amazed

Abyss toise l’immensité des murs qui lui font face. Elle ne voit qu’eux, ne pense qu’à eux. C’est un poison terrible qui lui abîme le cœur. Combien de nuits et de jours sont passés sans qu’elle ne pense au Labyrinthe ? Absolument aucun. Il y a bien eu Caïn et Eden, au début de l’été, la blessure de cette dernière qui n’aurait jamais dû exister. Abyss s’en était voulu, beaucoup. Mais à la place de l’en dissuader, cet épisode n’a fait que agrémenter son obsession pour ce lieu maudit.

“Salut.”

Max vient d’arriver. elle lui a donné rendez-vous en plein après-midi, mais pas assez tard pour que ce soit suspect. Elle aimerait y aller la nuit, Abyss, même si c’est interdit. Ni Ashkat ni Armel n’a su l’en dissuader. Mais ce n’est pas encore le moment. Elle le sait, elle le sent.

“Comment ça va depuis ce matin ? Tu as passé un bon début d’après-midi ?”

Le ton est monotone, la question est posée ainsi la politesse reste la seule chose tangible chez elle. Abyss est sincèrement curieuse, elle aime Max et espère que tout va bien pour elle. Mais elle n’a plus l’éclat qu’elle avait auparavant. Sa voix et son regard sont ternes. Peut-être que tout reviendra lorsqu’elles seront dans le Labyrinthe, elle et max.

Abyss n’a pas couru avec les autres ce matin. Elle s’est contentée d’étudier leur rapport et de tenter de trouver un semblant d’ordre dans les couloirs et les dédales. Elle croit d’ailleurs l’avoir trouvé. Alors, à la place de suivre les clubs comme chaque après-midi, elle a proposé à Max de la rejoindre et de courir avec elle.

“Merci d’être venue.”

C’est toujours terriblement vide. Abyss souffre. Elle tente de se donner une contenance devant Max, mais elle peine. Elle lui offre un sourire timide. Elle n'aurait pu demander à personne d'autre qu'elle pour l'accompagner, en souvenir des années passées.

Son regard revient vers la grande Porte. Elle n’a qu’une hâte: la passer pour s’enfoncer.  Pendant des années, le Labyrinthe était son salut. Abyss se ne s’en rend pas compte, mais aujourd’hui, il est sa damnation.

Un sourire presque imperceptible se dessine sur ses lèvres. En temps normal, Abyss aurait acquiescé. Elle aurait dit oui pour ne pas l'inquiéter, comme elle le fait avec Eden, Alfie, Mielle ou Caïn. Oui, tout va très bien. Mais ce n'est plus le cas. Abyss ne va plus si bien et surtout, surtout, elle peine à garder la face et à prétendre que rien ne va mal.

"Pas vraiment." Pour le sommeil. "C'est de plus en plus compliqué. Je ne sais pas si c'est la chaleur de l'été ou simplement…" Elle hésite. "Simplement mes pensées qui m'empêcher de me reposer correctement."

La question est rhétorique - Abyss sait très bien que ce n'est pas la faute aux hautes températures.

"Merci, Max." Le sourire s'agrandit, cette fois-ci emplie de gratitude. "Courir avec toi me fera du bien, je pense."

Elle se dit peut-être, égoïstement, qu'au moins Max, elle, la comprends.

D'un signe de tête, les deux filles s'engouffrent dans le Labyrinthe et parcours les premiers mètres du dédale de pierre. Il suffit de passer la porte pour que le poids d'Abyss s'envole. Son fardeau disparaît un peu plus à chaque foulé et son visage semble déjà plus lumineux.  Par réflexe, elle prend la tête de la course pour que Max la suive. Elle a envie de se rendre dans la section 2. La 7 est sa préférée mais les souvenirs de la jambes d'Eden sont encore trop frais pour y retourner.

Elles courent et parcours les corridors grisâtres, les virages sont maîtrisés et Abyss sait où aller. La section 2 n'est plus très loin et si ses calculs sont bons, dans la nuit, un chemin plus rapide à dû s'ouvrir sur leur gauche. Elles pivotent et devant elle: une ligne droite vers le centre du bloc portant le numéro 2.

