amazed

Il avait encore le souffle court et les joues échaudées alors que Lucien venait de quitter le lit — lui, reste encore un moment comme ça, en attente, sans oser vraiment bouger ni parler. Il a les yeux fermés mais le nez grand ouvert, semble se repaître des odeurs qu'ils ont laissé sur la literie. C'est un mélange de parfums et de sueur : Anton y sentait la vie, peut-être quelque part une forme d'amour.

Il regarde Lucien comme un dévot regarderait son saint, toujours nu, s'approchant de la fenêtre. Dans un râle pénible et un geste lent, il attrape de quoi s'habiller, pour ne pas rester comme ça, nu, vulnérable. Quand il se retourne, il regarde la cigarette qui lui a été jeté en offrande, n'ose remercier son Christ de peur de le froisser d'un élan de vénération vénéneuse. Il se contente de l'apporter à ses lèvres puis se lève à son tour, pour s'approcher de son apôtre du soir.
Il aimerait le prendre par la taille, espère faire passer ce mouvement comme un élan de pragmatisme pour partager l'espace aéré. Finalement, il se ravise : Anton est rendu à un animal timide, il ne veut pas paraître trop collant, pourtant, il aurait aimé que le moment se révèle intime encore un peu plus longtemps. Il y a, pour lui, autant d'amour dans une étreinte que dans le sexe.

« Mh ? » Il pose sa main sur l'épaule de Lucien, lui tend sa clope pour lui signaler de l'allumer. « Tu parles du chat qu'elle a noyé ? Moi ça me fout le seum, j'aimerai bien m'occuper d'un chat.

Elle est un peu bizarre parfois, j'ai du mal à la suivre, j'crois. » Il exhale la fumée alors qu'il fait doucement glisser sa main vers le creux de la nuque de Lucien. « J'espère qu'elle se mettra pas trop dans la merde pour tout ça, 'fin, j'sais pas. T'en penses quoi toi ? » Sans doute Anton adoptera la même posture : les pensées des autres lui semblent toujours supérieures aux siennes.

Lucien est un corps froid : c'est un métabolisme en vie, c'est certain — Lucien n'est pas mort, mais il a cessé d'émettre toute émotion, toute chaleur. Il est un bloc de glace animé d'un désir dont on ne discerne même pas les contours. Anton, lui, y est éperdument aveugle. Il peine à comprendre Lucien : quand il essaie, les conclusions qu'il tire est de ne pas trop parler sous peine d'avoir l'air désuet et de ne pas trop bouger, non plus, sous menace d'avoir l'air balourd. Anton ne veut plus chercher à comprendre Lucien ; il voudrait jusque savoir ce qu'il lui est arrivé, pour être froid, comme ça.

« Ouais. C'est pour ça qu'un chat, je trouve ça cool. Ça vient te voir quand ça veut, c'est autonome et indépendant. Et si t'as de la chance, il vient se coller à toi pour dormir.
Ça me conviendrait bien. » Anton ne veut pas penser à Robin. Lui, il s'en fiche un peu de Robin. « J'sais pas ... » Anton fait virevolter par la fenêtre les cendres de sa cigarette puis en reprend une bouffée. La fumée chaude lui emplit les poumons alors qu'il la fait s'évader de sa bouche, pour l'inspirer de nouveau par le nez, donnant l'impression d'une cascade qui s'écoule à contre-courant. Il finit par tout souffler vers l'extérieur — refait encore tomber la cendre.« J'me fais surtout pas trop d'espoir : faudrait avoir plus de suite dans ses idées pour monter d'un grade. » Il sourit : Anton n'es pas dupe, il sait qu'il n'est pas un esprit brillant. Mais il sait aussi qu'il possède quelque chose que Lucien a perdu depuis longtemps (lui est bel et bien en vie).

« Ça t'apporte quoi de plus, au fond, d'être premium ? J'veux dire, t'es déjà grand-frère et tout le monde te connait déjà. C'est quoi, c'est par égo ? Ou juste pour le plaisir d'être tout en haut ?
'Fin, si c'est ça, ça reste de l'égo, non ? » Soudain, Lucien apparaît à Anton un peu moins joli.

Les fumées qui s'envolent de la fenêtre font de la peine à Anton. Elles sont perdues à jamais, quand elles quittent la chaleur familière des bronchioles et les trachées nouées. Dans le vaste et le grand de tout ce qui est perdu, c'est une triste vie d'être fumée grise. On finit par disparaître parmi l'azote, le dioxygène et le dioxyde de carbone. Finalement, il n'y reste plus rien.
C'est une fin tragique, d'être une fumée ; Anton y pense une seconde. Pourquoi se sent-il légèrement triste, comme ça ?

