prim et lui - c'est qu'elle vit au travers de ses connaissances, de la tangibilité de la vie, des choses concrètes qui restent.
Saint, s'il vit au sein de son cœur - qu'il s'y laisse suffoquer, il n'a pas besoin de tout savoir d'un monde scindé, des rituels et des us qui constituent une société toute entière - si ce n'est pour elle.
Sa voix casse et Saint ne peut répondre - ses doigts s'entrelacent et tirent puis pincent la chair bronzée. De toute manière, il n'aurait pas su quoi en dire.  

Prim attrape l'arête du nez entre l'index et le pouce, abattue. Ce n'est pas comme avant pourtant ça y ressemble, de loin. Les mêmes silhouettes, les mêmes visages, les mêmes âmes.
La forme de ses os semblent changer - ils s'étirent dans des positions désagréables, démangent la courbe des phalanges, désirent sortir et s'enfoncer dans l'incarnat de sa chair, y faire couler la sève poisseuse et s'en repaître.
À s'imaginer la piscine devenir pourpre, à nager au milieu des entrailles gâtées et des viscères encore fraîches, arrachées à ceux qu'il abhorre et que Saint voudrait voir périr.
Pour sa Reine à la gorge rognée, Saint la tiendra dans ses bras contre le chahut de sa poitrine, derrière cette prison laiteuse - il lui donnera son palpitant avant de s'abandonner à elle et de disparaître sous la nappe rouge.

Ses pensées divaguent - Saint a tout perdu. Lorsqu'il y pense un peu plus, c'est toute sa vie qui s'effondre - toutes les histoires écrites à la sueur et aux larmes. À la lisière de ses rêves - il ne reste rien que les cauchemars et le doute.
Désormais, il lui reste quatre ans pour réapprendre à demeurer de façon saine dans un univers qu'il n'a jamais aimé.

J'ai jamais dit ça. Il me faut juste du temps, quand tout sera en ordre. Toi aussi tu aimes l'ordre. Saint s'en réjouit d'un sourire avant de l'avaler tout entier. Il se déteste parfois d'être humain - d'être dans un excès permanent, de sentir ses émois décupler. Il ne peut s'en empêcher, de l'aimer. Pourquoi ne peut-il pas arrêter ? Il le fera. T'aimerais, qu'on tourne autour de ton copain en permanence en lui scandant son amour ? Saint la regarde vraiment. Il voit Prim - ses défauts et ses qualités. Comme il a toujours su - il n'a jamais rêvé Prim, il sait. Il la veut intègre, sans un faux-semblant.
Saint n'imagine rien. Mais Prim ne répond pas à son amour. Il se demande ce qu'il a fait de si mal, pour ne pas pouvoir être aimé par elle.

L'écume colle aux parois de sa gorge, le sable rempli l'estomac qui devient lourd. Peut-être lui aussi devrait-il se lover contre une autre, se découvrir des arcanes auxquelles il n'a jamais pensé, des passions qui ne l'intéressent pas. Mais pourquoi faire ?
Rien ne lui semble avoir de sens, quand elle n'y est pas.
Merci. C'est un travail acharné tu sais. Par réflexe, son épaule tape contre la sienne et son rire se meurt sous les vagues.
C'est peut-être parce qu'il est trop humain, que Prim ne veut de lui.
C'est peut-être parce que Lucien a abandonné son humanité, que Prim veut de lui.
Faudrait-il que Saint fasse de même ?

