amazed

Un autre jour aux poubelles, un autre jour en enfer. Alfie mentirait s'il affirmait ne pas s'être habitué à l'odeur rance des déchets en décomposition, macérant dans la cuve de recyclage. C'est un processus naturel qui transforme peu à peu les restes alimentaires en bon terreau pour nourrir les plantations. Un cycle de la vie auquel il participe, au final, comme le reste de l'Enclave. Chacun trouve de l'importance dans l'ignominie la plus marginalisée.

Bien sûr, alors que son menton perce l'horizon pour se perdre sur les hauteurs des portes, il se dit qu'il préférerait gambader et explorer inconsciemment le Labyrinthe, comme il l'a fait pendant trois ans...  mais ses rêves doivent désormais être plus lucides - pour ne pas devenir l'unique bourreau de son supplice.

Il sent qu'on tire sa manche, alors il se retourne. Les traits immaculés de Kafka font confondre, dans un premier temps, les anges et les diables. Alfie fronce les sourcils et se fige, observant déconfit, ce que lui vaut ce plaisir.

Aaah... Salut...

C'est lorsque les lèvres se fendent en un sourire effroyable et qu'une mouche s'échappe de sa prison buccale qu'Alfie s'autorise un mouvement de recul - pris d'une vague de frissons. Il culpabilise de ne pas savoir masquer son dégoût.

Kafka- tu...

Super. Voilà ce qu'il récolte, à trainer près des poubelles. Le Roi des mouches en personne vient lui faire la causette.
Par le passé, Alfie n'avait jamais vraiment prêté attention à lui, si ce n'est pour se moquer gentiment ; jamais en face pour ne pas le blesser ouvertement. Aujourd'hui, il ne regrette pas - mais il s'en veut. Personne ne mérite ça.

S'il te plait, lâche ma manche...

Sans vraiment le contrôler, il active sa capacité en défense - et grimace en voyant un nuage d'insectes volants s'agglutiner au-dessus de leur tête.

Urgh... Ok ok, fais-vite. Tu voulais me dire quoi ? Tu peux... les faire... tu vois ?

Il agite la main dans l'espoir de les dissiper.

Alfie est mortifié. L'essaim s'agglutine dans un nuage informe au-dessus de leurs têtes. C'est la première fois qu'il se retrouve coincé avec leur roi. Le sans étoile ne sait pas comment réagir. Il ne veut pas blesser Kafka, mais se retrouve incapable de l'accueillir. Il acte un rejet distant et gêné - à peine assumé.

Je- Tu vois... je n'en raffole pas vraiment, non....

Il est pathétique, Alfie. Il sent ses nerfs frôler la crise lorsqu'il étire un sourire denté. Kafka l'a lâché, et pourtant - continue de ressentir ce malaise ambiant qui oppresse sa poitrine et humidifie ses yeux.

Mais c'est cool si c'est ta passion ! Je respecte, je respecte... Chacun ses délires.

Une pensée s'envole vers Kafka, injustement moqué alors qu'il fait de son mieux. Il se demande alors ; aurait-il été seulement différent si on l'avait traité normalement ?

...

Le souffle coupé, l'enchainement des paroles miasmatiques du mouchard le fige sur place. Alfie exhale - exulte ; quelqu'un se pose enfin la question !
Et c'est lui, qui puise dans un élan d'affection ;
suffisamment d'humanité.

Avec Luke, c'est... compliqué...

Le prénom de Mia arrive à ses oreilles. Ça a l'effet d'un lame de couteau caressant dangereusement sa joue. Alfie flirte avec la douleur.

Argh... Hmm... Si tu veux.

Il ne sait pas dire non ;
ouvre les bras timidement, la mâchoire crispée, pour abriter la silhouette famélique du petit blond.

Tu proposes... souvent des câlins... en dehors de tes potes ?

Le bruit persistant des bourdonnements de mouches finit par disparaitre - son oreille s'acclimate. Alfie ferme les yeux et profite de l'étreinte, bien qu'un de ses jambes tremble nerveusement et que son coeur s'agite dans sa poitrine, prisonnier de sa cage thoracique. Ce moment est indescriptible. Il mentirait en affirmant porter en Kafka une affection particulière - mais il ne serait pas humain s'il ne ressentait pas une once d'empathie, portée par la chaleur de sa bouche moite, bavant sur ses vêtements.