"Regarde ! Le chemin s'est ouvert depuis hier." Le visage d'Abyss s'éclaire: il y a enfin un semblant d'ordre dans les réarrangements nocturnes ! "Je crois que j'ai compris comment les premières sections fonctionnent ce mois… Il faudra que je vérifie mais si on peut prévoir les déplacements de nuit alors…"

Alors on pourra trouver la sortie.

Abyss jubile silencieusement, ravie d'avoir eu raison sur ses calculs. Pourtant la récompense reste amère. Ce n'est pas suffisant, c'est loin de l'être.

"Viens, faisons une pause." Les voilà toutes proches du centre. Chaque section possède un biome qui lui est propre et qui sert de repère pour les blocards. Les chemins qui y mènent, eux, changent chaque nuit dans un puzzle frustrant qu'ils s'efforcent à comprendre. "Dis, Max, je peux te poser une question ?"

Au pas, les voilà arrivée à destination. La place de la section 2 semble ronde vue d'ici, mais elle est en réalité ellipsoïdale. Aux périphéries de cet ovale, d'immenses colonnes de béton les surplombent, dans un style frôlant le brutalisme et le grec antique.

"Comment tu ferais si… Si les gens que tu aimais ne t'acceptaient pas pour qui tu es vraiment ?"

Elle ne regarde pas Max. Le regard d'Abyss est concentrée sur l'alignement mathématiques des piliers. C'est plus facile pour ne pas rougir.

Entre ces murs clos, Abyss ne peut plus compter sur son pouvoir pour comprendre les émotions pêle-mêle de Max. Pour autant, quand la voix tombe doucement et que la tête pointe vers le sol; elle n’a pas besoin de son empathie pour savoir que la culpabilité ronge sa compagne. Max et Abyss sont amies. En cela, ici ou ailleurs, avec ou sans capacité, Abyss la comprendra toujours.

“Ne t’en fais pas. Ce n’est pas de ta faute. Tu m’aides d’une autre manière, voilà tout. Alors ne t’en fais pas, okay ?”

Le sourire qu’elle lui offre est doux. Bien sûr que ce serait plus facile si, lové dans les bras de Max, Abyss pouvait simplement fermer les yeux et se laisser guider. Elle ne peut plus car raccourcir la vie de Max pour son profit est un coût qu’elle ne peut prendre. Abyss n’est pas un bourreau, elle est martyr. Ainsi, elle ne peut sacrifier personne si ce n’est elle-même.

“Je t’apprendrai avec plaisir ! Mais sache que je ne détiens pas la science infuse. Peut-être que certaines de mes hypothèses et calculs sont faux. Je n’espère pas mais c’est possible. Dans tous les cas, ce serait chouette de voir ça ensemble.”

Qui sait, peut-être que Max aura de nouvelles idées à lui apporter. Les esprits mathématiques et pragmatiques comme celui de Abyss manquent cruellement d’ingéniosité et de créativité. C’est facile pour eux de comprendre mais pas d’inventer. Il faut laisser cela aux poètes et aux rêveurs. Abyss n’est ni l’un ni l’autre.

Elle écoute solennellement la réponse de Max. Elle l’observe jouer avec sa craie. Elle repense indéniablement à Eden qui voulait graver quelque chose sur les murs de pierre. Elle n’avait pas compris ce geste. Abyss ne sait jamais quoi écrire. Elle n’en a pas l’imaginaire.

“En fait…”

Elle marque une pause, hésite. Qu’il est dur de se confier sur l’intime quand on a passé toute sa vie à recevoir les confessions des autres. Abyss ne sait pas bien y faire. Elle se dandine de droite à gauche, faisant basculer son centre de gravité et jouant avec ses mèches d’un air gêné.

“Il y a quelqu’un à qui je tiens… beaucoup.” Je crois. Je ne sais pas. “Tu… Tu sais comment je suis, dans l’Enclave.” Renfermée, silencieuse, lisse, à l’écoute, bienveillante, douce, peu farouche. Abyss se laisse faire et est modelé par les émotions des autres et se contente de prendre la place qu’on lui laisse ou aucune place du tout. “Mais tu me connais aussi dans le Labyrinthe.” Et là, ça n’a rien à voir. Abyss est droite, souriante, passionnée, concentrée, sérieuse et meneuse. “Je… je ne devrais pas dire ça mais…”

Nouvelle hésitation. Quand Abyss s’est confiée à Caïn, cela s’est mal passé. Elle a lancé des cris dans le vide et en a senti l’impact. Ses appels à l’aide ont été balayés du revers de son impassibilité et elle s’est retrouvée plus seule que tout. Elle ne veut pas que cela recommence avec Max.