Ça ne lui semble pas grave, d'aimer la simplicité. Saint est trop simple, pour s'adonner à la pénibilité de la vie de toute manière. Alors il écoute attentivement, le visage dans sa direction, les ridules qui bataillent pour ne pas fléchir, dévoiler tout le drame qui ronge son être.
Je n'ai rien fait, Prim, à part te courir après toute ma vie. Je n'ai fait que t'aimer sans un jour me demander ce que moi, j'aime. Saint ne réfléchit pas à l'envers, c'est Prim, qui ne parvient pas à le comprendre. Ce que je veux ? Je te l'ai déjà dit. Tu peux m'ignorer autant que tu veux, te dire que c'est juste mes lubies débiles. Mais je t'aime et tu peux pas faire comme si c'était pas le cas. Tu peux pas venir me voir et me dire que je veux pas te voir et que c'est facile. Parce que ça l'est pas. Et que ça me demande... Tellement. Pour me retenir tous les soirs, de venir cogner à ta porte et de te le dire encore et encore. Toute sa mâchoire se crispe et il abandonne son visage dans le sentier creux de ses mains, appuient avec force pour vider la tête de ces idées. C'est pas juste. Saint finit par craquer - la houle trace les contours sous ses paupières jusque ses mandibules, glisse autour de son nez et il tourne la tête pour ne pas regarder Prim.
Lui qui n'a jamais pleuré. Que lui arrive t-il ?

Prim ne s'est jamais attardée sur les déclarations fantasques dans les films, celles qui parlent d'amour et d'étoiles, et de soleil, de lune et de destin. Et quand bien même elle finit toujours par trouver, petit à petit, de plus en plus de raisons d'y croire, à ce destin qui n'a rien de scientifique sinon de suivre le cours de ce qu'il a écrit, Prim préfère la rationalité de la physique à la chimie que Saint peint avec une ferveur qu'elle ne connaît pas et dont, elle en est certaine, elle ne peut pas faire preuve.

C'est pour cette raison que, de Prim et de Saint, il n'y aura jamais rien que ce qu'ils sont depuis petits. Saint appartient aux constellations, aux satellites naturels qui orbitent sans se lasser. Il appartient à l'histoire qu'on écrit dans les étoiles, celle qu'on se raconte sous la lune, au coin d'un feu ou à la lueur d'un crépuscule orangé. Il appartient aux contes et aux fables, aux héros trop beaux pour être vrai et à leurs histoires qui inspirent les bardes et les poètes. Saint est sûrement né de ces lignes noirs dans les livres antiques, au creux de pages jaunies par le temps, écrites avec attention par une plume qu'on aurait pris sur un cygne, avec une encre si pure qu'on l'aurait sûrement extraite d'un diamant, d'une quelconque formation infiniment naturelle et infiniment immaculé.
Prim appartient aux noms en petits caractère qui apparaissent sur la couverture d'un manuel de sciences, d'un ouvrage sur les champignons. Elle appartient à l'histoire qu'on n'écoute pas, celle qui, quoiqu'essentielle, ne berce pas les tout petits et ne fait pas rêver les enfants.

Ne serait-il pas égoïste, d'enfermer Saint entre les pages d'un manuel dans lequel il n'a pas sa place? Arracherait-on à Saturne ses anneaux pour venir les accrocher sur une autre planète, sur une Terre abîmée et qui n'a de grandiose que le fait d'exister?

Elle acquiesce, avale le chagrin au fond de sa gorge, l'enterre profondément dans ses entrailles, là où il ne la dérange plus. Et ça ressemble à quoi, l'ordre, alors? Est-ce que l'ordre c'est Prim, Saint, plutôt que Prim et Saint?
Est-ce qu'il n'y aura d'ordre dans l'univers que lorsque toutes les supernovas auront explosé?
Je n'en sais rien, je n'y ai pas pensé. Quelle importance, qu'on vienne chanter un amour non réciproque? Est-elle censée y voir l'ombre d'une quelconque menace?

