amazed

tu n’en peux plus.

voilà les maux qui te tourmentent, ceux là qui te poussent à frapper à la porte d’un homme qui ne serait pas l’ami qu’il est aujourd’hui s’il n’avait pas l’honorifique titre de psychiatre.

tu apprécies l’homme ; mais tu dépends de son statut.

armel détient les grandes lignes, étroites et parsemées de contraintes qui délimitent ton parcours et ton histoire ; mais pas l’immensité des détails. t’y oserais tu ?

mettre un mot sur tout ce mal.

inconsciemment tu t’attends à ce qu’il le verbalise à ta place, probablement. c’est une bombe à retardement que tu observes prendre feu à chacune de vos rencontres, incertain du jour où explosera l’affreuse vérité. ou bien es-tu assez doué pour étouffer tout cela encore des années ?

« armel, bonsoir. je peux ? »

apparemment tu peux, et tu fais. tes pieds sont comme deux vagabonds qui ne savent où s’arrêter ; et tu arpentes sa chambre comme si tu la redécouvrai malgré tes nombreuses visites d’avant.

c’est que tu as été éduqué comme cela, après tout. nu de ta position de parent tu n’es que remy, le garçon qui obéit et attend ses consignes. tu t’assieras quand on te le dira.

« chasse moi si je t'ennuie, mais j’avais besoin d’un ami à qui parler ce soir. je suis épuisé, je hais ces gosses, quand ils ne sont pas désespérés ils sont désespérants. que puis-je faire, hein ? comment fais-tu pardi pour garder la tête froide ? »

ton regard d’ordinaire si vide venait d’exprimer tout l’épuisement dont tu souffrais, mais même en t’observant finement, personne ne saurait distinguer si tu étais plus fatigué du poids de tes tourments ou de ces blocards que tu ne parviens pas à bien éduquer.

tu hausse des épaules, incapable de le renseigner sur le processus qui vous a ammené à vous retrouver ici. tu ne questionnes pas — tu es conditionné à ne pas questionner, séquelle d’antan.

chaque être ici est à sa place, chacun joue son rôle. lequel est-il ? mystère, peu importe. père suprême doit le connaître, c’est de toute façon lui qui les donne. il n’y a rien à questionner. tu ne prends pas la peine d’étaler ta pensée, tu estimes que ne pas répondre suffisait à lui dire que tu n’en savais rien. pas vrai ?

ta communication est bancale, remy ; imparfaite. si elle ne résulte pas d’autorité elle n’existe qu’à peine, sinon maladroite. tu te tournes vers lui, arque un sourcil.

« saint ? sait-il parler d’autre chose que de prim ? » tu te frottes les yeux, balaye la pensée d’une entrevue avec le jeune homme. « heureusement ils sont bons, mais certains, armel ! certains sont ! » tu soupires, joins tes mains devant ta bouche, prenant l’allure d’un pêcheur près à se repentir quand en réalité tu retiens juste ta pensée de vomir sa rancœur. « sers moi ce que tu veux, je boirai ce dont tu veux te débarrasser. » tu tires tes cheveux en arrière avant de baisser les bras, ne cessant depuis ton entrée de faire les cents pas. « certains sont profondément perdus. que ce soit faïr, dont rien n’est à sauver, ou love qui ne cesse de flirter avec les limites… passer trente minutes avec l’un ou l'autre suffit à gâcher ma journée. j’ai du mal à concevoir que l’on puisse être si désobéissant. ne sont-ils pas censés n’avoir connu que ça ? l’obéissance ? »

tu veux croire qu’il dit vrai, que sa solution n’est pas fantasque. mais peut-être n’est ce qu’une boutade — un genre d’humour trop terre à terre pour que tes esgourdes n’entendent la subtilité amusante de l’absurde.

tu acquiesce silencieusement quand il s’empoigne d’une bouteille ; appuyant une fesse sur le bord du bureau (à moitié debout à moitié assis). tu tends la main, impatiente, récupère le verre que tu lèves pour trinquer avec les morts, t'abreuve une première fois comme si la soif allait te tuer. c’est de l’alcool, ça pique, c’est une torture mais, cette douleur là, tu sais pouvoir la supporter.

« et qu’est ce que ça a donné ? j’imagine que si on ne t’a pas chargé de ça ici c’est qu’on attend autre chose des blocards… » une force d'esprit plus curieuse que celles de pantins amers. tes yeux se perdent dans le mouvement du liquide qui tangue entre les parois du verre. «  je me demande à quoi ressemble une vie faîte de souvenirs parfaits… tu ne crois pas que le corps se souvienne, lui, malgré tout ? »

le goût du premier alcool. le contact du premier baiser. la première caresse. la peur viscérale d’une odeur. la haine dans le cœur.

tout ça armel, tu saurais l’éradiquer ?