Ah !

La question sur Luke le surprend ;
tellement qu'il plaque ses mains sur ses épaules pour le forcer à reculer. Ses joues de gonflent, roses (mais on peut prétendre à un coup de soleil) et ses sourcils se froncent.

Évidemment que lui et Luke se faisaient des câlins. Avant. Quand ils étaient encore proches et innocents. Mais s'il n'aurait eu aucun mal à l'affirmer quelques années en arrière - la pudeur de sa vingtaine le somme de se taire.

Il ne trouve pas les mots ;
alors il se contente d'écouter ceux que Kafka déblatère.

Qu'on soit clair, je ne t'encourage pas à faire de même ! Tu vas bientôt rentrer dans la société... c'est important que tu évites de te faire remarquer comme ça. Ne me juge pas courageux, juge moi idiot comme tout le monde. Ça sera mieux pour toi.

Le câlin lui a fait du bien aussi mais il refuse de le verbaliser.

Tu as qu'un seule étoile.

Il plante le bout de son index sur l'unique pins d'étoile sur son vêtement.

La perds pas.

T'es tout rouge. Alfie écarquille brièvement les yeux, se mord la lèvre et détourne un peu la tête en s'épongeant le front. Il est un peu gêné, mais commence à se sentir de plus en plus à l'aise en compagnie de Kafka. Il préfère hausser les épaules pour seule réponse à ses allégations farfelues. Aimer. Qu'est-ce que ça signifie réellement, quand on pense à un ami ? Quand on pense à un traitre qui nous a brisé le coeur ?

Hmm... Haha.

Mais en aucun cas, il n'aurait pu avoir l'instinct de prévoir l'échange qui allait suivre.
L'essaim de mouches s'agite, puis se disperse - sous l'horreur lancinante qui plane au-dessus de leurs têtes. Le visage d'Alfie se décompose. D'abord dans le doute, il étire un rictus incrédule et articule doucement.

De... quoi ?

Ne sait pas si Kafka est sérieux ou si c'est imagé.
Mais le sourire torve du simple appuie la thèse de son insanité. Alfie se figure la pourriture des tissus, alors que les lèvres de Kafka suçote la peau jusqu'à l'irriter - jusqu'à la faire fondre sous sa langue. Il est dégouté. Et chaque fibre de son corps s'apparente à lui faire comprendre.

Tu... tu imagines souvent... manger ceux que tu aimes ?

En cet instant, il prie pour qu'un jour il le déteste.

Il y a une tension sous-jacente à leur discussion qui s'est installée. Alfie ne prétend même plus être à l'aise - toutes les fibres de son corps l'alertent. Il a la nausée ; le regard dégoûté ; il impose naturellement une distance de sécurité avec Kafka. Sa compassion et son empathie, jusqu'alors nourris par la générosité du roi des mouches, se sont envolées avec elles.

Le soupire de soulagement reste bloqué dans sa gorge. Kafka développe sa pensée ; Alfie pense déjà à une tactique pour s'enfuir et se débarasser de lui.
La description, lente et insidieuse, lui fait l'effet d'une caresse glacée dans le bas du dos - étrangement, ça le réchauffe. Il ne sait pas pourquoi c'est le visage de Luke qui apparait en premier, quand il ferme les yeux. Les tempes en sueurs, il déglutit - ses joues s'échauffent. Le contact de la main douce de Kafka est un supplice délicieux auquel il n'aurait jamais voulu goûter. Ses doigts s'écartent, juste avant de toucher son ventre. Alfie sent sa respiration accélérer - il aurait pu jurer sentir vibrer en son sein, d'un bourdonnement larvesque. Il finit par craquer, s'écarte et s'écrit, la voix enrayée :

Est-ce que tu peux arrêter ça, s'il te plait ?

Le sourcil haussé, il s'interdit de flancher. C'est déjà trop tard - il a sauté - pourquoi s'arrêter ?

C'est grave intime et ça me gêne. On est pas proche alors...

Et voilà ; il s'en veut.
Alfie claque sa langue contre son palais et détourne le regard, les sourcils froncés. Il en veut à Kafka de l'avoir mis dans cet état et il s'en veut d'y avoir été sensible.

Y'a pas à être bizarre comme ça.

