Rarement l’Enclave lui a paru si silencieuse ; c’est comme si les oiseaux cessaient de chanter au passage de La Grande Grell et que le vent n’osait plus souffler dans les branches des arbres, conscients de ses terribles machinations. Il faut dire que du haut de sa stature, habillée dans sa longue robe pourpre, elle ressemble davantage à ce qu’on peut s’imaginer de la Mort et non d’une Mère. Sa large main tient celle de Fang, minuscule et fragile, palpitante comme le cœur d’un petit animal au creux de sa paume. Ce simple fait aurait peut-être dû l’attendrir et la pousser à faire demi-tour mais le Parent reste sourd aux battements frénétiques et à la voix de la petite ; à la place, elle resserre l’étau pour la faire taire. Devant elles, la gueule béante du Labyrinthe les attend déjà, prête à engloutir l’enfant. Ah, Fang, tu aurais mieux fait de te tenir plutôt que de courir ! Sortir du lot n’est pas toujours bon.

Tu sais bien que tu ne peux pas rentrer. Elle ne lui explique pas pourquoi, cela n’est pas nécessaire ; il faut que cela sonne comme une fatalité dans sa bouche pour faire comprendre à la fillette qu’il n’y a tout simplement pas d’autre choix. C’est pour cela que Grell ne la rassure pas ; on n’attend pas des agneaux qu’ils puissent faire autre chose qu’obéir. Tu dois le faire. À ses mots, elle lâche ses doigts et s'accroupit face à Fang pour lui tenir les épaules. D’ici, elle ne sent plus son poul, presque écoeurant, résonner contre son poignet. C’est pour ça qu’il faut que tu fasses vite, Fang, tu comprends ? Sinon… Il ne finit pas, laisse les histoires qu’on raconte aux bambins le faire à sa place. L'imagination des enfants est parfois plus cruelle que la vérité.

La géante Mère se redresse sans un geste tendre pour elle, sans bouger non plus ses talons enfoncés dans la terre, barrant ainsi la seule issue possible. C’est à choisir quel est le pire entre le Labyrinthe et elle. Les deux extrémités de la porte donnent l’impression qu’elles vont se refermer à tout instant sur le corps de la jeune fille, déjà à moitié englouti par les ombres, pour le broyer. Le temps est déjà compté, insensible à ce sombre spectacle. Tu as 3 heures, c’est plus qu’assez. Si tu n’y arrives pas, personne ne viendra te chercher. Bien sûr, Grell ment. Mais elle ment bien. Et à deux doigts posés sur le torse de Fang, elle la pousse à l’intérieur. Si tu aimes tant ça, courir, alors cours !

Fang hésite sous le regard cathodique de Grell, le sien naviguant entre la géante et le labyrinthe comme un gibier qui hésite entre la gueule du loup et le piège à ours. Elle finit par choisir le piège, sûrement avec le maigre espoir de pouvoir y échapper. La mère sourit en voyant son agneau se jeter dans le ventre du dédale, à raison, car ses crocs à elle ne laissent personne s’évader et elle se ravit qu’elle puisse le penser aussi. À peine lui tourne-t-elle le dos que la Mère applaudit à grands coups, cinq pour être exact, puisque c’est le nombre de fois où sonnait à l’époque le glas pour les enfants. Il paraît que la tradition de l’ancien monde veut que l’on frappe à nouveau selon l’âge du défunt mais Grell doute un instant, assez pour s’en vouloir de ne pas connaître si bien sa fille, et il est déjà trop tard pour que celle-ci puisse l’entendre.

