amazed

jim ne se réveille jamais pendant la nuit. l'esprit en suspension hors du monde, allégé du moindre songe, il dort du sommeil du juste sans l'avoir mérité.
la pénombre ne fait pas preuve de cette clémence envers tout le monde. il l'a appris en devenant parent.
depuis, il laisse sa porte ouverte.

il n'entend pas qu'on s'approche ou qu'on toque : c'est la voix qui l'extirpe de sa torpeur. mhhh... jim râle dans un souffle, inspire par le nez, garde les paupières fermées.  il reconnait le timbre sans peine, et l'intonation, et la familiarité de la réclamation. kafka est le plus demandeur de sa portée. oui, viens, les membres encore lourds, jim tire vaguement sur le tissu de son t-shirt pour le remettre en place et se tourne vers la porte entrouverte. de ce côté du lit, la lumière du couloir frappe l'oreiller de son rayon pâle et sans couleur. il étend un bras sur le matelas. il invite kafka à le rejoindre, aussi naturellement qu'il s'imagine un père le faire pour son enfant. ce simple geste le comble. il y trouve la félicité d'un amour simple, valorisant, dont l'indulgence dissimule aisément ce qu'il a d'égoïste.

jim n'a pas besoin d'ouvrir les yeux pour s'assurer de la présence - le bras toujours étendu, là où son agneau laissera reposer sa nuque ou sa joue, il identifie la texture de ses cheveux fins qu'il trouve du bout des doigts, puis l'odeur de sa peau proche de la sienne. il n'a pas eu à étudier ces choses, qui sont de l'ordre animal, pour les savoir. il murmure : tu veux me raconter ton cauchemar ? tu peux. petit à petit, il s'arrache aux bras de morphée qui l'étreignaient sans concession. il faut qu'il soit réveillé pour bercer son petit. sur ses joues, il devine l'humidité des larmes. tu pleures ? pleure pas, n'aie pas peur je suis là.

oui, tu es mon préféré, jim le dit dans un souffle placide qui s'échoue contre son oreiller. la compagnie de kafka lui est consolatoire, à moins que ce ne soit sa constance, sa loyauté ; alors jim n'a pas de mal à penser, sur le moment, qu'il peut l'aimer un peu plus que les autres. pourquoi ? il demande en lui caressant les cheveux d'une main ouverte, encore engourdie.

jim donne son pouce à kafka sans une pensée. il n'a pas peur de sa salive ou de sa langue, qui lui apparaissent inoffensives ; il n'a pas peur de lui révéler son goût, qu'il n'a aucune raison de dissimuler. jim n'a rien à cacher. il donne son pouce comme il le faisait aux agneaux, qui réclamaient en pensant pouvoir téter - ceux-ci se jetaient sur leur pitance avec reconnaissance quand bien même ils n'y trouvaient pas de lait.
cela ne fait rien, que kafka dépasse jim ou qu'il soit depuis longtemps sevré. jim n'y voit aucun inconvénient.

moi aussi je faisais des cauchemars à ton âge, c'est faux. le sommeil ne l'a jamais vraiment tourmenté. ça passera, il n'en sait rien. ces mots, il les a trouvés dans les vieux films du cinéma, il les a découpés, déplacés, recollés. il s’imagine que ce mensonge inoffensif saura les rapprocher ; c'est ce qui le pousse à façonner cette réalité qui ne prend racine nulle part.

la lumière du couloir s’est éteinte. le noir complet les enveloppe amoureusement et jim s’y love aveuglément, sans effort. dans cette pénombre impénétrable, il est à l’aise plus que nulle part ailleurs. il ne peut pas se dissimuler derrière la faiblesse d’une nuque courbée. ce renoncement le rend plus fort, même s’il ne s’en rend pas compte.

jim se tourne pour reposer sur le dos mais ne prive pas kafka de son bras, qu’il garde parfaitement immobile. les sensations que son amour lui impose ne le dérangent pas. s'éveillant peu à peu à l'obscurité, ses yeux regardent le plafond sans vraiment le voir.
les questions ne le dérangent pas non plus : il ne trouve aucun mal à mentir pour les satisfaire. ça arrive à tout le monde. une autre ineptie. l'amour de jim, s'il se veut vulnérable, se découvre parfois aseptisant malgré lui. rien ne l'empêche de dire la vérité, de confesser je ne rêve plus. il ne rêve plus, c'est vrai - il n'a pas envie de l'avouer à un enfant. il préfère l'histoire de leur ressemblance : tacite, inspirée même des peurs les plus anciennes.  

