amazed

tu reconnais la voix qui soupire un surnom qui n’existe que dans sa bouche à elle ; c’est pierrot. tes yeux la cherchent et tes yeux la trouvent, déplaisir au visage mais ce n’est pas de sa faute non, c’est le simple fait de respirer qui te donne envie d’en finir.

tu l’observes, elle est toujours singulière. tu prends le verre, inspecte la main qui l’a tendu, puis les yeux qui font ce don. « j’avais dis dans la conversation de groupe que je serai ici… » pierrot n’a pas cherché, elle a fait comme tes yeux : elle savait que tu étais là et elle t’a regardé. pourquoi se leurrer ? « merci. » tu humes la boisson, elle te coupe à ton enquête. jus d’orange. tu commences à boire, pour lui faire honneur, et elle continue de se répandre autour de toi pour te laisser en plein naufrage dans un océan pipelette.

« ce n’est pas être crispé que d’avoir le dos droit… » doucement ton visage d’un naturel si absent commence à ressentir le désagrément d’une compagnie si solaire, et tu grimaces presque ! une pointe de dégoût s’est glissé sur le coin de tes lèvres ; tu ne saurai t’en défaire tant que pierrot l’attise en parlant et parlant encore.

« et j'engueulerai love demain. » tu hausses les épaules, termine le verre en quelques grosses gorgées pour le rendre à pierrot. « encore merci pour la boisson. ou est aria ? va donc la trouver, tu devrais aller faire la fête avec. moi je surveille pour deux. seul. tranquillement. »

sans un clown.

elle frappe sur ton bras ; tu restes immobile. le verre ne change pas de main. pierrot ne part pas. il est clair que tu viens, malgré toi, de mettre un pied dans son cirque en tant qu’invité vedette ; ah.

c’est toujours dur de tirer sa révérence avec un clown.

toi si tu aimais, tu crois, tu préférerais être collé.

« distant… » soulignes tu, coincé par sa compagnie. tu observes un groupe de blocard, espérant qu’en portant ta vision au plus loin tu puisses te sentir un peu plus libre. c’est le bruit de son chagrin factice qui t’interpelle à nouveau — ah ! elle t’a bien eu.

elle enchaîne sa diction, tu essayes de comprendre ses mots. composé, composite ? tu ne te retrouves pas dans ces lettres maladroitement disposées, mais à vrai dire tu ne comprends pas souvent les élans lyriques de ta collègue.

et puis voilà encore, le nom de love, et sa réputation à te faire sortir de tes gonds. pierrot peut faire l'idiote, tu sais qu’elle maîtrise tous ses mots.

« tu as donc déjà au moins cette information pour mieux me connaître, pierrot. je n’aime pas les insolents qui jouent avec les limites. j’ai été un parfait blocard obéissant, sans aucune étoile en trophée. je suis morne, morose, fade ; un vrai nuage à côté de toi. je vais passer ma soirée sans sourire une seule fois, à moins que tu ne triches — et si tu triches ça ne compte pas. qu’est ce qui peut t’intéresser dans tout ça ? »

tu scrutes ses réactions (pierrot réagit toujours) ; inquiet qu’elle puisse avoir le mot de trop, celui qu’on appréhende plus que le silence qu’il suscite parfois.

pierrot pourrait bêtement te demander

pourquoi ?

et toi qui ne ment pas, toi qui déverse les vérités qui dérangent sans pudeur, toi qui n’a pas honte de ta parole mais qui la sollicite chez les oreilles trop curieuses, tu n’as pas envie que pierrot sache,

que pierrot doute et que pierrot s’en dégoûte.

non, jamais, pierrot.

tu es remy et ne surestime pas. tu t’es simplement tant détruit que même la pétale morte portée par le vent a plus de valeur que le battement de ton cœur. tu n’es pas capable de surestimer — tu estimes simplement. les vivants méritent le respect. ils ne savent pas comme c’est facile de déplacer une carcasse vide comme la tienne.

et voilà le second contact. ça parait si simple. ses mots sont noyés par le frisson qui te déchire la cage thoracique. tu pourrais la rassurer, lui dire ne t’inquiète pas, tu peux parler autant que tu veux ; si à défaut de perdre la voix elle pouvait au moins perdre ses mains.

mais tu es droit, remy — tu as appris à subir ce que tu n’as pas demandé. ton visage, nature morte, ne peut plus rien exprimer. il ne te reste que des mots ; mais tu ne veux pas être plus terrible que l’est ton âme.