On connaît de la grande Grell sa rudesse presque cruelle mais l’on sait aussi d’elle qu’elle aime plus que quiconque ses enfants, aussi ne s'éloigne-t-elle pas de l’entrée, y pénètre même après plusieurs minutes en tendant l’oreille. Elle cherche l’écho du désespoir de Fang pour suivre sa progression, se doute que de toute façon elle n’est pas encore assez grande pour atteindre l’une des quatre autres portes et finira par revenir à celle-ci. Et s’il s'avère qu’elle s’est trompée sur son potentiel, alors elle ira la chercher, son passé de coureuse et d’anciens patterns encore ancrés dans ses jambes.
Oui, voilà, elle ira.
Elle ira quand elle appellera sa Mère à l’aide plutôt que son Père, sinon elle aura menti pour rien.
Dans le labyrinthe de Grell, il n’y a la place que pour un seul parent
aucune pour un dieu.

Elle croit les entendre, étouffés par les murs du labyrinthe, les échos de ses plaintes et de ses pas au rythme d’un Te Deum qu’elle fredonne. C’est un air qu’elle a appris à une époque où les blocards n’étaient pas encore nés ; où elle était encore imbattable au Panic et qu’elle était persuadée atteindre la sortie du dédale avant tous les autres. Ces talons forts qui retournent la terre, elle les doit aux années de chasse à l’étoile et d’une idylle qui a pris fin brutalement. La première fois qu’elle est entrée dans le labyrinthe, c’était avec Solène. Aujourd’hui, c’est seule qu’elle s’y rend, parfois accompagnée d’un enfant qui a attisé son œil. Alors le désespoir de Fang, elle ne le comprend que trop bien. Pour autant, elle n’a pas de peine pour elle. C’est une toute autre chose qu’elle ne saurait expliquer.

L’heure file à son bracelet et sa patience avec. Il ne reste plus beaucoup de temps avant que les portes ne se referment, gardant Fang dans ses entrailles en béton et les monstres qui y habitent. Et ce n’est pas tant qu’elle s’inquiète, mais l’idée que ses enfants puissent finir en viande bon marché lui est déjà difficile, alors dans une autre bouche que celles des hommes… Fang ! Elle appelle en espérant que sa grande taille fasse porter sa voix au-delà des murs. Elle a rarement besoin de hausser le ton pour qu’on l’entende. Il ne te reste plus longtemps.

Loup déguisé en berger, La Grande Grell s’enfonce dans les artères du labyrinthe ; assez pour se rapprocher de la jeune fille, pas assez pour quitter la porte des yeux. Ne m’oblige pas à venir te chercher car je peux être pire que ceux qui hantent ces parois.

C’est en entendant le bruit frénétique de ses pieds sur l’herbe que La Grande Grell, plus soulagée qu’elle ne veut l’entendre, finit par se remettre en position à l’entrée du labyrinthe, le corps pas tout à fait à l’extérieur de celui-ci ; il faut qu’elle puisse accueillir comme il faut l’enfant ; qu’elle puisse lui offrir une réception digne de sa performance. C’est à dire médiocre. Il faut que Fang comprenne ce que représente l’immensité de la déception d’une Mère. De surcroît, elle pense : et je ne suis pas n’importe quelle Mère !

Ce n’est plus qu’une question de minute, ou peut-être même de seconde, avant que ne sonnent les 3 heures lorsque la silhouette de Fang lui apparaît à l’angle du dernier couloir, ce qui lui laisse largement le temps de sortir. À la vue de l’enfant, la Mère s’adoucit ; ses épaules se baissent et ses paumes s’ouvrent tandis qu’elle s’accroupit, lui invitant à venir se réfugier dans ses larges bras. De ses lèvres s’étirent un sourire qui ne présage rien. C’est doux et froid, d’une tendresse toute fabriquée pour masquer la violence que prodiguent parfois les émois maternels et à laquelle une Mère s’efforce à ne pas céder.

Viens me voir, mon enfant !

Et à nouveau, elle pense : mais je ne suis pas n’importe quelle Mère ! Cette violence là ne m’est pas étrangère.