“Le Labyrinthe est très important pour moi. Je ne me sens pas bien dans l’Enclave. Mon pouvoir me consume et je vois de plus en plus les failles du système. Je ne sais pas si je ressens de la colère ou de la tristesse car… je n’ai jamais su ce que je ressentais vraiment. Néanmoins je… je n’arrive plus à fermer les yeux. Je n’arrive pas à en parler car j’ai peur qu’on me pointe du doigts, qu’on me dénonce, qu’on m’abandonne. Remettre en cause Wicked c’est remettre le monde en cause, après tout… je ne devrais pas te dire tout ça et j’en suis désolée mais… Mais je n’en peux plus.”

C’est trop tard. La bouche se délie et si Abyss prend soin de ne pas exposer clairement les failles qu’elle a trouver dans le système pour ne pas faire deux fois la même erreur; elle ouvre tout de même son cœur. Alors, la voix emplie de détresse, elle poursuit:

"Je crois que cette personne n'arrive pas à accepter cette part de moi. Elle voudrai que je me range, que je reste celle que je suis dans l'Enclave, que je reste à ses côtés... Mais moi... Moi je ne suis pas celle qu'on me force à être. Je veux partir. Je veux partir mais je ne veux pas non plus, l'abandonner."

Advienne que pourra. Si cela se passe mal, si le regard de Max change et prend peur, si elle décide de la dénoncer ou de la détester; alors ce n’est pas grave.
Abyss n’aura qu'à disparaître dans le Labyrinthe.

Elle avait peur.
Peur de l'accueil de ses propos sur les rives. Peur de s'y écorcher, de venir se fracasser comme l'écume sur les rochers.
Elle avait peur de la réaction, peur que cela se passe comme avec Caïn et que Max balaye tout du revers de la main. Peur de devoir s'oublier, encore, de tout ravaler et de se contenter d'avancer.
Elle avait peur de se faire juger.
Au final, elle avait peur de Max.

Mais plutôt que de la repousser, Max se confie à son tour. Elle non plus, elle ne croit pas en ce système. Elle aussi, elle veut partir. la révélation fait l'effet d'une bulle d'air dans le cœur de Abyss. Un nœud se délie dans son ventre et l'anxiété se dissipe.
Elle n'est pas seule.
Abyss n'est plus isolée et cela change tout. Cela change tout puisque, sans personne vers qui se raccrocher malgré les tentatives, malgré Eden, Caïn et Jim; elle en était venu à la conclusion que le problème venait d'elle-même. C'était de sa faute. C'était de son fait. C'était son problème et pire que ça: Abyss était le problème.

L'existence de Max vient briser des jours, des nuits, des mois de doutes, d'anxiété et de folie. Abyss a relevé la tête, les yeux grands ouverts, la bouche en forme de o. Entre surprise et soulagement elle a envie de pleurer.

"C'est… c'est vrai ?"

Est-ce que tout cela est bien réel ? Elle peine à y croire. Elle n'ose pas, d'ailleurs. Elle a peur que si elle se met à avoir un peu d'espoir, on vienne le lui arracher la seconde d'après.

"Je... Je croyais que j'étais toute seule…" Entourée de ceux qui se tournent vers le Père, vers Wicked, aveuglé par la lumière et incapable de voir le gouffre qui les attends à leur pied. "Je suis… tellement contente… et soulagée… je crois ?"

Elle rit doucement, la voix est bourrée d'émotion. Abyss ne sait pas vraiment puisqu'elle n'existe plus très bien mais pour une fois, c'est agréable et lumineux. C'est la couleur de Max.

"Pour quoi tu cours, toi ?"

Ou pour qui ? Il semblait à Abyss que Max courrait pour quelqu'un. C'est plus noble que elle qui ne court que pour elle-même.

"Je veux trouver la sortie, Max." Abyss s'est redressée. Elle a repris une contenance. La voix est plus ferme. "Il faut que j- qu'on parte d'ici."

Il y a deux choix pour cela: combattre Wicked ou fuir par le Labyrinthe. Ils n'ont pas la force nécessaire pour mener une révolte alors Abyss se tourne vers son plus vieil amant. Dans ses yeux brûlent la détermination.