« je n’ai pas envie, pierrot… » on ne t’a jamais montré comment danser ; tes mouvements sont raides. on ne t’a pas assez laissé rire ; tu ne sais pas quand tu peux éclater. on ne t’a pas demandé d’être heureux. maintenant, c’est trop tard pour l’apprendre.

tu t’éloignes de quelques pas pour déposer le verre vide qu’elle t’avait apporté, puis reviens sur tes pas. il y a, tu peux le voir si tu te tiens ici, un groupe un peu dissident qui fuse au loin.

« tu es drôle. » tu sais qu’il n’y avait pas de surprise. il n’y en a jamais. « tu penses que je suis un mauvais parent, parce que je ne ris pas avec eux ? pourtant, quand on m’a recruté, j’étais déjà comme ça. et toi, comment étais-tu ? tu as toujours été un clown ? ou bien c’est pour masquer le bruit des vérités du passé que tu rigoles jusqu’à t’en étouffer ? »

là, là — tu fatigues, tu ne veux plus parler de toi, tu ne veux plus défendre la mort qui t’enveloppe, tu veux qu’elle cesse ; qu’elle s’interroge, sur elle, les mêmes questions avec lesquelles elle t’attaque. tu veux que pierrot soit frappée par le poids des mots comme elle t’a frappée avec ses caresses non désirées.

et bien, peut être que tu qu’elle a raison.

peut-être que de son opinion, tu n’en as cure. peut-être que tu n’écoutes même pas, finalement, quand résonne sa voix au milieu du capharnaüm. peut-être que regarder loin devant te transporte tellement ailleurs qu’ici, tu n’es plus.

peut-être — mais c’est faux.

l’opinion des uns et des autres… ils pensent que les remarques désobligeantes glissent sur toi comme un crachat sur le carreau. ils pensent que tu n’as pas envie d’être drôle, ils ne veulent pas savoir que tu ne sais pas faire. ils pensent que tu es mauvais, ils ne se disent pas que tu essayes d’être bon. ils pensent, ils pensent ! prétendent que tu ne sais pas penser !

que ce silence qui t’anime, ne laissant s'échapper que le bruit de ta discrète respiration, opère tout aussi bien dedans ! que dans la tête de père remy il n’y a qu’un paysage d’hiver.

est-ce si dur, de voir le cadavre doucement enseveli sous la neige ?!

pierrot commence à s’exclamer dans des rires irréguliers. tu inspires et laisse les flocons tomber, recouvrant les bleus sur le corps inerte du petit garçon qui dans ta tête, observe, lui aussi.

non, bien sûr que non. pierrot ne veut pas savoir, ah, pierrot,
tu te trouves idiot, d’avoir pu penser que la curiosité aurait pu l’effleurer.

qui es tu même, remy, pour intéresser quiconque ? là. elle parle. le corps a disparu. tu es mort. tu restes mort. tu ne la regardes même pas s’exprimer en gesticulant. tu n’aimes pas observer les vivants. ton regard porte loin, si loin que tu n’y vois plus rien mais rien c’est toujours mieux que de d’imaginer pierrot sauter à pieds joints sur ce petit garçon enseveli.

tes paupières sont lourdes, bercées par la voix tapageuse du clown. « ça suffit… » marmonnes tu, à peine audiblement. elle cesse mais appuie une dernier fois, le talon enfoncé dans le tapis de neige, là, sur le cœur du remy d’avant qui s’est laissé crevé d'inattention. quand tu ouvres enfin les yeux c’est pour qu’ils se posent sur sa silhouette que tu dénigres par le regard. « va te faire voir, pierrot… » dégage, disparais. tu veux faire ton deuil. « là, tu vois bien, moi je ne parle à personne, et personne ne me parle, alors de quel cafard me parles tu ? va faire ta fichue fête, va donner mal au crâne aux autres, oui ! c’est ça, va gueuler ailleurs, va, va ! oublie que je suis là ? tu n’en seras que plus heureuse, et moi donc ! tiens ! voilà ! donne moi un peu de bonheur, disparais de ma vue ! »

était-elle enfin satisfaite, hein, d’avoir rasé la nature morte de tes émotions pour que fleurissent enfin cette rancœur enterrée et asphyxiée par l’hiver ?

il y a en pierrot, un peu moins d’éclat. quand son sourire devient fade, là, tu réalises que tes mots chargés de rancœur avaient éteint une partie du soleil clownesque de son visage. c’est que la peinture qui la grime ne peut pas cacher les sillon de ses émotions — mais ce n’est pas si grave, remy, car toi, tu ne sais pas bien les lire.

