amazed

Il est un temps pour la fête, comme il est un temps pour tout le reste. Dans l'écho de la dernière soirée flottent encore les parfums subtils des âmes qui peuplent le vide de ces murs. Chaque être y a laissé un souffle, une note, une trace imperceptible. Sous les empreintes de ses bottes, Paris conserve l'effervescence d'une veillée, se souvient les lueurs fugaces dans les yeux des enfants, et devine encore les décors éphémères dressés pour l'instant d'une scène. Mais à présent, tout n'est plus qu'un squelette fragile, une épave abandonnée au lendemain d'un naufrage. Elle passe devant ces vestiges, comme on traverse les restes d'une mise à mort ; là n’est plus que l’odyssée de tous les souvenirs.

Assez ! Je ne supporte plus cela. Ici, seule ma voix conte l’histoire, et je la tisse des artifices subtils qui la rendent digne d’écoute. Je sais faire vibrer l’attention, la captiver sans partage. Dans cet espace, il n’y a de place que pour le premier pronom, celui qui s’élève au-dessus des autres — car telle est ma nature, je mène ou je ne suis plus rien. L’oubli comme le néant me sont insupportables ! C’est d’ailleurs ce refus obstiné qui me pousse à errer dehors à l’heure où le jour s'efface. Oiseau de nuit, je ne le suis qu'en de rares occasions, préférant la solitude paisible de mes soirées. Et pourtant, te voilà. Cela fait bien trop longtemps que ta présence s'est dérobée à mes sens. Je n’aime pas cela, cette absence m’évoque un présage sombre, un murmure dérangeant niché au creux de mon estomac. Mais aussitôt qu’il surgit, je l'écarte d’un revers de la pensée. Il n’est pas question de m'attarder ni de m'étioler dans l’attente de quoi que ce soit.

La nuit tombe, et je sais déjà où te trouver. Au loin, tu joues avec les chiens errants, ces autres âmes errantes de nos paysages désertés. Mes lèvres se plissent d’un frisson imperceptible ; je ne saisis pas ce qui t'attire tant dans leur compagnie, mais je préfère encore te voir avec eux qu’avec cet essaim de prétendus amis. À cette heure, je sais que tu es seul alors j’en tire profit. Un soupir discret s’échappe de mes narines tandis que mes mains se terrent au fond des poches de ma veste. Je presse le pas, déterminée à te rejoindre. Salut. Je t'impose ma présence, sans te laisser le loisir de t’y habituer — je me veux l’ombre qui te hante, celle qui occupe l'espace autour de toi, inlassable et tenace, omniprésente dans chaque instant de ton existence. Le bout de ma chaussure cogne légèrement contre tes chevilles. On s’est pas vus à la soirée. Trop occupé pour moi ?

Je vais bien, du moins c’est ce que je réponds, un réflexe presque mécanique. Ma veste, sombre comme la nuit, scintille de fil d’argent brodé sur les manches et le col. Ceintrée à la taille, elle effleure mes cuisses à chaque pas que nous faisons ensemble, longeant les rives. La lumière décline, s’évanouit peu à peu à mesure que nous avançons. Fidèle à toi-même, tu engages la conversation avec l’avidité d’un affamé face au banquet. Je ris doucement, dissimule mon sourire derrière une main aux doigts acérés, polis comme des flèches d'acier. On t’a donné du fil à retordre ? Enfin, j’imagine que oui, je ne t’ai pas vu pendant le spectacle. Je ne dis pas que c’est parce que j’étais trop occupée à regarder Robin parmi la foule. Ah ! Sohan, Sohan, Sohan… Derrière chaque énigme que tu déposes, se cache un océan d’histoires. Je me demande, ce soir, laquelle tu as choisi de me révéler. Je t’imagine au chevet de tes petits, tu les fascines, tu les façonnes avec tes récits. Toi qui as si faim de mots, c’est pour mieux les offrir à la bouche avide de tes fidèles. Tu as la majesté des aigles, l’envergure des grands oiseaux qui planent au-dessus des déserts infinis, l’œil perçant, qui repèrent leur proie depuis les hauteurs vertigineuses.

