amazed

j'ai fait cent pas, mille pas, cent mille pas peut-être toute la nuit et je n'ai arrêté qu'avant le lever du jour. bientôt tous se lèveront en parfaits petits automates et rejoindront leurs semblables et je ne me sens pas concerné par leur danse. et j'ai tourné, tourné en rond, tentant en vain de m'imaginer un monde dans lequel je les rejoignais. et j'ai baissé les bras,

j'ai consommé les racines cueillies sur sa peau, celles nourries de sa sève, de son sang. j'en ai savouré le goût terreux, ravi de le savoir inchangé, avant d'en sentir les effets. ce goût, je l'ai associé à son parfum, celui que je sens dans ses cheveux ou dans le creux de son cou. j'aime d'autant plus cette flore que je la sais provenir d'un corps humain, vivant, proche du mien. allongé sur mon matelas, je tente de déchiffrer son visage mais déjà je ne vois plus très bien, plus très clair, plus très droit. il fait chaud et nos jambes sont posées les unes sur les autres et mon (?) organisme est moite, tiède ou brûlant, je ne sais plus trop je ne sens plus mes contours je ne sais plus où je commence, où je m'arrête.

je parle depuis un moment. tout ce que tu veux, tu sais, je ferai tout c'que tu veux. tu veux être la go la plus chanceuse du bloc ? hop, je claque des doigts, paresseusement, c'est fait, pour toi j'le fais. t'as qu'à me dire, ma chérie, j'fais tout pour toi. c'est un étrange accès de gratitude qui m'inspire ce petit numéro de charme sans sérieux. je fais mine de réfléchir, enfin j'essaie mais je sens bien que les éléments faits d'os de cartilage de chair de sang qui composent mon pauvre visage en un ensemble disparate refusent de coopérer. disons... tu veux te tailler loin d'ici ? je rigole, pour toi, je dessine une porte. hop. et si y a rien derrière, j'invente un truc. peut pas y avoir que l'enclave. alors ? tu veux quoi dans ton monde parfait ? et par le miracle des substances échouées au fond de mon estomac - le seul miracle que je connais ! - je me sens capable de réinventer l'univers pour argo. je ne lui en veux même pas quand son visage s'échappe à toutes mes tentatives de l'admirer, lointain, volatile.

je plisse les yeux. je la peins sous mes paupières en pétales de couleurs vives, en volutes de fumée. je ris encore, je suppose, dans un souffle incrédule. je crois que j'ai besoin d'elle parfois. je tends la main pour attraper la sienne.
à quoi tu penses ?

argo me regarde enfin alors j'essaie de lever un sourcil de manière un peu comique ou un peu pensive ou un peu des deux. j'ai du mal à lire son visage. elle a l'air morose, je crois, je suppose. je secoue la tête je fais la moue probablement.
moi, malpoli ? tu m'connais mal. j'entends mon rire s'échapper de ma gorge, ça grince et ça me fait mal aux oreilles, j'ai l'impression que ça vient d'autrepart de plus profond que de mon corps à moi.
quoi, tu crois pas qu'y a autre chose que ça ? un vague geste de la main. ça, ce purgatoire et ces murs et ces histoires de paradis et cet ennui à en crever. ahaha, j'avoue, moi non plus enfin j'sais pas.

oui il fait chaud, la chaleur vient de ma cage thoracique de mon coeur battant de la bile dans mon estomac de ma chair qui palpite et se tord sous ma peau. mes extrémités, elles, sont tièdes, moites d'une sueur froide et étrangère qui semble s'être déposée là d'elle-même.
argo est très belle quand elle parle même avec le malheur qui s'accroche à son visage. ouais. normal. moi aussi j'veux mourir avant trente ans. attendre, pour quoi faire, hein ? ma main s'avance pour effleurer ses cheveux. ils sont très doux. qu'est-c'tu racontes ma chérie, ça peut pas m'dégoûter. c'est la nature. ta nature. et la mienne. on fait rien d'mal. ça j'y crois, promis.

la chaleur vient du fond de mes entrailles. ce n'est pas tant que je vois des choses mais plutôt que je les sens je les entends je les goûte presque d'un regard. je passe une main sur mon visage. uhhh... nos jambes, là, celle-là c'est la tienne je crois, mais ici j'fais plus la différence parce qu'on a commencé à fusionner pour faire qu'un. ça te dérangerait ? si on fusionnait, pas pour la vie bien sûr. je lève le menton vers elle et mes yeux s'accrochent aux siens. et j'vois que tu souris à l'envers. ouais, on dirait que tu vas pleurer. t'es triste à en pleurer, chérie ?

elle rit ! enfin. ça ne dure pas longtemps mais c'est assez pour me rendre heureux à en crever. ce rire, je lui ai arraché alors forcément je suis fier en l'entendant. ma main se pose sur son avant-bras que je serre entre mes doigts. je m'amuse. je sais. je sais que je suis con, ça ne me dérange pas qu'on me le dise, surtout argo, argo peut m'insulter tant qu'elle garde ce sourire aux lèvres ça ne me fait rien ça me réjouit même.

