amazed

Elle ne l'attend pas sur la place, mais dans un coin reculé du parc. Il n’y a ni banc, ni béton. Simplement un sentier qui bifurque pour repartir vers une zone moins inhabitée. Quelques arbres, buissons, et surtout de l’herbe. Abyss aime cet endroit pour son calme. Si le jour, peu de bloquards y passent, lui permettant d’être tranquille dans les ombres de la canopée; la nuit, il n’y a même pas un chat.

C’est reposant.
Agréable.
La brise du vent de l’été qui lui caresse le visage.

“Salut, Caïn.”

Le voilà. Pas besoin de préciser l’endroit du rendez-vous, Caïn sait. Ils y sont allés suffisamment souvent pour ne plus avoir besoin de mot. Abyss, allongée dans l’herbe, se redresse pour l’inviter à s'asseoir à côté d’elle. Elle a ôté ses chaussures pour sentir l’herbe sous ses pieds, s’enfoncer dans la terre.

Elle l’observe un peu, éclairée par la lune, les étoiles, et les lampadaires au loin. Elle n’a que ses yeux pour percevoir quoique ce soit car Caïn a l’âme opaque que le pouvoir d’Abyss ne perce pas. Est-il fatigué, lui aussi ? Minuit passé, ce n’est pas une heure pour rester éveillé.

“A quoi tu penses, quand tu ne dors pas ?

C’est sa manière de demander: “ça va ?”.

Comme tout le monde. Mais Caïn n’est pas comme tout le monde, sinon Abyss aussi, puisque Abyss est comme Caïn. C’est transitif. Et Abyss ne peut pas être comme tout le monde. Sinon cela voudrait dire que tout le monde pense avec vertige, se torture l’esprit, suffoque entre les couloirs et se perd dans la folie… Et, oh ! Le monde serait absurde ! Un pur non-sens !

"Haha. Râté.  Mais j'aurai préféré." Elle rit. Elle ne pense pas au labyrinthe quand elle ne peut pas dormir. Ce n'est pas quelque chose qui la torture mais qui la passionné. "Non, en fait... Je pense à tout ça."

Le regard tourné vers les étoiles, elle tend le bras vers le ciel, comme pour attraper quelque chose d'imperceptible. Non, ce soir, Abyss n’a pas envie de penser aux murailles et au dédale.

“Je pense à ma vie ici.” Le ton se fait las, fatigué. “Je pense à la place que j’occupe. À ce qu’on attends de moi…”

Depuis qu’ils ont discuté du Labyrinthe, il s’est passé tellement de choses dans la vie d’Abyss. Tellement de choses qui l’ont usées, éreintées. Si Abyss est d’habitude mystérieuse, certes discrète, mais avec une étincelle dans le fond des yeux; ce soir Abyss est un fantôme qui n’a que le vide dans le cœur.
Car il y a eu ses doutes, sa crise avec Jim, celle de Tay qui l’a remué plus qu’elle ne l’aurait voulu. Alors elle est exténuée, perdue.
Elle ne sait plus ce qu’elle est ni ce qu’elle doit faire. Caïn a dû le remarquer. Il y a deux jours, c’était son anniversaire. Et Abyss n’a pas su masquer ce qui lui ronge l’âme et qui l’épuise à chaque pas: les doutes, la culpabilité, le surplus de pensées.

“Tu ne trouves pas ça… étrange, toi ?” Ça quoi ? Abyss reste évasive. Elle choisit ses mots avec soin. Tisse la toile de ses pensées avant de les exposer à Caïn. “Je veux dire… Cette vie qu’on mène…”

Le regard pivote vers Caïn.
Le temps d’une fraction de seconde, elle paraît presque en détresse.
Est-ce qu’elle est la seule à voir que quelque chose cloche ?

Est-ce qu’elle aime sa vie ici ? Vaste question. Abyss n’a jamais pris la peine de se le demander. Trop d'efforts. Il faudrait définir ce qu’est aimer, quantifier sa vie ici, s’introspecter et se projeter. C’est quelque chose qu’elle évite soigneusement de faire. Ne jamais regarder en elle. Ne jamais s’arrêter de penser juste une seconde pour éviter de sombrer.

“Je ne sais pas. Je ne me pose pas vraiment ce genre de question... Je suppose que oui, en soit. Je n’ai pas à rougir de mes étoiles, j’ai un poste qui me plaît beaucoup, le reste du temps les clubs m’occupent tranquillement.”