S'ils ne sont pas si différents -
l'est-il lui aussi ?
Bizarre.

J'ai compris. Alfie ouvre la bouche, prêt à répliquer sous le coup de l'impulsion, sur la défensive. Il s'empourpre, ne comprend pas vraiment ce que sous-entend le roi des mouches ; ça a un rapport avec être amoureux et Alfie secoue la tête négativement, persuadé en son fort intérieur d'être encore un gamin - incapable d'aimer quelqu'un.

Quoi ?

Il se bloque, hagard - hébété par l'absurde de ce qui est sous-entendu avant tant de lucidité.

De quoi tu parles ?

Puis ne dit plus rien, braqué ;
écoute Kafka déblatérer son délire. Ce qui le tend, au-delà de la sincérité avec laquelle il le crache, c'est à quel point il y croit, à sa vérité. Et ça trouble Alfie plus que de raison - Kakfa le fait se sentir con.

Haha... n'importe quoi, Kakfa. T'es complètement à côté de la plaque...

Il se gratte l'arrière du crâne ; serre les poings à ses cuisses alors qu'il se tourne de trois quart vers les poubelles, au-dessus desquelles s'accumule un essaim de mouches à merde prêtes à déguster leur succulent repas.

Écoute, écoute - stop. Arrête de te faire des idées. Tu dis que tu vas garder ça pour toi mais tu te trompes. Et je ne te connais pas assez pour te faire confiance.

Il inspire pour se calmer. La discussion n'a aucun sens - il y trouve quand même malgré ses réticences une forme de chaleur intense.

Toi par contre t'as la tête du mec qui kiffe quelqu'un en secret. Avoue tout.

Il croise les bras sur son torse, inquisiteur.

Vu que tu t'immisces sans pression dans ma vie privée, je vais faire pareil.

Le cynisme remplace la bêtise lorsqu'Alfie réalise que Kafka a réussi l'exploit d'acquérir son attention et de la garder depuis de longues minutes déjà. Il a oublié ce qu'il faisait avant son arrivée ; repense seulement au fait que Kafka l'empêche de travailler - et qu'il y arrive si bien... le sans étoile ne cherche même plus à se dérober.

Attentif à la moindre de ses micro-réactions, Alfie est piqué d'ego et de curiosité. Lui qui le méprisait, il s'enquille désormais de son affection toute particulière.

Tu te moques de moi...!

Alfie sourit avec chaleur. Détendu, il s'autorise même à rire et laisse un peu d'espace pour accueillir plus d'intimité - alors même qu'il en rejetait toutes les formes un peu plus tôt.

Il a beau jouer les prodiges humbles, il ne peut nier se gonfler d'orgueil lorsque Kafka lui conte sa gloire passée.

C'est bon, c'est bon... arrête de parler de honte. Sois juste normal. C'est pas si compliqué, si ? Je suis sûr que les parents remarqueront tes efforts si tu t'y appliques.

Ses conseils sonnent faux. Alfie ne veut plus se faire maitre de son propre procès ;
il veut connaitre son secret.

Kakfa semble ouvert à l'idée de lui partager. Alfie accepte de réduire la distance de sécurité qui les séparait jusqu'alors et se penche un peu vers lui, de sorte à ce que le souffle de Kafka s'échoue en une buée moite contre son oreille. Son coeur s'emballe, à mesure que le suspens s'installe. D'une main, il chasse le bourdonnement qui lui donne la chair de poule et déglutit une bonne fois pour toutes.

C'est toi que j'aime.
Ah ! Ce qu'il lui en veut !
Alfie écarquille les yeux, entreprend un mouvement de recul qui se meurt dans l'instant. Il ne bouge pas, s'offre complètement.

Hein...?

Ça aurait du sens, vu comment il le regarde. Et pourtant, il a beau être un bon gars - un peu naïf - il a du mal à y croire.

Tu te moques encore de moi alors que tu avais dit... que tu avais dit que tu arrêtais de m'embêter.

Il ne sait pas pourquoi ça le pique autant, mais il hausse la voix - heurté par la portée de l'humiliation ;
et sens de sa déception.

Laisse-moi tranquille si tu n'as rien de plus intelligent à dire.

Il ne conscientise pas son envie d'être aimé, admiré, dévoré.