amazed

Elle l’attendait.
Elle a fait exprès de s’assurer que la loge était vide et aussi que la voie était libre. Il lui semblait évident qu’il lirait dans ses breloques essaimées sur le sol et le parfum de musc qu’elle a choisi, le chemin pour la trouver. C’était la manière romantique de se manifester. En réalité, Eden a seulement laissé entrer une mouche dans son vestiaire, nuisible qui se balade des cintres aux palettes de fard. Elle peut l’observer face à son miroir, des ampoules rondes et jaunes, en démêlant la chevelure laquée et tressée pour imiter la couronne du roi de Chypre.

Alors Kafka ? Tu entres ? Tu es venue me voir pas vrai ? La voix des enfants de cœur, un ronronnement satisfait y est dissimulé, pour attirer le disciple de porcelaine. Elle aurait voulu le voir jouer l’assistant de Pygmalion pour l’instruire sur le désir de créer avec ses mains plutôt avec ses lèvres. C’est devenu une comptine pour dormir de réfléchir aux études du blond pour devenir plus vertueux. Eden y engage son imagination et sa fantaisie des êtres de son et d’argile. Ca me fait plaisir que tu sois là. Viens prend une chaise. Là, devant le miroir d’à côté. C’est affreux cette lumière, tu as vu ? on ne voit que les cernes, les petites irrégularités de la peau, rien n’est épargné. c’est pour savoir où il faut rembourrer avec le pinceau, pour se regarder sans se mentir, et c’est une leçon amèrement apprise pour Eden qui ne voit que la fille qui a violenté Kiki en face d’elle. Il paraît qu’on t’a fait du mal Kafka. Tu veux me montrer ? Si tu ne veux pas que je regarde, je ne t’obligerai pas.

Tu es entré bien timidement.
Savais-tu qu’Eden aussi est sujet au trac ? qu’elle doit s’abstenir de manger la veille, parfois l’avant-veille pour ne pas maculer la porcelaine avec sa bile. Elle n’est plus dérangée de vous trouver des points communs. Il y a encore quelques semaines, elle aurait trouvé cela déplorable. Aujourd’hui, elle est consciente que tu l’autorises à polir les irrégularités de ton verbe et trouve formidable de se lire en toi, même dans tes vieilles habitudes.

Sereine, elle adopte le rire détachée qu’elle veut porter. Les compliments lui plaisent même si elle fait mine de les refuser en balayant l’air avec sa main. C’est vrai qu’ils étaient beaux mais le fait que tu ne soulignes que sa prestation l’enorgueillit bien plus. La rassure. Elle a le droit de se jeter dans ta gentillesse n’est-ce pas. Tu es venu exprès pour ça.

C’était grâce à Vadim, et le travail des techniciens et Caesar, et toute le troupe. A vrai dire, Mielle aurait mieux jouer que moi. Elle dit la dernière phrase pour se faire du mal, se punir d’être jalouse. Le reste c’est juste des fioritures qu’elle choisit pour se sentir profonde. C’est vrai que tu étais ému Kafka ? j’essayais de te voir dans le public mais tout était plongé dans le noir derrière les planches… Et son cœur battant n’autorisait pas d’écart au script de sa liaison.

Tu es restée debout, le dos droit, Eden hésite à te demander de t’asseoir. Vous seriez deux artistes en fin de représentation qui s’avouent avoir rêvé de gratter leur nez en récitant Homère. Elle finit par se lever. Ainsi, elle te voit, les doigts sur la compresse qu’un bout de sparadrap retient, ça et le reste.

C’était une dispute féroce. Pourtant, elle te regarde, t’examine, et ne descelle rien de ces violences que les autres blocards chérissent. La blonde dépose une main compatissante à ton épaule. Elle n’aime pas l’idée que l’on sans prenne à l’une de ses poupées. Il y a vingt ans et aujourd’hui encore. Tu ne dois pas être inquiété alors elle ne dit rien.

Oh ! Kafka tu n’aurais — la dernière syllabe meurt en silence. Ses cils papillonnent sur le petit rectangle de toile. Le léger décontenancement que tu provoques ne passe pas inaperçu sur quelqu’un d’aussi honteusement prévisible qu’Eden. La bouche pliée plutôt qu’ouverte et les doigts qui se sont tendus avec impolitesse pour saisir l’objet. C’est son tour d’être un peu émue, là, ça met du rouge sous le blush, les tresses compliquées de la coiffure ne dissimule même pas la pointe tomate des oreilles. …J’ai le droit d’accepter ?

Et en le disant, Eden réalise qu’elle ne veut pas l’accepter. Parce qu’elle a le sentiment que désormais chaque fois qu’elle posera ces yeux sur la miniature de son visage, elle pensera à Kafka et sa douceur déconcertante. Il lui semble que ce serait mal et il est difficile de comprendre exactement l’origine du trouble. En peine de trouver une réponse, Eden touche les épaules du blond pour lui intimer de s’asseoir devant le miroir. Dans ses mains, la texture maillée de la peinture est agréable. Elle la porte plus proche de son visage comme pour se regarder dans les yeux ou pour cacher ses expressions.