Prim a les yeux bien fixés devant elle, sur la surface bleutée de l'eau. Son corps tangue légèrement alors que Saint s'incline vers elle, heurte son épaule contre la sienne, habitude vieille d'un millénaire, Big Bang qui semble, pendant une seconde, remonter les aiguilles et les rouages de l'univers pour qu'il tourne correctement à nouveau, suffisamment pour arracher aux lèvres strictes de Prim un léger sourire. Je sais. C'est admirable, ta détermination à être le plus débile que tu puisses être.
Elle agite les pieds, sans grande conviction, en suit le mouvement pour ne pas avoir à le regarder.
Prim peut essayer d'ignorer les mots, mais ils sont bien là, plus froids que le carrelage sur lequel ils sont assis. Ses paupières battent lentement, au rythme d'un cœur qui cherche à s'arrêter sans savoir comment vraiment le faire.
Dans le ventre d'une maman, Prim n'aurait pas si mal, c'est certain.
J'ai dit que c'était facile parce que ça fait un mois que tu ne m'as pas parlé. Je me posais la question, simplement, parce que moi je ne l'ai pas supporté.

Il n'y a pas beaucoup de choses que Prim supporte. La liste s'allonge tous les jours ; ce soir, elle pourra y rajouter les yeux rouges de Saint et la manière dont ils ont tiré sur ses entrailles d'une manière si désagréable que Prim a repensé à lui sauter dessus pour l'égorger d'un coup sec.
Prim ne dit rien, parce qu'il n'y aurait rien à dire qui remettrait les pendules de l'univers à leur place respective. Elle trempe ses mains dans l'eau, les laisse y danser un peu avant de les retirer, d'en tendre une vers le visage de Saint pour essuyer, de mouvements fermes mais lents, calculés, peut-être pour en profiter un peu, les larmes sur ses joues, les confondre avec les gouttelettes que laissent ses doigts mouillés, prétendre qu'il ne pleure pas.

Prim ne relève aucune de ces attaches - de ces touchers aériens, d'un amour qu'il scande sincèrement.
Est-il né ainsi ? Impossible à lover ? Ou est-ce Prim qui ne peut pas aimer ? Pourtant ses gestes sont mièvres et doux avec Lucien, ses lèvres attrapent les siennes - son visage s'illumine. Saint en est jaloux d'une façon terrible, d'une manière où ses viscères naviguent d'un endroit à un autre afin d'exprimer ce malaise qu'il n'arrive pas à rendre oral. À la place - il se manifeste par la colère de ces limbes, peint au rouge abrasif au fond de sa rétine.

Saint n'a pas sa vaillance, à Prim. Saint n'est pas courageux, d'affranchir les Reines en découpant les têtes. Il n'est pas plus zélé de sertir son crâne des ornements afin d'imiter les monarques.
Saint n'est rien - et Prim sans même le vouloir, méprise ses paroles, fait fi de tous ces maux pour simplement se concentrer sur une chose - eux, sans amour, comme avant. Alors elle ne fait que confirmer ce qu'il pense, ce qui se marmonne - Saint n'existe pas, ses mots ne sont pas percutants, on peut les oublier car c'est lui - il s'en remet toujours.
Le déferlement des pleurs ne cesse, Saint hoquète et la paume qui se fraye un chemin jusque lui brûle sa chair - l'odeur du chlore efface celle de Prim. Son échine écrase les disques, il paraît si petit, rondit de cette manière, les doigts qui serrent fermement ceux de Prim par peur qu'elle ne se dérobe encore.
Parfois il lui en veut, d'être aussi peu réceptive, aussi indifférente, cruelle.
Mais Saint ne voudrait pas la changer, pour rien au monde, tant pis s'il doit ravaler les relents d'une rage qui un jour, le fera exploser. Mais d'ici-là, Saint sera sûrement au Paradis.

Saint ne s'était jamais senti aussi seul qu'avec Prim. T'es amoureuse, de Lucien ? Doucement, ses phalanges remontent la main plus fine que la sienne contre ses lèvres tandis que sa tête se tourne vers la sienne - les coudes appuyés contre ses cuisses. Sa carcasse est trop lourde pour parvenir à tenir droite, les afflictions ont rendu cette cage d'ivoire pénible à trimballer.