amazed

il y a tes coudes sur le bureau, ton front dans tes paumes, un soupire à peine audible mais surtout ; et c’est l’essentiel,
de la fatigue.

les yeux clos tu essayes de penser au spectacle auquel tu aurais dû assister si tu luke t’avais appelé pour pire encore qu’une morsure.
mais tu ne peux pas te laisser dévorer par la peur d’imaginer les horreurs que loup effleure du bout de ses crocs.

il est bientôt l’heure ; tu l’as fait convoqué après l’heure du dîner.
ce n’est pas du laxisme comme le craint tant luke, simplement de l’humanité que d’avoir, toi aussi, besoin de temps pour réfléchir, consulter, te décider.

tu te lèves, rejoint le couloir ; prêt à accueillir loup quand sa silhouette se distinguera d’entre les murs. et le voici.

« bonsoir loup, entre et assieds toi, je te prie. » tu ouvres la porte, tends le bras en direction du bureau. tu devrais peut laisser les émotions prendre plus de place sur ton visage ; mais tu ne peux forcer ce que tu as si longtemps gardé enfoui dans la prison de ton corps.

neutre, sans un sourire ni un regard de colère, tu vas t’installer pour un face à face calme, presque trop simple pour la gravité des actes. mais qu’importe la méthode, tant que suivent les résultats.

« on m’a rapporté l’incident que tu as eu avec kafka. je ne vais pas te répéter que c’est grave, j’imagine que tu l’as compris. » tu commences à sortir d’un tiroir quelques feuilles blanches, étale ensuite des feutres colorés sur le côté, tout en t’exprimant ; « j’aimerai toutefois que tu m’expliques ce qui s’est passé. si je me souviens bien, à la sélection, tu étais bon en dessin. libre à toi de me raconter par les mots ou par l’image ce que tu as vécu. » tu saisis un feutre noir de ton côté, ecrivant en haut de la feuille, les noms des protagonistes dans le sens de lecture de ton interlocuteur. « je sais que ça te concerne toi, kafka, les mouches, puis joji est intervenu. après, luke m’a prévenu. il m’a aussi parlé de jim, lucien, et robin. mais j’imagine que ça, tu n’en sais pas plus que moi. » tu te recules de la feuille, garde ton stylo en main. « à toi maintenant, s’il te plaît. »

Loup avait pour habitude d'associer les gens à des sensations.
Il associait entre autres Luke aux entraînements rigoureux, au garde-fou, à la main sur son épaule, au bœuf jerky.
Il associait Max au vent, au sel, à l'eau, à la caresse sur sa nuque, aux paillette sur sa joue, à la promesse d'une nuit sans cauchemars.

En franchissant le couloir,
le cœur de Loup sautille sous sa poitrine.

Loup aime être avec Remy.
Parce qu'être avec Remy
ça veut dire

dessiner.

Loup aime dessiner.
C'est une façon pour lui de s'exprimer. De communiquer avec le monde.
Un langage qui lui permet de faire un pont entre ses sentiments et la réalité.
Quand Luke lui demande de parler de ses ressentis
Loup ne sait pas le faire avec les mots.
Mais il peut le faire avec les images.

Remy l'a compris.

En entrant dans le bureau, il s'assied.
Son visage est aussi neutre que celui de Remy qui l'accueille.
On ne dirait pas qu'ils sont réunis là tous les deux parce que Loup a fait un carnage.
On dirait qu'ils se retrouvent pour faire un bilan après un programme quelconque.

L'incident.

C'est vrai.
L'incident.

Grave.
Tu as compris.