j'attends. c'est dur pour moi d'attendre c'est pour ça que je la fixe d'aussi près, comme impatient qu'elle finisse de se confier à moi, je me rends à peine compte que j'ai rapproché mon visage à ce point. elle me pousse, je râle. oh c'est bon... pourquoi tu veux pas que je le dise, que t'es triste ? j'ai raison pourtant. je sens que les subtilités m'échappent, j'en ai une conscience inutile, je comprends que je rate quelque chose. je crois qu'à un moment j'étais censé apprendre à lire entre les lignes et je ne l'ai jamais fait. c'est dommage. la main d'argo me brûle le visage. j'ai déjà trop chaud. je ne prends pas la peine de la chasser. je penche la tête sur le côté pour continuer à la regarder d'un oeil au moins. moi ? hein ?

je réfléchis. je crois que je réfléchis mais j'en suis pas si sûr. je sais pas si je suis capable de réfléchir dans cet état. j'essaie. je fais de mon mieux. quand est-ce que j'ai pleuré pour la dernière fois ? j'en ai aucune foutre idée. je me mords l'intérieur de la joue embêté de constater que je ne me connais pas si bien que ça. pas beaucoup, je crois pas non. ça m'arrive, à force de rire, parfois, ou de colère je crois, d'un trop-plein. quand je me sens submergé. deux trois larmes seulement, pas plus que ça. mais ça change rien. mes doigts cherchent les siens sur ma joue. je les décolle un par un pour mieux lui tenir la main. ça me pète les couilles... moi j'pense que t'as le droit d'être triste même si t'aimes pas que je le dise, y a mille fois plus de raisons d'être triste que d'être heureux dans ce trou, c'est pour ça que j'veux savoir à quoi tu penses, ça m'intéresse plus que la gratitude bien pensante des fayots à trois étoiles. ils nous aiment pas, tu sais, parce qu'on se satisfait pas de cette vie et ça les met mal à l'aise. c'est qu'on se fait tellement chier qu'on pense à crever parfois ahaha j'ai pas raison ?

j'aime argo. mon amour est tangible et se moque des dictats de l'enclave tout comme il se moque de la promesse du paradis. il est ancré dans un présent que je constate sans peine puisqu'il trace les contours de mon existence. j'aime qu'elle soit assise à côté de moi dans cette chambre moite étroite et enfumée. je me penche vers elle, je pose ma tête sur son épaule. t'inquiète, je peux pas promettre non je suis pas sûr de me faire confiance, je dirai à personne que t'es triste. la vérité c'est que j'apprécie qu'on me confie des secrets. j'apprécie les garder au chaud quelque part entre mes poumons.

je me redresse tant bien que mal. j'ignore pourquoi mais ça m'amuse de constater qu'argo ne croit pas non plus au paradis. et ce ne sera pas moi qui lui jettera la pierre, jamais - elle a raison. moi aussi je regarde les étoiles parfois mais je ne peux pas les toucher alors au final ça m'est bien égal. tirer le meilleur de ce qu'on a... rendre le quotidien plus rose... j'éclate de rire. à ton avis, pourquoi j'fais ça ? oui j'aime me nourrir des autres mais tu vois bien ce que je recherche,
je profite un max. tu devrais faire comme moi... trouver quelqu'un, n'importe qui, qui saura altérer le cours du temps, même pour une après-midi de fin d'été.

je ne dis rien d'abord. je fixe argo puis je lui ouvre mes bras, je la serre contre moi. t'es pas seule ma chérie. que je dis un peu niaisement - plus tard, sobre, je rejetterai la faute sur l'effet des racines que j'ai mâchées. y a toi et moi, comme tu dis, et le monde moi j'veux bien le repeindre en rose s'il faut, ça doit pas être si dur suffit juste d'un gros pinceau et de beaucoup de temps. et peut-être bien qu'on crèvera avant nos trente ans mais est-ce que c'est grave ? j'préfère du rose partout qu'un faux paradis... je refuse ce qu'on me propose, je rejette la finalité pour laquelle on nous élève, et je m'insurge sans alternative, sans solution.

non, argo ne veut pas profiter. elle veut rester fidèle à elle-même c'est-à-dire pure et triste. je ne comprends pas du tout. qu'est-on que nous reste-t-il que doit-on faire sans plaisir ? j'imagine qu'elle vit dans un monde comme ça, sans joie bête et simple, et cette idée me sidère alors je la serre encore dans mes bras. et là, dans le creux de son cou, je pose ma joue.
je lève un sourcil qu'elle ne peut pas voir et je dis :
moi, me mettre en danger ? pas mon genre... faussement ingénu, je ne déplois aucun effort pour la convaincre. c'est qu'elle me connait bien - et je crois que moi, je ne la connais pas si bien que ça. comme c'est dommage ! je pourrais m'en trouver attristé mais voilà bien quelque chose qui ne me ressemble pas. je refuse de m'apitoyer ; moi je poursuis la volupté et je n'en ai pas honte moi je ne vois aucune raison de ne pas me consumer le plus rapidement possible et pour ça je ne peux pas me permettre de m'attarder sur ce genre de choses. tu sais, au pire j'esquive le paradis ! pour moi, c'est une promesse porteuse d'espoir.

une bonne personne ? je me redresse encore, je ne fais que ça, m'allonger, me redresser, m'étirer, me recroqueviller, je ne sais jamais me contenter de rien. t'es sûre, ma biche ? ça me fait rire doucement. moi aussi je t'aime, argo.
évidemment qu'je passerai. tu sais bien que j'peux rien te refuser. surtout quand tu m'fais des promesses pareilles... et si j'étais plus attentif, plus attentionné, plus humain ; si j'étais meilleur, je la remercierais encore de m'avoir laissé consommer ses fleurs à même sa peau.