Mais moi, je ne te contemple pas d’en bas, je suis la lune. Je veille, toujours présente, inaltérable. Je ne quitte jamais personne, surtout pas toi. Je te laisse briller, éblouir le monde, le submerger de ta lumière éclatante. Et quand tu t’attardes un peu trop dans le ciel, il se peut que l’on m’aperçoive, faussement timide, tapie derrière un nuage trop mince pour m’effacer. Nous sommes alors deux élevés aux cieux, partageant ce bref règne diphonique. Je n’abandonnerais le gouvernail à personne d’autre que toi, et c’est peut-être cela qui nous lie si profondément. Même lorsque j’ai la sensation que tu t’éloignes, je ne peux me résoudre à t’abandonner à mon tour. Sur notre chemin, je tourne la tête vers toi, ton regard est fixé là-haut. Elle est plus belle, je te taquine pour t'arracher à ta rêverie. Mais aussi plus insidieuse, plus mystérieuse, plus inquiétante. N’est-ce pas celle dont les enfants ont peur, celle qui a toujours l’air de les suivre dans leur course ? Je ne te retourne pas la question, car la réponse est limpide : de nous deux, ça a toujours été toi le soleil.

Je pousse un rocher sur notre route, il roule plus loin, hors de notre chemin—on ne tardera pas à le rattraper. Je te perçois comme un souvenir trop tangible, si proche que je pourrais presque te toucher, mais j’ai cette étrange impression que si je tendais la main, tu t’évanouirais. Je ne remarque même pas que mes bras se sont croisés sur ma poitrine et que mes sourcils se froncent dans une moue pensive. Mon regard s’égare sur les reflets de la rivière, qui dansent, agités par le vent, tout près de nous. Je suis contente que la représentation se soit déroulée sans encombre, je savais que tout le monde se débrouillerait très bien mais ça me réjouit d’en entendre des retours positifs depuis la fin de la fête. Il y a une lueur dans ma voix lorsque je parle du club de théâtre, une ferveur que je ne peux réprimer. Je suis contente, je répète, comme pour me convaincre. J’ai vu des amis après ça, puis je suis rentrée me coucher. Je ne m’attarde pas sur Castor, ne mentionne encore moins Robin. Je garde encore, comme un secret précieux, ce moment partagé avec elle, protégé comme on abrite la dernière flamme d’un brasier. Je ne suis pas encore prête à le laisser filer. Et toi ? Du nouveau de ton côté ?

Oh... il se peut que je t’aie entrevu alors... Après tout, un petit mensonge n’a jamais fait de mal à personne. Merci, c’était rassurant de t’avoir aux répétitions. Ici, cependant, seule la vérité règne. Une vérité douce et tendre, car je n’ai rien d’autre à t’offrir que mon affection la plus sincère. Pour toi, Sohan, j’ai appris à arrondir mes angles, à me polir avec le temps. Dans la nuit, nous sommes des ombres furtives au bord de l’eau, de longues silhouettes glissant sous une lune de papier, qui nous chuchote ses mystères. J’écoute tes mots avec soin, mon regard perdu à l’horizon. C’est joli. Ça me rappelle quelque chose que j’ai lu l’autre jour : tu savais comment on appelait Paris, autrefois ? Je souris légèrement, car cela ne m’étonnerait pas que tu connaisses la réponse. Je ne mentionne pas non plus l’origine de mon prénom, persuadée que, cela aussi, tu le sais déjà. Tu es une mine de connaissances, et il y a quelque chose de rassurant dans cette certitude. J’aime savoir que nos conversations se renouvellent chaque jour, que nos échanges ne seront jamais les mêmes que ceux de la veille.
Je fais durer le silence, laisse planer un léger suspense avant de répondre, les sourcils malicieusement levés : la ville lumière, à cause de son éclat. Elle brillait — comme une étoile. Un regard furtif et un sourire en coin dans ta direction, comme toi. Nous avançons, sans vraiment savoir où nous mène la route, mais cela ne me dérange pas. Parfois, j’aime me laisser guider lorsque tu es à mes côtés. J’aime imaginer que nous marchons sur la même scène, partageant une estrade commune. Nous sommes, à notre manière, au-dessus du reste par nos rôles, mais pourtant si minuscules face à l’immensité du monde. N’est-ce pas ainsi que vivent les étoiles ? Elles brillent sans relâche, toute leur vie, sans jamais apercevoir les voisines qui scintillent tout autant. Est-ce si différent pour nous ? Toi et moi, brillons-nous avec plus d’éclat ? J’aurais aimé voir cela de mes propres yeux, cette multitude de lumières, comme une galaxie en miniature. Ça ferait un pafait décor de scène. Car tout me ramène au théâtre, à ce semblant si réel. Est-ce que tu penses parfois à l’extérieur ? À derrière les murs ? À cet Après qui finira par nous séparer ?

