amazed

Quand il a choisi la pièce, il s'est accordé le temps de réfléchir, de donner sa chance. Il a écumé les visages des membres du club, les a jauger avec toute l’impartialité due à son rang. Puis il en était arrivé à la bonne, simple et raisonnable conclusion qu'il serait le plus à même de donner vie au grand Marc Antoine, figure emblématique de l'Ancien Monde, amoureux fou préférant gagner la mort que de voir son être cher battue, comme l'a écrit le plus grand auteur que le vieux monde a porté : Shakespeare.

Ça avait été l'histoire d'une quinzaine de minutes tout au plus.

Oh, Cesar sait que ça ne plaira pas. Le club de théâtre regroupe les plus gros ego de l'enclave, mais Cesar a appris à ne pas renier ses capacités pour les petites fiertés d’autrui. Sauf peut-être quand il s'agit de Vadim.

Derrière son épaule, il sent son ami lire le script. Le couturier ne prend pas la peine de lui donner le titre, Vadim, Vadim est aussi talentueux que lui.

Et faire de ma pièce un désastre ? Non merci.

Cesar vise une troisième étoile et seuls les premiers rôles sont considérés. Il referme sèchement le script, son regard passe de haut en bas sur le costume du coiffeur. Son regard se plisse. En effet, il remarque un fil récalcitrant, un oublie honteux qui lui fait rougir le bout des oreilles. Cesar n'aime pas voir son travail imparfait, ça revient à dire que n'importe qui pourrait faire pareil. Cesar n'est pas d'accord avec cette idée. Personne n'aurait jamais contesté la place de Celine. Alors personne ne doit pouvoir contester la sienne.

Zut. Viens par-là.

Il pose le script sur un petit tabouret et lui fait signe du menton de le suivre jusqu'à sa loge où personne n'est admis sans une invitation. Il passe la porte, fond sur son bureau pour attraper une paire de ciseaux.

Je vais arranger ça tout de suite. Bougonne-t-il frustré face à ce fil qu'il n'a pas vu la première fois. Je manque de sommeil, je n'aurai pas laissé passer ça en temps normal.

Il le coupe d'un coup sec. Il avait passé une bonne partie de la nuit inquiet en n'entendant pas les grondements de Celine dans le labyrinthe. Est-ce que le chat errant qu'il lui avait déposé hier soir ne lui avait pas plus ? Il avait tellement espéré les miaulements paniqués, les cris heureux de Celine. Mais il avait beau avoir attendu de longues heures devant la porte, rien ne lui était parvenu. L'idée que son frère puisse être affamé le terrifie. Mais peut-être Celine n'avait pas mangé le chat, peut-être l'avait-il adopté ? Celine a toujours aimé la compagnie des animaux après tout, peut-être que Cesar lui ramènera de la pâté pour chat ce soir, il doute que le matou trouve quoi que ce soit pour se nourrir dans le labyrinthe.

Tu sais que je peux toujours te donner le rôle de Cléopâtre si tu tiens tant que ça à te mettre en avant. Je comptais le donner à Aurora, elle est si belle ! Ça lui irait bien. Mais je peux tout aussi bien lui donner le rôle d'Octavie.

Il étire un sourire, satisfait maintenant que rien ne vient rendre laide son œuvre.

Ou alors tu crains de ne pas être à la hauteur ? Devrais-je joué Cléopâtre et te laisser dans ta zone de confort, Vadim ?

Il hausse les épaules.

Je peux faire ça, oui. Te laisser Marc-Antoine, jouer Cléopâtre.

Sa langue claque contre son palais. Il lève un regard, l'espace d'une seconde, sévère vers Vadim avant de hausser un sourcil.

Que c'est petit.

Il étire un sourire, penche la tête sur le côté.

Comme toi.

Alors même qu'ils n'ont que quelques petits centimètres d’écart, mais le culot compense les détails. Le fil disgracieux coupé, la tenue du blocard retrouve l'élégance qui lui revient de droit. Cesar inspecte d'un coup d’œil expert le reste de sa création, mais plus rien en dépasse. Il souffle un soupir soulagé, laisse enfin ses épaules se détendre. Il n'est serein et quand tout est bien.

Pourtant glisse-t-il en allant ranger la paire de ciseaux je trouve dommage de te limiter à ta zone de confort. Ne trouves-tu ça un peu, je ne sais pas, insipide ? On se lasse facilement de ce qui ne surprend pas, tu sais ?

Il observe en coup d’œil, le visage de son ami. La façon dont il se regarde dans le miroir, dont il se scrute. Vadim s'aime. Vadim prend soin de son ego. C'est quelque chose que Cesar respecte, envie. Lui aussi aimerait s'aimer sans rougir. Il faut toujours qu'il observe le visage de son frère dans la glace, qu'il se souvienne qu'en dépit de tout ce qu'il dit, fait, pense ressentir : Cesar se méprise. Il se racle la gorge, Vadim ne comprend peut-être pas. Cesar a besoin des premiers rôles pour oublier qu'il est dans la peau de celui qu'il n'aime pas.