Elle ne croit pas à ce qu’elle raconte. Elle le dit car c’est ce qu’on a appris à lui dire. “oui oui, tout va bien.”, “oui oui, je suis heureuse”, “oui oui, j’aime l’enclave”. Mais dans les faits Abyss est vide dès que ça ne touche pas au Labyrinthe. Et puis même, qu’est-ce que ça veut dire, être heureux, quand on ne connaît rien d’autre que ces quatre murs ? Que le système mis en place par Wicked ? Cette vie n’est rien d’autre qu’une caverne de Platon en plein air.

“Tu n’as jamais questionné le système, Caïn ?”

La question tombe enfin, comme un couperet. Elle voulait déjà lui en parler il y a dix jours mais n’en a pas eu l'occasion. Abyss redoute cette conversation mais il est trop tard pour faire marche arrière. Elle a besoin d’en parler, besoin de lâcher les vannes, besoin d'emmener Caïn avec elle.

“Tu ne trouves pas cela bizarre que sur les trente premières années de notre vie, on nous bassine sur le dépassement de soi, l’élitisme au point de nous broder des étoiles à douze ans pour nous classer et nous séparer ? Pour au final, sur les dix-huit ans restants, continuer de nous dire de viser les sommets, pour progresser, jusqu’au rang premium ? Pour quoi, au juste ? Pour quoi si Père aime tous ses enfants ? Pour qui si c’est le Paradis qui nous attend ?”

La machine est en marche et les mots débitent. Ils ont été minutieusement choisis, réfléchis, aiguisés pour faire mouche. C’est cruel de piéger Caïn ainsi mais Abyss n’en peut plus d’être seule à voir que quelque chose cloche.

“Qu’est-ce que ça veut dire, selon toi ? Que seuls les plus méritants auront le droit au Paradis promis ? Impossible. Cela serait en contradiction avec les préceptes du Père Suprême, cette dogmatique qu’on nous enseigne depuis tout petit.”

Le Père comme guide omniscient, garant de la morale. Lui qui leur tend les bras, leur prend la main pour les emmener au Paradis promis. Lui qui châtie comme il récompense. Lui qui écoute au confessionnal.

“Le système prône le dépassement de soi. Que pour finir sans étoiles, il faut le vouloir. Qu’il suffit de montrer pâte blanche, redoubler d’effort et de s’impliquer pour gagner en rang. Pourtant… Comment veux-tu qu’un sans étoile qui mange et dort mal, et qui possède un poste ingrat puisse être aussi efficace, doué, et talentueux qu’un premium qui possède tout ? Plus tu es haut en rang, plus tu as de promotion ticket, de biens et de confort et plus il t’es facile de gravir les échelons. A l’inverse, plus tu es en bas de l’échelle, plus il est difficile de joindre les deux bouts.”

Elle pense à Alfie et sa chute vertigineuse.
Eden et Mielle qui se démènent pour une misérable étoile.
Adriel qui tente de ne pas perdre pied.
A elle-même qui essaye de ne pas se noyer.

“Le monde est à l’envers.”

C’est sa conclusion.
Inéluctable.
Implacable.

Abyss tourne enfin le regard vers Caïn. Elle ne l’a pas regardé de tout son monologue. S’est contenté de fixer les astres comme pour se donner du courage. De se noyer dans le ciel pour ne pas se perdre dans ses paroles insensées.
Et dans ses yeux, Caïn peut y lire de la détresse.
Car Abyss est terrorisée à l’idée d’avoir raison. A ces pensées dissonantes qui dorment en elles depuis trop longtemps.
Elle est à la limite de pleurer.

Abyss dévoile tout à Caïn parce qu’Abyss espère être sauvée.

Qu’est-ce que,
ce sentiment ?

Ça ne vient pas de Caïn parce que Caïn est opaque et Abyss ne ressent jamais rien. Ça ne vient pas de lui alors la source est très claire.
Abyss ressent quelque chose. Abyss ressent quelque chose au fil de ses mots. Au fur et à mesure où elle se confie, se dévoile, se condamne.

Elle ressent de la peur.
Elle ressent du plaisir.

Est-ce que c’est ça, la sensation de s’auto-détruire ? D’avoir conscience d’avoir le pouvoir de faire trembler le monde ? De donner un sens à son existence ? De prendre enfin de la place ?

Faut-il l’étouffer pour redevenir Abyss, se sauver avec le risque de ne rien changer ?
Ou faut-il l’embrasser pour achever la chute,  espérer que le choc aura un effet ?