était-elle triste ? pour toi ? de toi ? comprenait-elle que ta peine puisse éclater et la toucher, sans qu’elle n’en soit la cible ? il demeure un long mutisme. il te permet de penser, plus encore, et même trop : était-elle déçue ? avait-elle pitié ?

tu entrouvres la bouche, prêt à poser de petits pansements sur les grosses injures signées par ton enfant intérieur, mais pierrot le réduit encore et toujours en silence car elle le dit avant toi : désolé.e.

elle se dit trop brusque. tu voudrais la corriger, lui dire : trop égoïste.

pierrot survit bien mieux que toi dans ce monde. tu n’oses pas lui répondre. tu te sens misérable, moins fort encore que l’enfant qui a survécu à la pire appropriation. pathétique. quand elle t’emprisonne de ses bras, pérennisant ton état de cadavre sans liberté ni droit.

« je suis désolé. » ta bouche délivre ces mots que ton cœur, lui, vomit avec dégoût. ton regard perdu sur l'horizon, tu essayes de t’accrocher à quelque chose au loin, dans l’espoir fertile que tu oublieras vite la sensation de ses mains non désirées sur ta carcasse. mais rien n’y fait. pierrot te rappelle que tu es coincé ici parmi les vivants bavards et qu’il n’existe aucune rédemption pour les morts muets.

« ça va, pierrot. » c’est faux « je n’ai pas envie de pleurer. » tu as envie de hurler « ne t’inquiète pas pour moi. » c’est trop tard de toute façon « va » disparais « va profiter de la soirée, » tu hausses des épaules, écarte doucement tes bras pour te libérer d’elle, « je » c’est trop long pour que ce soit supportable « j’aime pas trop ça, pierrot,  » tu préférerais avoir mal « ça suffit, s’il te plaît » tu tiens ses avant-bras pour l’écarter de toi « il suffit. » par pitié stop

quand elle t’a tenu contre toi, a t-elle senti ?

la peur panique qui prend les allures d’un enfer personnel tant tu ne te sens pas capable de défaire ses doigts crochus de ton corps jamais remis du deuil ? pierrot sait-elle, qu’elle a joué avec toi comme le père suprême pourrait s’amuser, ennuyé ?

mais de quel droit !

mais, et toi, remy, de quel droit ? tu n’as pas le droit de dire non. tu ne devrais pas. il faut se taire. subir. une paire de main, ça ne va pas te tuer.



tu restes tétanisé, quand elle s’éloigne après son crime. c’est toi la victime.
mais elle se lance dans un discours d’avocat, défend ce dont toi ! tu es coupable. tu fronces les sourcils, incapable de réaliser que la terreur te ronge encore, même lorsqu'elle se tenait distancée de toi.

si on se comprend tous ici alors c’est que c’est toi, qui ne comprend rien.
et quand elle s’apprête à partir, quand tu saisis le bout de phrase qui te permettrait de rendre légitime ce bout de peine qui grandit en toi depuis qu’elle a posé ses pieds dans la neige de tes souvenirs, tu murmures ;

« je te déteste. »

pas totalement sûr que la révélation soit audible mais convaincu que le regard traduirait les mots que tu as chuchoté.

de la haine, rien que ça, pour contester son rire qui creuse les hémorragies.

pierrot que tu ne portais pas dans ton cœur avait aujourd’hui réussi l’exploit de s’extraire toute entière de toi pour que ni l'indifférence ni l’acceptation ne puissent lui laisser un semblant de place dans ton cadavre. elle devra désormais vivre avec ta haine, comme une ombre, à l'extérieur.

tu devais protéger ce petit garçon à l’interieur de toi qui criait à l’aide, sous le blizzard. pierrot n'entend rien tant elle jacasse, alors elle ne peut plus exister dans le monde de tes repentirs.