Son oreille se tend à partir du moment où Remy extrait le papier des tiroirs de son bureau.
Le regard de Loup est à l'affût, il suit ces rectangles blancs trop parfaits comme on regard une anomalie à détruire sur-le-champ.
Les feutres multicolores roulent sur l'acajou du meuble.
Loup s'empare des tons les plus rudimentaires -- du rouge, surtout. La couleur qu'il perçoit le mieux.
Puis il rature la première feuille attrapée.
Ses coudes se plantent au papier.
Il tourne le support dans tous les sens.
La force qu'il y met froisse la matière sur elle-même.
Il dessine et on peut voir sa langue un peu sortir sous la concentration.

Au moment où il pousse la feuille vers Remy,
c'est comme si l'évidence de ses sentiments étincelait sous les coups de feutre.

- Là c'est les mouches. Là c'est le sang.

Son index pointe les éléments du dessin concernés.
C'est tellement évident.

Spoiler:

l’ambiance environnante est étonnamment calme, une aubaine pour toi qui espérait silencieusement un peu de repos.

loup dessine avec une certaine passion. tu l’observes en patientant, seul le bruit du papier saccagé par les feutres pourrait abîmer cette pause apaisante (si l’on omet le fait de sa présence justifiée par une attaque sanglante).

tu ne sais pas trop quoi lire sur l’art abstrait qui se forme, et cela ne change pas quand il termine et t’explique ce qu’il a représenté par les couleurs.

tu y vois une pastèque. kafka serait-il comme un fruit ? est-ce juste un hasard, était-il vêtu de vert aujourd'hui ? tu fronces les sourcils en essayant de lire l’image.

tu n’as pas envie d’accabler loup de question — mais tu refuses de ne pas comprendre.

« tu visais essentiellement les mouches… est ce que tu peux me dessiner un avant, quand tu as aperçu kafka, et un après que tu l'aie mordu ? avec toi et lui sur le dessin. »

tu prends la feuille entre tes mains, essaye d'y trouver le moindre indice qui sauverait le jeune homme d’une avalanche de questions pendant qu’il doit redessiner. et malgré ta méticuleuse inspection, rien n’y fait ; tu fais partie des parents peu pédagogues qui veulent des réponses plutôt que des interprétations.

« tu es daltonien loup ? montre moi dans l’ordre le stylo vert et le bleu s'il te plaît. »

tu finis par reposer sa première œuvre pour le questionner et l'interrompre alors qu'il dessinait encore.

Quand il parvenait à dessiner quelque chose
Loup avait l'impression d'avoir réussi à jeter un peu de ses tripes sur la table.
C'est-à-dire qu'il avait le sentiment précis et furieux que ses sensations étaient réelles et pouvaient être comprises par le monde extérieur.
Alors il y avait un peu d'excitation dans le regard de Loup, et elle se diffusait jusque dans la façon dont son cœur battait sous les côtes étreintes et étroites.
Il venait comme de faire une déclaration.

Loup regardait Remy, qui regardait le dessin, qui lui-même était une projection du subconscient de Loup.

- Y a pas.

Il fit non de la tête.

- J'ai rien vu, avant.

Kafka n'a commencé à exister qu'au début de son agonie.

- Et après...

Il y eut un malaise et la main de Loup se tourna naturellement vers sa nuque boursouflée par le poison des batraciens. Il y régnait un résidu de feu froid et d'une percée qui aurait presque pu atteindre un début de cervicale si l'emprise avait duré plus longtemps.
Joji l'avait suspendu dans les airs comme on attrape un chiot par le collier pour le punir de sa bêtise.
À l'évidence
la main de Joji avait constitué le collier qui avait manqué à Loup dans cette innocente barbarie.

Il attrapa le feutre qui avait servi à souligner la rondeur de son massacre,
et c'était la bonne couleur.
Puis il chercha à travers le dédale chromatique,

et présenta sa réponse à Remy.