Et, heureusement pour lui, l'idée semble faire son chemin chez Vadim. Cesar réprime son sourire en allant lui chercher le script. C'est toujours excitant de voir les gens tomber dans les pièges que vous avez volontairement tendus. Il s'empresse de le lui tendre, fin l’innocence en glissant une tête curieuse dans le reflet du miroir. Quand Vadim annonce qu'il jouera Cléopâtre ("c'est un essai", à d'autres !), le visage de Cesar s'éclaire. Il frappe dans ses mains pose ses mains sur les épaules du coiffeur.  

Oh, tu vas être superbe !

Il se racle la gorge, se grandit. Marc-Antoine est un jeune premier, un conquérant brillant du vide qu'a laissé Cesar (le vrai) derrière lui. Oh, maintenant qu'il y pense c'est agréable. Il réalise que c'est peut-être pour ça qu'il aime autant Marc-Antoine.

Marc-Antoine brille parce C e s a r  est mort. Assassiné. Poignardé. Plus qu'un amas de chère putride et sanguinolent sur les marches de son ancien palais. Ah... Ah... Tout fait sens maintenant.

Très bien. Nous sommes dans ton appartement, dans ton palais. Tu es Cléopâtre, reine d’Égypte, Venus te déteste car tu as éclipsé même son nom tant est reconnue pour être la plus belle. Demeterus est Philon rentrent, ils nous observent. Ils méprisent l'amour que je te porte, considère que je ne suis plus que l'ombre de moi-même et que je suis devenu ton pantin, ton jouet. Là, c'est à toi.

À aucun moment Cesar n'a pris son texte. À la première réplique de Cléopâtre, il prend un air amoureux, concerné. Les doutes de sa belle lui fendent le cœur. Cesar veut désespérément prouver à Vadim la hauteur de ses sentiments.

C'est un amour bien pauvre, celui que l'on peut calculer.

Il s'approche, Vadim (Cléopatre) veut établir une limite savoir à quel point elle peut être aimé. Et Cesar (Marc-Antoine) est fou amoureux. C'est comme-ci il avait découvert le sens de son existence le jour où il avait croisé ses yeux. C'est un visage concerné qu'il baisse. Sa main se tend pour cueillir la joue de Vadim contre sa paume. Cesar aime Marc-Antoine, parce que, tout comme lui, il manque de sens, à besoin d'une autre pour savoir pourquoi il respire. Dans le fond de son crâne, il pense à Celine, regrette tellement de n'avoir pas su accepté avant qu'il était son sens à lui. Maintenant son frère erre dans le labyrinthe, seul, trop hideux pour être aimé. Sans ses amis, sans sa gloire. Non. Non, ça ne va pas. Cesar ne veut plus penser à Celine. Plus profondément, il faut qu'il s’immerge dans Marc-Antoine encore plus profondément.

Cléopâtre dit : Je veux établir, par une limite, jusqu'à quel point je puis être aimée.

Et Cesar répond : Alors il te faudra découvrir un nouveau ciel et une nouvelle terre.

Car Cesar l'aime profondément.

La seconde de décalage le sort presque de sa transe. Cesar y était déjà, dans cette chambre, le souffle chaud des terres d’Égypte qu'il imagine. Sous ses paupières, il voit les dunes de sable, il a vu des images à la bibliothèque, dans les films qu'ils passent parfois au cinéma. Quand Cesar choisit une pièce, il aime s'instruire, s’immerger dans son univers. Pour Antoine et Cleopatre, il avait passé des heures, le soir, à regarder des livres photo de l'Ancien Monde. Il se demande, curieux, si quelque part dans l’immensité de l'univers, les majestueuses pyramides existent encore. Il y a peu de reste des palais d'autrefois, mais ils se les représentent comme de vaste salles ouvertes, avec des colonnes dorées et de la végétation et des points d'eux pour conserver la fraîcheur. Sur sa droite, il y a un magnifique vase, sur sa gauche une vue à couper le souffle sur la ville faite de maison basse en terre battue.

Quand il baisse les yeux  Cesar ne voit plus ses chaussures élégantes mais des sandales romaines, comme dans les BD qu'il a pu dévoré enfant. Il sentirait presque le cuir entouré ses chevilles. Ah, comme c'est de ne plus être là, de ne plus être Cesar, d'être autre part qu'ici, quelqu'un d'autre que lui. Il n'a plus besoin de se sentir coupable alors. Il peut juste être Marc Antoine, juste être amoureux. Il doit réprimer son sourire lorsqu'il réplique.

Que Rome se fonde dans le Tibre, que le vaste portique de l'empire s'écroule ! C'est ici qu'est mon univers. Les royaumes ne sont qu'argile. Notre globe fangeux nourrit également la brute et l'homme. Le noble emploi de la vie, c'est ceci !

Ne tombe pas amoureux, a dit Vadim. C'est drôle, parce que c'est déjà arrivé. Cesar s'approche, cueille le menton délicat de son ami entre ses doigts puis glisse ses mains de part et d'autres de son visage pour venir voler ses lèvres. Il arrive à les imaginer sucrées, tendres. C'est comme ça que devrait être celles de Cléopâtre vu ce qu'on dégustait à l'époque d'après les livres d'histoire. Quand il se décale, Cesar fronce les sourcils, passe sa langue sur sa lèvres supérieur avant de se permettre :

Tu mettras du gloss aromatisé la prochaine fois, tes lèvres ne sont pas assez sucrées.