Tu fais naître sur mes lèvres un sourire, un de plus, sûrement pas le dernier. Chaque fois que tu prends la parole, tu transformes l’instant en quelque chose d'unique, comme si ta voix, si rare et précieuse, devait être méritée. Tu pèses toujours le poids de tes mots, juges si l’autre mérite d’entendre la sincérité qui s’y cache. Moi, je veux tout de toi, toutes tes réponses sans réserve. Mais ce soir, je te sens d’humeur romantique, ça te va bien de faire le poète ! Continue. Toi, d’ordinaire si ancré dans la logique, laisse-moi entrevoir les vers cachés de ton âme en rimes.

Les sentiers ne semblent jamais assez longs à tes côtés. C’est dans ces instants que j’en prends pleinement conscience.
Une pensée fugitive m’effleure à chaque fois que nos regards se croisent — celle que le temps file trop vite, qu’un jour il finira par m’échapper, et alors je me rappellerai de toutes ces minutes passées loin de toi. Peut-être regretterai-je même les années où, plus jeunes, nous nous chamaillions, et me dirai que j’aurais dû t’aimer dès le début. Ou peut-être pas. Notre amitié aurait sans doute pris un autre tournant si elle était née d’une manière différente. Moi, je ne voudrais pour rien au monde altérer ce que nous partageons aujourd’hui. Vois-tu, nous sommes faits de contradictions. Tu prétends ne pas t’imaginer ailleurs, et pourtant, tu rêves d’une ville illuminée à mon nom. Mais ici, rien de tout cela n’existe. Et lui, non plus, tu ne le retrouveras pas parmi nous. Je sais combien il te manque. Je le saurai davantage à ton départ.
Malgré tout, voici ma réponse : moi non plus. Ma vie est ici. Certes, je me surprends parfois à rêver du Paradis, à l’idée de rejoindre le Père, des mots récités comme une réplique. Mais en vérité, je suis un peu triste à l’idée de laisser derrière moi ceux que j’aime. Alors je n’y pense pas. Ou du moins, j’essaie.

Je le ferai, une fois loin d’ici, lorsque ce qu’il me restera de vous ne sera plus qu’une farandole de souvenirs. Et si ces souvenirs sont teintés de mélancolie, cela signifiera que ma vie ici aura été mémorable. Je souris à ce poète qui me chante la sérénade, m’offrant les promesses d’un avenir radieux. Cela me fait doucement rire, un éclat étouffé derrière ma main. Optimiste ce poète, ma foi ! Pourtant, je ne parviens pas à me projeter dans cet avenir qu’il dessine. Mon esprit n’a de place que pour l’instant présent, ici, près de toi.
Je ne pense plus à cette soirée lointaine, ni à ces enfants et ces adelphes dont il faudrait probablement se soucier. Quelle piètre mère j’aurais été ! Là, je savoure ces derniers instants avec toi, ceux que je chérirai dans longtemps, sans regret. Je m’imprègne de la douce lueur de la lune qui danse dans tes yeux, et de la manière dont tes cheveux se posent délicatement sur ta nuque. Mais voilà que le chemin s’efface sous nos pas, il n’y a plus de détour à emprunter, nulle part ailleurs où aller.
Je perçois, dans tes paroles, les échos de ces évènements regrettables que tu évoques, ne m'y attarde pas. Je crois qu’il nous est parfois permis de réinventer nos vies, de les modeler en dépit des rôles qui nous enchaînent. D'en avoir l'illusion juste l'espace de pauvres secondes. Tu as raison. Les mains jointes derrière le dos, je lève les yeux vers les étoiles. De très belles choses arrivent.