et la voici, la peur. il y répond sur un ton détaché, distrait de tout : ah oui ? un monstre ? quel genre ? et la peur existait avant kafka, avant le paradis même, quand ce dernier n'existait qu'en promesse. jim craignait déjà l'altérité de sa propre nature ; il ignorait qu'il allait vieillir et qu'ainsi dépossédé de toutes les qualités de son espèce, il perdrait le droit de prétendre à l'appartenance.
il souffle : c'est juste un rêve, s’enfonce un peu plus dans l’obscurité.

jim se souvient d'un conte qu'il avait lu plus jeune, à l'époque de la nurserie. un loup affamé revêtait son costume à visage humain : il parlait comme eux, portait leurs vêtements, adoptait les mimiques ; il se glissait dans leurs maisons, dans leurs lits, dans leurs bras, et les dévorait. hypnotisé par les illustrations, il n'avait pas bien compris ce que l'histoire voulait dire. il n’est pas sûr de savoir ce qui a ravivé ce fragment d’enfance non plus.
sa main libre trouve la nuque de kafka, sa paume en adopte aisément la forme. ses gestes sont tous, sans exception, empreints d’une grande patience. je partirai jamais.

jim respire profondément, de la façon dont il s'imagine respirer quand il est endormi. il n'est plus bercé par le sommeil, son corps a perdu la tiédeur tranquillle du réveil inachevé. ses yeux sont grand ouverts dans le noir. et il répète, bêtement : c'est juste un rêve, conscient alors de son obstination, de sa vacuité, de sa laideur. ses doigts passent et repassent sur la nuque de kafka. et jim se sent cruel ! sa tendresse le dégoûte de lui-même, d'un dégoût dont il se repait jusqu'à l'écoeurement.

non. jamais. ils ne le rappeleront jamais. jim ne veut pas penser qu'ils l'appelleront un jour. il s'est fait à son existence. il s'est attaché à son quotidien monotone, à ses habitudes vaines, à ses agneaux ingrats. c'est pour cela qu'il coupe la parole, et pour cela qu'il secoue la tête, et qu'il répond sans hésiter : je te choisirais, bien sûr. ça ne lui fait rien. ce n'est pas un mensonge mais ça n'a pas le goût de la vérité. c'est entre les deux, c'est amer un temps, âpre ensuite, insipide. ça n'a pas de vraie saveur. il le dit facilement, comme il dirait n'importe quoi d'autre. je n'veux pas y aller. je suis bien là.

un silence. jim pense à rassurer kafka. il lui confierait qu'il ne doit pas avoir peur, puisque les parents comme lui ne vont jamais nulle part. il ne se rend pas compte que la peur s'est tapie en lui-même, que l'enfant à rassurer n'est pas dans ses bras mais au fond, au fond, dans un endroit que les voix, la chaleur, les étreintes n'atteignent pas.
je t'aime. non vraiment, ça ne fait rien.

kafka ne pose plus de questions. jim en déduit qu'il le croit et cette pensée le soulage juste un peu. il ne veut plus en parler. il ne veut pas de cette distance imposée par les années, creusée par le secret, ce savoir dont ses enfants ne disposeront jamais ; il ne veut pas se sentir seul et monstrueux alors même qu'il entoure kafka de ses bras. il ferme les yeux, inspire par le nez profondément, murmure un de rien.

le silence rappelle la nuit qui peu à peu reprend pleinement ses droits sur leurs silhouettes, les écrasant de tout son poids. ici, le silence est opaque, étanche, à l'image de l'obscurité. sous ses paupières, jim pourrait dessiner le paradis ou les créatures des songes de kafka, comme certains font sauter les moutons pour s'endormir. mais il ne produit qu'un vide absurde, borné, dénué de tout soupçon de rêve. et cela est bien. cela lui sied mieux que l'espoir, mieux que le désarroi.

il faut dormir maintenant. déjà son souffle s'est rapproché du sommeil et s'évertue à former ces mots à l'adresse de kafka. il s'agit d'amour, encore, d'un amour qui désespère de combler la distance, la pénombre, le néant, d'un amour qui se révèle toujours en ultime recours quand la foi seule ne suffit plus à justifier l'existence. bonne nuit. et jim espère que son étreinte saura protéger son agneau des cauchemars les plus téméraires.