« traficoter la mémoire… ce doit être une torture silencieuse. »

armel est intriguant. tu gerbes des mots avec aisance, discuter n’a rien d'abject quand il s’exprime sans te questionner. il dépose au sol des hypothèses, des faits, des choses que tu observes, qui te rendent curieux, toi, le garçon à qui on a rarement laissé l’opportunité d’ouvrir la bouche. tu te sentirais presque comme un enfant — si tu savais seulement ce que ça fait, d’en être un.

« c’est très sensé, ce que tu dis. »

une gorgée de plus. elle est petite, laisse tes sourcils marquer tes traits d’une grimace aussi petite alors. tu te demandes s’il existe ici des cas assez curieux sur qui armel pourrait tenter l'expérience ; oui, quelqu’un de torturé, dont les stigmates sont les fondations d’un comportement contraint et mal vécu. quelqu’un comme toi, remy.

« à rien. » pas d’attache, pas de vie dans ce cadavre que tu mouvoies. tu bois, encore (tu crèves de soif) (crève d’avoir la tête ailleurs). « là, instinctivement, je choisirai mon passé, armel. » il est terrible mais confortable. tu as pris l’habitude de t’endormir sur des piques. tu ne t’imagines pas heureux un matin, apaisé le soir — non, s’il n’y a pas la haine de toi envers toi, qui reste-t-il ? « après quelques verres, je choisirai surement l’autre option, » tu bois. tu veux y arriver plus vite. « mais là, maintenant armel, je crois que j’ai peur de perdre mes repères. » tu déposes le verre plus qu’à moitié vide, poses nonchalamment tes mains sur tes cuisses. « de toute façon, c’est mon corps qui va le plus mal. la tête, elle, oh. » tu lèves les yeux au ciel. « elle a accepté. » mais le corps, lui, ne sait pas pardonner.

la crainte d’une caresse sur ta peau, le premier baiser qui en entraîne des centaines, la voix que tu ne sais pas laisser s’évader de sa monotonie, le plaisir presque absent dans toutes choses ; tu as même oublié de savourer l’alcool précieusement donné.

« je crois que trente ans passé, c’est peine perdu pour tout. » pour toi comme pour lui. « touches tu aux tiens ? de souvenirs. »

le peuvent-ils vraiment ?

tu le regardes, inquisiteur (presque bourreau).

il hausse les épaules, tu penches la tête. une telle affirmation te rebute mais qu’elle existe de sa bouche implique qu’elle a existé dans sa vie, penses-tu, peut être à tort. tout ça te parait tout de même assez curieux pour être creusé, mais tu ne seras jamais assez libre pour t’y oser.

« le corps n’oublie pas. » annonces-tu, dès la question posée. c’était une évidence qui ne méritait pas une seconde de doute — c’est tout ce qui te tient en vie, tu n’as pas eu à réfléchir pour le dire.

quand il absout l’âge d’être coupable de vos espoirs atrophiés, tu hausse les épaules à ton tour. trente ans, c’est deux ans après le drame — c’est vrai que ce n’est rien, pour beaucoup ! vous êtes si rare à fêter cet âge malicieux.

tes doigts retournent danser timidement auprès du verre à peine plein, mais tes yeux se refusent à abandonner la proie qui se loge dans le regard d’armel : une vérité cachée que les mots étouffent. qui sait ? il pourrait vous arriver une révélation maladroite. tu voudrais ne pas la rater.

« je ne pense pas que ce soit déplacé, non. si j’en avais le pouvoir depuis tout petit, j’en aurai fait de même. comme j’ai usé du mien, à chaque occasion. » tu ne pouvais pas oublier la sensation des caresses mais tu avais pu te protéger, de mieux en mieux, de tout ce qui blesse par la force. « et si j’étais toi, je crois que j’en aurai abusé. sur les blocards. » tu penses à love. tu l’aurais rendu stupide. futile. bête. lessivé. tu l’aurais tué dans l'œuf, et tu te serais détesté. le monde est ce qu’il est, et quelque part tu n’es pas désespéré de subir.

c’est que tu as été entraîné pour cela, finalement.

« un pouvoir pareil… doit donner la sensation de batifoler avec dieu, tu ne trouves pas ? façonner les souvenirs de tout un monde, à ton image… j’ai trop souffert pour ne pas imaginer une revanche à ma gloire, même si elle me semblerait inconfortable. mais c’est uniquement car c’est un fantasme que j’y pense ; si j’en étais capable, je n’oserai rien. »

le pouvoir ne t’aurai pas rendu plus différent que ce que tu es vraiment.
même gamin tu n'aurais pas su l'utiliser autrement que pour te convaincre que la douleur t'appartient tel un trophée.