Le bleu
et le gris.

il n’existe aucun avant, pour loup. pas de volonté à prendre kafka pour proie, pas d’acharnement à le traquer, pas d’obsession qui dépassait la bienséance.

une pulsion, aussi simplette fut-elle — et ce fut l’attaque.

tu retiens cette analyse, pour la défense du jeune homme. ce ne seront que des mots que tu utiliseras pour l’aider, rien qui ne pourrait l’excuser.  

vient la seconde réponse ; celle qui t'intriguais étrangement le plus. loup présente le vert : vert. puis il en désigne deux ; pour une. bleu, et gris.

« tu savais ? que tu es daltonien ? »

tu récupères le feutre gris, gribouillant sur une nouvelle feuille vierge un cercle plein. tes yeux sont rivés sur les mouvements lents que tu traces, et d’une voix calme, tu murmures ; « quel drôle de monde. une rivière grise. », et puis, moins peiné, tu reprends « tu m’as montré du bleu puis du gris. pour toi c’est à peu près la même chose ; pour moi, et beaucoup d’autres même, ce sont deux couleurs distinctes. le bleu, c’est triste, c’est froid… le gris, c’est neutre, c’est brut. » tu laisses la feuille, repose le feutre. tes yeux trouvent le visage calme de loup.

« comment te sens tu ? »

Réfléchir au passé et au futur n'était pas l'apanage de Loup.

Il n'était que présent dans ses veines, dans son sang. Il était la nature qui frissonnait au moment précis où Remy avouait à Loup que sa vue différait de celle de tous les autres.

- Non, c'est quoi ?

Est-ce que ça se mange, éventuellement.

Les yeux de Loup se plissent, comme pour mieux voir,
ou comme pour jauger si la remarque est une insulte.
Les adultes ont toujours cet air si dramatique, c'est le même que ceux qu'on voit jouer sur scène. Alors il est difficile pour Loup de savoir qui dans tout ça dit la vérité ou ne fait que réciter. Remy récitait-il ?

Remy a commencé à colorier quelque chose.
Soudainement l'information semble très importante pour Loup dont la nuque bascule en avant afin de mieux voir l'expression d'un cours d'eau bleu -- gris. Les deux. Il ne sait pas faire la distinction entre le brut et le triste, cela semble être la définition de son existence en quelques traits seulement.

- Pourquoi tu viens pas au club de dessin ?

Remy a toujours des feutres de toutes les couleurs dans ses tiroirs.

- Je sais pas. Comment je me sens.

Luke l'avait vu aussi. Loup ne sait pas exprimer ses ressentis par les mots.

- Et toi ?

Est-ce qu'on demandait à Remy s'il allait bien ?

pourquoi ?

parce que tu n'as pas l’impression d’y être désiré. tu parles maladroitement mal, la monotonie de ton leur sonne comme une offense aux oreilles. tu les aimes à ta façon et eux te détestent car tu es maladroit — les enfants ne changent pas.

« je peux passer te voir, si ça te fait plaisir. » tu accepteras les regards en coin et les messes-basses, pour une fois que tu te sens appelé par quelqu’un.

tu aimerais dire à loup que ce n’est pas grave, d’être incertain de ses émotions. tu n’es pas le tortionnaire que dépeignent la plupart des blocards et manquer de réponse n’est pas le pire des affronts que l’on puisse te faire.

mais loup quémande, à son tour. tu l’observes, silencieux, mais tes yeux tombent doucement, sur le bureau, les feuilles, les stylos. et toi, remy ?

tu ne peux pas le dire. pas ici. tu saisis le gris dans tes mains, dessinant sur ta feuille un nouveau rond, vide, et à l'intérieur, la vérité qui ne sera jamais dite.

.

tu retournes la feuille pour qu’il puisse correctement voir, puis te fond dans ton fauteuil avec confort. l’index portée à tes lèvres, tu lui mimes de garder le secret.

« excellemment bien. » un père n’a pas le droit d’avouer le contraire. « je suis content de cette entrevue, loup. tu peux y aller maintenant, » tu récupères la feuille d’une main lente, que tu chiffonnes. « reviens me voir quand tu veux. et bon courage pour la suite. »