“J’en ai parlé à un adulte.”

Le ton est sec. Un peu tremblant. Presque agacée. Elle ne le laisse pas finir. Elle n’est pas en colère, ce n’est pas comme dans la forêt avec Tay. Elle est juste triste. Triste car ce n’est pas d’un parent dont elle a besoin.
C’est de ses amis.
C’est de Caïn.

“J’en ai parlé à Jim…” Leur patriarche. Elle n’a pas eu le choix. Il a le don de la cueillir quand il ne faut pas. “Je t’écoute, Caïn, tu sais…”

C’est bien une des seules. Est-ce qu’elle est triste qu’il pense le contraire ? Est-ce qu’elle est triste qu’il ne voit pas ô combien elle l’estime ? Ô combien il compte pour elle ? Est-ce que même ces quelques liens qu’elle a tissés avec les autres blocards sont factices ? Est-ce que même face à ses amis, Abyss restera seule ?

“Je…”

La mine s’assombrit, elle réfléchit à l’ultime question du brun.
Abyss pourrait choisir de lutter. Abyss pourrait choisir de croire en ses idéaux et de tenter de sauver le monde. Elle pourrait s’élever contre le système, se battre de toutes ses forces pour l’Enclave et les blocards. Il y a milles possibilités, milles angles d’attaque. Elle pourrait aider les plus faibles à s’en sortir. Aider les sans-étoiles à s’intégrer à la société, les aider à progresser. Elle pourrait partager son repas qu’elle ne mange presque pas pour ceux qui ont fait, faire don de ses tickets qu’elle n’utilise pas. Elle pourrait convoquer les coureurs, redoubler d’effort pour percer les secrets du Labyrinthe.

Elle pourrait trouver le Paradis.
Et sauver tout le monde.

Mais pour cela, il faudrait de l’ambition.
Pour cela, il faudrait du courage.
Pour cela, il faudra de la force.

Et Abyss n’a jamais appris à être forte.
A être courageuse.
A croire en elle.

Non, ce futur n’est pas le sien.
Abyss n’est bonne qu’à se perdre.
A acter de sa défaite.

“Je ne compte rien faire du tout.”

Tout compte fait, Eden avait raison.
Ce n’est pas parce qu’elle est libre que les règles ne s’appliquent plus.
Abyss sera toujours plus faible que ces quatre murs.

“...Je ne veux juste plus être seule.”

C’est tout. C’est pour ça qu’elle s’est confiée à Caïn. Elle lui a donné les clefs et des parties d’elle pour s’appuyer sur lui, pour s’accrocher à lui.
Mais si Caïn décide de la lâcher, de se retourner, de se dérober, alors Abyss chutera plus bas que terre. C’est acté. Et elle ne pourra même pas le lui en vouloir.
Elle l’aura bien mérité.

Le vent vient fouetter son visage. Il est l’heure, là. Toutes les larmes ont séché. Elle redevient distante. Elle redevient méfiante.

“Et toi, Caïn ? Tu comptes faire quoi ?”

Car Abyss ressent le surplus de sentiment. Abyss est douée à décrypter ce qu’il se passe dans le cœur des gens. En vingt-quatre ans, il est évident que cela lui a permis d'apprendre à lire les visages, à comprendre le silence.
Elle n’a pas besoin de son pouvoir pour comprendre les autres.
Elle n’a pas besoin de son pouvoir pour comprendre Caïn.
Cela fait dix ans qu’elle fait sans.

Elle baisse le regard, fixe le sol tandis que ses genoux viennent se coller contre sa poitrine. Abyss s’est recroquevillée naturellement, pour se faire toute petite. Sous les rayons de la lune, elle est aussi vulnérable qu’une enfant. Elle affiche un sourire triste, un sourire las. Oui, Jim est gentil. C’est certain. Mais Jim n’apporte rien de plus qu’une étreinte, des mots rassurant, et sa main si large qu’elle pourrait perdre la sienne en l’attrapant. Comment pourrait aider un adulte qui ne sait pas s’aider soi-même ?

“Oui.”

Oui, Jim est gentil. Oui, Jim est inutile.
Mais comme Jim est bienveillant, comme Jim veut vraiment aider, alors on lui pardonne. Peut-être que c’est cela, le sens de la vie. On s’entête dans une voie sans issue, on se démène contre l’impossible et même si c’est vain, c’est ce qu’il faut faire alors le Père Suprême nous ouvre ses bras.