Elle aime comme elle exècre le contact de l’enfant, puisque celui-ci a immédiatement répondu à son appel sans pour autant mériter le refuge de ses bras. Elle se satisfait tout de même du dressage de son bétail et accorde une brève caresse dans le dos de son agneau défiguré par les larmes. Elle sent son cœur battre fort contre le sien, pareil à celui d’un petit animal effrayé, puis s’apaiser doucement sous sa paume qui semble couvrir l'entièreté de son corps, complètement recroquevillée dans le ventre de sa Mère. Grell sourit doucement, balade une main dans les cheveux en barda de la petite fille, puis frotte ses épaules encore frêles pour lui donner un peu de chaleur. Au même moment, un bruit sourd résonne pour annoncer la fermeture du labyrinthe. À quelques minutes près, Fang aurait pu rester coincée à l’intérieur de ces murs et Grell n’en pense rien. Elle repousse doucement la petite pour pouvoir la regarder, ses doigts fermes autour de ses poignets.

Tu penses avoir réussi ? Le parent ne sourit plus. La question se veut rhétorique, glaçante, de sorte à ce que même un enfant puisse comprendre ce qu’elle sous-entend. Autour d’eux, les portes font vibrer le sol sous leurs pieds et se mettent à avancer alors qu’ils se trouvent encore au milieu de l’ouverture, Fang du mauvais côté. Dans une minute trente, si Grell ne bouge pas, le mécanisme brisera ses petits bras et elle se fera à nouveau happée à l’intérieur sans aucune chance d’en sortir. Grell resserre son entrave. Tu m’entends ? Est-ce que tu penses avoir réussi ?! Dis moi, Fang, si ça suffira pour que tu puisses sortir d’ici. Car je connais un endroit pire que n’importe quel dédale et qu’on le nomme Paradis.

Le choix du lieu n’est pas un hasard ; assez éloigné du corps de ferme, on ne le verrait pas secouer Fang ainsi. Ce n’est pas par crainte qu’on le voit, Grell n’a pas honte puisque Grell aime. Il sait que les autres parents ne comprendraient pas s’ils le surprenaient à bousculer les petits, comme les chiens s’attaquent parfois aux jarrets des moutons qu’ils gardent. Ce n’est pas pour saigner le bétail, seulement pour qu’il court plus vite afin d'échapper à l'œil cathodique du Loup déguisé en brebis. Et il les aime fort, si fort ! que sa force n'a d'égale que son amour et ses doigts se font plus étroits autour des poignets de la fille, la peau encore tendre et juvénile rougie en témoin de ses affections maternelles.

Une minute trente quasi écoulée, les mâchoires de la porte à moins d'un mètre des flancs de l’enfant, la Mère finit par la tirer à elle avant que les battants ne se referment sur son corps. Regarde, je suis ta seule issue ! Et Fang s’effondre contre les genoux du parent qui enroule ses bras autour d’elle. Là,là, c’est fini. Sa grande main recouvre le haut de sa tête où ses cheveux s’amoncellent, trempés de sueur, pour y remettre un peu d’ordre d’une tendresse propre à celles qui ont accouchées et aimées ; à celles qui ont déjà trop perdu. Excuse-moi, Fang. Maman a eu peur pour toi… J’ai cru qu’il allait t’arriver quelque chose. Et pire encore J’ai cru que tu allais y arriver. Son unique œil qui la toisait si froidement plus tôt semble désormais briller d’une émotion dure à déchiffrer, proche de la déception. Grell a compris très jeune les sacrifices auxquels s’adonnent les enfants pour combler les peines des Mères ; elle aussi a été à la place de Fang.

Elle finit par se redresser de toute sa hauteur, la main de la jeune fille dans le grand creux de la sienne, le bruit sourd des portes dans leur dos. Tu feras mieux, la prochaine fois… Allez viens, on rentre. Les angoisses à peine essuyées qu’elles les convoquent à nouveau sans laisser Fang en penser quoi que ce soit ; les enfants à cet âge n’appartiennent pas eux-mêmes, sinon à leurs parents.