« Oui, j'aimerai bien qu'il m'attende sur mon lit. Il serait en boule, comme ça, tu vois, et il viendrait me voir quand je reviendrai de ma journée. Je le caresserai un peu et puis il repartira dormir au même endroit, comme si je n'avais pas été là.
C'est super indépendant, les chats, tu sais ! Un chien même si je l'aimerai beaucoup j'sais pas s'il serait content de m'avoir en maître. Le chat c'est plus facile. » Anton aboie déjà suffisamment pour deux et mord parfois même, c'est lui le chien. Il le sait. Il aimerait aussi avoir un chien, maintenant qu'il y repense. Un chat et un chien, ça serait bien. Le chat serait autonome et capricieux, sans doute. Il serait tout fin avec une longue queue et de gros yeux comme ceux des insectes. Il n'aurait sans doute pas de nom, ou alors quelque chose de ridicule, comme gribouille ou patin à glace voire même tacos. Le chien, lui, aurait un vrai prénom, probablement Vick ou Vicky.
Il sursaute au contact de Lucien et sent une onde de chaleur se diffuser de la zone de contact. Il a de nouveau envie de retourner dans son lit, l'embrasser encore une fois ou deux, peut-être. C'était bien, le moment qu'ils avaient passés.

« J'crois que j'te connais déjà bien, en vrai, Lucien. Mais non, c'est une vraie question. » Il écoute sa tirade comme un assoiffé. Mais le discours de Lucien ne résonne pas tant en Anton ; c'est peut-être parce qu'il se trouve creux. « Ouais, je vois ... » Sa voix trahit sa déception. La réponse de Lucien est sardonique, ça l'attriste. C'est même ... fade, pense Anton. « Le meilleur, hein ? Ouais, ça doit être ça. Moi en tout cas, j'suis content de ce que j'ai et de là où je vais. S'il me manque un truc, ça pourrait pas être les étoiles qui me l'apporterait. » Il n'ose pas dire que ce qui lui manque c'est l'amour sincère de quelqu'un. Lucien trouverait ça évidemment ridicule : Anton ne veut surtout pas lui paraître ridicule.

Il fait semblant de rire ; c'est ce qu'il a appris à faire, quand les autres ont l'air amusé. Il ne faut pas toujours sonder le fond des choses : rester à la surface, c'est comme ça qu'on survit et c'est comme ça qu'on n'a pas l'air trop bête. « Ouais, j'imagine que par rapport à d'autres j'dois être romantique. J'sais pas. »

Il n'ose le contredire par peur de le frustrer ou de l'énerver. Il y a beaucoup réfléchi et même si ses réflexions finissaient souvent par tourner en rond et se mordre la queue, Antin était bel et bien sûr de quelque chose : il n'est pas pas content. Il n'a jamais su, n'a pas encore trouvé pourquoi, mais il sait qu'il n'est pas tout à fait heureux et encore moins content. Il ne se plaint pas, c'est une chose. Mais quand il ferme les yeux et qu'il tire les draps au dessus de ses oreilles (comme pour se cacher de quelque chose), il sent qu'il n'est pas bien.
Il ne comprend pas tout à fait pourquoi, d'ailleurs. Il n'a pas faim, pas soif, pas froid, pas chaud, rien ne le démange et tout est en ordre. Pourquoi alors manque-t-il quelque chose encore ?

« Oui, je pense aussi. Le sous-sol ne donne pas envie. » Il sent la colère de Lucien mais ne la questionne pas. Elle doit très certainement être légitime ; sans doute Lucien a compris quelque chose qui échappe encore à Anton. Tiens, c'est vrai, ça, d'ailleurs, pourquoi c'est si mal que ça le sous-sol ? Anton le sait parce qu'on lui a dit — c'est tout. Il ne faut pas toujours chercher plus loin.

« Bah, Lucien ? Calme-toi, qu'est-ce qu'il t'arrive ?
J'ai jamais dit ça, moi j'suis très bien avec mes étoiles je veux pas les perdre ...
T'as qu'à les ignorer, ceux d'en bas. Moi je les aime bien, il ne me dérange pas. Tu n'as qu'à ne pas les croiser, tu sais ?

Moi je sais pas pourquoi tu devrais avoir honte d'être le meilleur, mais par contre je pense qu'être le meilleur en écrasant la tête des autres, c'est pas toujours la bonne solution. Tu vois ? »
C'est Aurora, c'est ça ?
(les mots se perdent entre sa gorge et ses lèvres)