Peut-être que c’est cela qu’Abyss doit faire aussi. Renoncer à tout, balayer d’un revers de la main ce qu’elle pense avoir compris du monde pour s’atteler à la tâche d’être une gentille petite blocarde. Comme avant ses dix-huit ans. Ou peut-être était-ce avant ?

Est-ce qu’Abyss doit devenir comme Jim ?

Caïn lui dit qu’elle n’est pas seule. Il démontre son propos par un argument d’existence explicite. Il exhibe deux éléments pour prouver que l’ensemble des amis d’Abyss n’est pas vide: ils sont au moins deux dedans. Caïn et Eden. Eden et Caïn. Cqfd.

Mais alors pourquoi Abyss se sent si seule ?
Pourquoi Abyss comprends si bien les autres mais ne trouve personne pour la comprendre ?
Pourquoi Abyss se sent décalée de la réalité ? Plongée dans le brouillard de ses pensées ?
Pourquoi Abyss est Abyss ?

“Caïn…”

J’ai peur… - mais ça ne franchit pas ses lèvres. L'aveu reste bloqué dans le silence d’une nuit terrifiante.

Abyss a peur que ce soit faux. Elle a peur qu’il lui mente. Elle a peur qu’elle ne les ait pas vraiment. Que si elle se dévoile un peu trop, ils lui tourneront le dos.

Tay lui a dit.
Elle est,
risible; déprimante; culpabilisante; stupide; pitoyable.
Qui voudrait aimer Abyss pour ce qu’elle est vraiment ?

Abyss a peur parce que quand elle leur a parlé du Labyrinthe, à lui et à elle, ce n’était plus pareil.
Eden s’est figée, dans un mélange d’inquiétude et de gratitude, elle a raté un battement de cœur avant de manquer d’en pleurer. Caïn, lui, s’est relâché un instant pour laisser entrevoir des bribes d’angoisse et de malaise, vacillant devant elle.

Comment croire en ses amis quand ils tremblent à la mention du Labyrinthe ? Comment croire à son salut quand ceux qui l’aiment ne peuvent accepter qui elle est ? Car Abyss est le Labyrinthe. Abyss vit pour le Labyrinthe. Abyss respire pour le Labyrinthe. Elle se crève les poumons pour trouver un sens, une logique, un chemin. Elle se tue les chevilles pour aller toujours plus loin, toujours plus vite. Elle s'oublie entre les dédales pour trouver un sens à sa vie. Sans le Labyrinthe, Abyss n’est plus rien. Et quoi de pire qu’un blocard sans but, sans ambition, sans rêve.

Elle comprend alors ce qu’elle doit faire. Abyss est face à un dilemme: renoncer au Labyrinthe pour rester au Soleil; où sombrer dans les Ténèbres pour rester entière.

Est-ce que Abyss est prête à se sacrifier elle-même ?

Caïn lui dit qu’il ne va rien faire. Que cette vie lui convient comme elle est. Caïn accepte ce qu’on lui dit et se contente d’exister. Les yeux d’Abyss se voilent. Elle murmure:

“Ce n’est pas le sens de ma qu-.” Et puis, le déclic. “Ah… je comprends.”

Perdue dans son dilemme, dans cet ultimatum qui aura raison de la sienne, Abyss s’est demandé pourquoi si Abyss est Abyss, Caïn est Caïn. Impassible, détaché, distant. Pourquoi Caïn possède la capacité de se détacher de tout au point, de s’astreindre à Wicked, avec une telle facilité ? Pourquoi Caïn, si proche d’elle en tout point, est aussi démuni ? Est-ce que Caïn serait finalement un mauvais ami ?
Non.
Ce n’est pas ça, l’explication.
Non.
Abyss tourne son regard vers son ami. Cette fois, elle lui sourit. Elle lui sourit comme pour l’empêcher de fuir.

“Qu’est-ce que tu as sacrifié pour en arriver là ?”

Le regard est,
implacable.
Le transperce de part en part.

Ce n’est qu’une hypothèse mais Abyss aime se torturer l’esprit de conjecture jusqu’à l’approche de la Vérité. Sa piste est claire: Caïn n’est pas différent d’elle. Il a simplement de l’avance.

Si Abyss sacrifie le Labyrinthe et les secret de l’Enclave, elle finira come lui.
Une étoile en moins et le cœur vide.