Abyss rit à la remarque mathématiques. Elle n'est pas certaine de l'argumentaire mais elle croit comprendre que Max n'est qu'à moitié sérieuse et cherche surtout à la faire sourire. Peut-être qu'elle aurait pu en parler à Max avant, c'est vrai. Pourquoi ne l'a-t-elle pas fait ? Abyss y réfléchit puis baisse un peu la tête.

"Je ne suis pas très douée pour parler de ce que je pense." Se confie-t-elle. "Et... ce ne sont pas des choses qui se disent facilement."

L'Enclave n'est pas un lieu de liberté. Abyss et Max évoluent dans une société millimétrés où la pensée est contrôlée. Abyss a raison, ces choses ne se disent pas. Elles sont considérées comme tabou par ceux qui définissent les règles alors il faut les taire. Puisque toute la société est gangrénée de la sorte, la censure fonctionne. Wicked divise pour mieux régner. Met à part les blocards qui pensent à côtés, leur font croire qu'ils sont affreux ou fous et alors personne n'ose contester que Wicked est bon. Ainsi la révolte se tue dans l'œuf et les martyrs n'ont plus que les larmes de leur solitude.

"Je vois…" Abyss regarde Max. Elle admire sa volonté. Elle aimerait avoir la même force dans ses veines. "Raison de plus pour trouver la sortie et partir d'ici, alors."

Elle n'est pas douée pour les grands discours et les mots réconfortants, il n'y a de toute manière rien à dire. Ces souvenirs et ces espoirs appartiennent à son amie et Abyss n'oserait rien commenter. Mais elle espère que Max sait lire la sincérité dans ses yeux.

"Non. Plus maintenant..." Elle repense à la conversation avec Robin en début de mois. "Avant, c'était le cas. Il n'y avait que le Labyrinthe et j'étais obnubilée par la sortie parce que je voulais le comprendre."  Abyss se tourne vers l'allée. Elle contemple le paysage. Elle l'aime comme elle le hait, le Labyrinthe. "Comme un puzzle qu'ont termine, tu vois ?" Un puzzle qui dure depuis trop longtemps. "Mais... mais récemment je crois que j'ai compris quelque chose. Je pense qu'il manque une pièce au puzzle. Je pense que Wicked nous cache trop de choses et que les règles du jeux ne sont ni complètes, ni justes."

Abyss pivote vers Max.

"Je n'ai plus envie de jouer. Je veux partir d'ici."

Elle n'en peut plus d'étouffer dans ce monde absurde.

Max n'a pas besoin de finir sa phrase. Parfois les mots ne sont pas nécessaires, les regards se suffisent à eux-mêmes. Abyss plisse les yeux et accueille cette confession d'un silence avant de hocher la tête. Elle sait. Et c'est pareil pour elle.

"On sortira."

Ce n'est pas une promesse mais une certitude. Le ton de Abyss est implacable. Elles sortirons. Un point c'est tout. Qu'importe comment. Qu'importe ce qu'il en coûte.

"Tu sais, Max... Moi non plus je ne suis pas née dans l'Enclave. Je n'ai aucun souvenir de ma vie d'avant, car j'étais sûrement trop jeune mais... Mais je ne suis pas née ici." Les parents ne sont pas les siens.  Abyss n'en a jamais parlé à personne car il n'y a rien à dire puisqu'il n'y a aucun souvenir. Elle a juste compris ce que signifiait le chiffre quatre sur son numéro de matricule. "Mais j'aimerai bien savoir aussi… d'où je viens… comment c'est dehors.. tout ça."

Abyss sourit devant l'espoir que sa coureuse porte en elle. Un sentiment de chaleur naît en elle, de réconfort, de la gratitude, et une belle amitié. Les paroles de  Max la motive à poursuivre ses efforts et ses recherches. Abyss réalise soudainement que des gens comptent sur elle. Elle qui se sentait si perdue et si seule durant tout l'été, elle n'a pas le droit de flancher: certaines âmes place leur espoir entre ses mains pour percer le secret du Labyrinthe.

"Merci de m'avoir accompagner. C'était chouette de courir avec toi. On rentre ?"

Il commence à se faire tard. Les portes ne se fermeront pas tout de suite mais Abyss et Max sont rappelées par le devoir. Il faut quitter les sentiers de la liberté pour réintégrer la société.