C’est très joli ! Tu es doué ! Tu as du y passer du temps. Ce n’est pas la première fois qu’un enfant lui tend un gribouillage pour la remercier ou rompre l’ennui. Kafka, lui, n’est pas exactement un enfant et ce temps, qu’elle souligne, n’a pas le même poids. Tu n’es pas ordinaire pas vrai ? Tout le monde ramène des fleurs, et toi, tu peins mon visage comme si j’étais une icone. elle glousse, elle a retrouvé son masque originelle. Tu devrais peut-être le garder pour ne pas m’oublier au Paradis. Moi, tu sais, je vais rester là, alors…

elle ne s’était jamais vue ailleurs que dans un miroir.
c’est peut-être pour ça qu’elle ne se reconnaît pas, plus, maintenant qu’elle examine les détails et les coutures, cette expression que tu as choisi. existe-t-elle. cette fille, là, cette femme-fille, à la mâchoire ronde et à l’œil réjoui. c’est joli. c’est joli, elle pense. encore. c’est doux, fin et minutieux comme les yeux qui la scrutent dans le jeu des miroirs. elle passe les doigts sur ce nez au fusain, ou au pinceau, son arête toute plate. il n’y a pas de l’excédent de sébum habituel. alors est-ce que c’est vraiment elle. en inspirant discrètement, Eden cherche à débusquer sous l’odeur des pigments un peu du poudré des odeurs de fard. elle pense à Pygmalion qui voulait donner vie à son œuvre. elle se demande si tu voulais, toi aussi, que cette eden là te parle le matin, le soir, dans les absences obstinées de la vraie.

elle aimerait qu’il y est un deuxième sens à ton cadeau. non. elle est convaincue qu’il y en a un. c’est l’explication de la brutalité de son trouble et de sa difficulté à accepter le rectangle de papier. elle tend l’oreille, si jamais tes mots pouvaient être une confession, mais comme le portrait ils contiennent quelque chose lointain et dérobé qu’elle ne sait pas cerner. c’est juste de la flatterie. elle se ment par pudeur. honteuse aussi, d’être incapable de deviner d’elle-même ce que tu voulais dire. sa langue tapote le dos de ses incisives quand elle hésite à te poser la question de front, ou presque, ce petit visage rosé, une couleur qui te va bien, dans le reflet.

…non son menton oscille une négation faible. et on ne sait même pas bien à quoi elle dit non : à sa promotion d’icone, pas grand-chose ou les fleurs. avec la pointe de sa sandale elle tapote le sol dans ce geste un peu infantile de se dandiner timidement. Le tryptique entre le miroir, le portrait et vous, donne une tournure intime à la conversation sans qu’elle l’ait préméditée. il y a tellement de versions d’elle qui se projette qu’Eden ignore comment retrouver le point de gravité de son identité. ses yeux lorgnent sur ce petit visage qui loge dans les mains.

il n’y a pas les cernes. il n’y a pas cette dureté anodine. il n’y a pas de joie automatique.
tout y est étrangement sincère et bien enlacé. et elle comprend. elle est jalouse, Eden, elle est assez pathétique pour être jalouse même de sa version crayonnée, aux nuances tendres, et cela la rend immédiatement odieuse.

…tu es amoureux de moi Kafka ? les doigts sur le dossier de la chaise qu’elle fait tourner jusqu’à rencontrer les yeux du garçon. elle l’expose, à ses yeux vert très clairs qui ont toujours braqué quelque chose d’autoritaire sur les autres blocards. c’est pour ça que tu es gentil avec moi. parce que tu t’entiches de tout le monde pour aucune raison spéciale. c’est méchant. et c’est faux. mais il semble à cet instant que la seule manière de s’enfuir de sa honte et de sa colère c’est que quelqu’un d’autre les éprouve à sa place.

c’est son tour de braquer les projecteurs ; plein fard. sur son garçon émacié, blond, blanc, couleur de l’intérieur de la coquille d’œuf, qui va devenir rouge comme si elle l’avait giflé. oui. à cet instant, elle ne serait pas surprise, s’il ramassait les avant-bras devant son visage pour offrir du répit à son désarroi. quelle est cruelle Eden ! pas celle du portrait, non ! non ! la vraie ! celle qui se tient la mâchoire serrée ; si bien que les cervicales se nouent, les omoplates tirent, et qu’une friction douloureuse tient sa gueule à ses reins.

il a réduit ; effet d’optique. Kafka. on entend mieux la salive qui dévale à sa glotte que les lamentions écrasées comme la poudre de fond de teint au fond de son miroir compacte. elle voudrait être en sucre pour fondre sous les syllabes altérées qui rappellent la bruine légère des matins glissants. être une petite flaque à son tour pour ne plus avoir honte d’être humiliée être humiliée d’avoir honte avoir –
inspiration. Eden a oublié. figée dans l’articulation douloureuse de la promesse
étrange absurde profonde ténue dévouée réelle
de ne jamais – il a toujours été si solennel ce mot ? jamais. entre son pouce et son index, Eden pince son nez, les yeux fermés et fripés, pour pétrir avec les doigts tout le mal qu’elle pense d’elle à cet instant.

…tu as toujours un mot gentil pas vrai ? et d’un pas lent, elle se dirige à l’interrupteur, les tot bags de la troupe sont entassés par terre, pour le presser et l’éteindre. l’obscurité tombe brutalement dans un bruit de bouchon de champagne. j’ai un peu honte que tu me vois comme ça. si différentes des tâches pêche sur le papier. ça ne te dérange pas si on parle comme ça ? son dos adossé à la cloison, les yeux grands ouverts dans l’attente de la naissance des nuances de gris sur sa rétine. quelles raisons ? tu préfères les garçons qu’on ne peut pas sauver ? un rictus agite tristement la commissure de ses lèvres.