Puis il reprend, glissant sa main dans celle de Vadim, amoureux transit.

Quand un tendre couple, quand des amants comme nous peuvent le faire. Et j'invite le monde sous peine de châtiment à reconnaître que nous sommes incomparables !

Antoine est idiot, aveugle, imprudent. L'amour le pousse à ne plus considérer essentielle, quand Cleopatre, elle, est plus réfléchie et sage. Les femmes sont toujours plus sage. Cesar n'a jamais compris pourquoi les personnages de romans ou de théâtre les dénigraient autant. Lui, il les adore, les vénères. Trop pour les aimer comme il aime les hommes à ce qu'il parait.

Vadim le lâche, part en furie devant la coiffeuse. Cesar met quelques secondes avant de comprendre. Ses lèvres ! Il repeint ses lèvres ! Le couturier se mord le creux des joues, l'hilarité le prend. Il a réussi à vexer Vadim au point de l'arrêter dans son jeu. Ah, il doit l'avouer, c'est bon.

Courtois, il se cache, une main devant sa bouche pour étouffer tout bruit qu'il pourrait heurté encore plus l'ego délicat de son ami. Lorsqu'il revient, Cesar n'a plus sa main dans sa bouche, mais il sourit. Il a beau s'imposer le sérieux, la commissure de ses lèvres s'étirent.

Ne tombe pas amoureux, hm ?

Il gigote, se remet dans la peau de Marc-Antoine, sans réussir totalement à laver de son esprit, le regard furieux de Vadim, l'empressement de ses mains qui cherchaient le gloss. Il ne sait pas pourquoi, Cesar, mais ça lui a fait du bien. Une chaleur dans le ventre qui lui fait lâcher sa réplique avec plus de passion.

Que Rome se fonde dans le Tibre, que le vaste portique de l'empire s'écroule ! C'est ici qu'est mon univers. Les royaumes ne sont qu'argile. Notre globe fangeux nourrit également la brute et l'homme. Le noble emploi de la vie, c'est ceci !

Cette fois-ci, il ne se perd pas en délicatesse. Le menton est oublié au profil d'un visage qu'on encadre pour venir plaquer sa bouche contre celle de sa reine. Et comme Cesar se sent d'humeur à jouer, il entrouvre les yeux, cherche à y glisser ses langues, parce que c'est comme ça que les amants s'embrassent non ? Quitte à se donner un baiser, autant s'en donner un vrai et laisser ses mains enserrer le corps chaud et délicat de Vadim, le serrer comme Marc-Antoine serrerait sa reine contre lui. Et quand le baiser se rompt, Cesar plisse le regard, satisfait.

Quand un tendre couple, quand des amants comme nous peuvent le faire. Et j'invite le monde sous peine de châtiment à reconnaître que nous sommes incomparables !

Il lui prend la main, décidé à jouer, profiter des fastes de la cours. Antoine ne veut pas penser, ne veut pas considérer le temps qui s'écoule et le poids des responsabilités. Il n'y a qu'elle, que Vadim. Pourquoi ça devrait changer ?

S'il est inspiré par Cléopâtre. Mais au nom de l'amour et de ses douces heures, ne perdons pas le temps en fâcheux entretiens. Nous ne devrions pas laisser écouler maintenant sans quelque plaisir une seule minute de notre vie... Quel sera l'amusement de ce soir ?

Mais Cléopâtre ne voudra pas jouer. Peut-être Marc-Antoine devra-t-il insister.

Ainsi finis la scène. Cesar ferme les yeux et attend quelques secondes. Il laisse le temps à l'âme d'Antoine de le quitter. Peut-être se retrouveront-ils, tout va dépendre de Vadim. Quand il rouvre son regard pour faire face au monde réel, il retrouve ses anciennes mimiques. Ses épaules s'affaissent un peu, ses gestes se font plus lâches, fluides. Cesar n'est pas un guerrier, un troubadour tout au plus.

Évidemment que je suis bon.

Très bon, même, mais en général les gens grimace quand il le fait remarquer, alors il se tait.

T'es bien débrouillé aussi, je savais que tu avais de quoi jouer une reine.

Il étire un sourire satisfait. Vadim s'est assis et le couturier croit percevoir un léger trouble dans son regard. Il attrape une chaise posée dans un coin et la tire pour se mettre à côté de son ami.

Mais je crois deviner que tu n'es pas entièrement satisfait. Tu préfères Antoine ?

Il hausse les épaules.

Ou alors c'est le fait de jouer mon amoureux ou amoureuse qui te chagrine à ce point ?

Il lève les yeux vers son front en surprenant dans le miroir une mèche mal placée. Il fronce les sourcils, l'enroule sur le bout de son doigt pour le faire tomber bien plus joliment.

Parle, je peux tout entendre.

Absolument pas en vérité.