Abscon.
Voilà le mot qui décrit le mieux Caïn.
Caïn est ésotérique, indéchiffrable, opaque. Si Caïn s'appelait Abscon et non Caïn, ça ne la choquera pas. Caïn parle d’un ton si monotone qu’il en est insaisissable. Caïn à cette capacité de se fondre dans le décor, dans les ombres. Caïn existe et c’est tout. Ca lui semble si simple, si évident. Abyss ne comprend pas, elle qui est constamment dans le tourment.

Abyss ne croit pas Caïn quand il dit qu’il n’a rien sacrifié car pour Abyss, Caïn à l’âme de celui qui s’est repenti.
Et pour se repentir il faut avoir pêché.

“Je vois.”

Elle aurait voulu dire “je te crois” mais çe serait de trop. Elle ne peut plus lui mentir. Elle l’a suffisamment fait. Il faudra attendre demain, que les compteurs soient remis à zéro pour pouvoir recommencer. Ce soir, il faudra se contenter de son habituelle passivité.

Elle comprend l’éclat dans ses yeux, elle comprend la question qu’il lui retourne. Abyss réfléchit sans se dérober au regard de Caïn. Ça l'aide à rester concentré. Abyss pèse ses mots pour sa future réponse. Elle sent que ce sera déterminant.
Pour elle.
Pour lui.
Pour Eden.

“J’ai beaucoup de choses à sacrifier.”

Par beaucoup, il faut comprendre qu’elle en a deux.

“Mais elles sont incompatibles. Je ne peux pas les sacrifier ensemble, il me faut choisir.”

L’une ou l’autre. L’autre ou l’une.
C’est un véritable dilemme. Abyss pensait avoir fait son choix quand elle s’est endormie aux côtés d’Eden. Elle pensait pouvoir être tranquille, sans remords pour venir s’accrocher à ses pieds. Elle pensait pouvoir courir à s’époumoner vers le labyrinthe, vers la Vérité, sans chaînes pour la rattraper.
Mais Abyss s’est trompée.

Abyss s’est trompée puisque ces chaînes ont un nom. Que chaque moment de doutes se remplit d’un souvenir où elle aperçoit leur visage. Que chacune de ses respirations alors qu’elle s’enfonce vers les limbes s’accompagne de regrets.

“Vous.” C’est le premier sacrifice. Le plus facile. Celui qu’elle a commencé. “Moi.” C’est le second. Celui auquel elle pensait avoir renoncer mais qu’elle n’est pas capable d’abandonner.

Abyss va-t-elle sacrifier ses amis pour s’enfoncer au plus proche de la vérité, se concentrer corps et âme dans les secrets du Labyrinthe jusqu’à finir par se faire avaler ? Ou Abyss finira-t-elle par oublier qui elle est, sacrifiée sa personnalité, ses rêves et son bonheur pour rester à leur côté, comme un preux chevalier, durant ces six prochaines années ?

La pilule rouge ou la pilule bleue.
l’Idéal ou la Réalité.
La Vérité ou l’Illusion.
Le Labyrinthe ou l’Enclave.
Abyss ou bien Caïn et Eden.

"Caïn. J'ai un service à demander. Un seul. Après, promis, je ne t'importunerai plus jamais."

Car quoique sera son choix final, une chose est sûre: pour eux, Abyss ne sera plus jamais un poids.

Abyss s’est relevée. Elle a avancé d’exactement trois pas, en contrebas de la pente où ils s’étaient installés. Elle a quitté la pénombre pour retourner sous la lumière des étoiles, admirer le ciel encore une fois, baigner dans les rayons de la lune. Abyss remarque qu’il y a plus de nuages qu’avant.

Elle prend son temps. Son but n’est pas de ménager son effet, mais de peser ses mots avec minutie. Ce qui suit va être déterminant. Pour elle, pour Caïn, pour Eden, peut-être même pour l’Enclave toute entière. Mais surtout pour elle.

“Laisse-moi du temps. Un mois. Deux si tu veux.” Cela sera suffisant. “Laisse-moi l’été. Pour réfléchir, pour me décider.”

Pour sonder l’Enclave une dernière fois. Eden, Caïn, Mielle, Abi, Judas. Faire le tour de ses liens, vérifier leur profondeur, évaluer leur avis. Explorer le Labyrinthe avec Eden, comme elle lui a promis. Le faire seule, aussi. Rassembler Fang, Danaé, Alice, Saki. Investir ses efforts pour longer les murs, tenter de décrypter, d’y fendre un chemin. Se regarde dans le miroir, longtemps. Comprendre les rouages de son être avec l’aide des parents et des médicaments. Ou bien se désister au dernier moment, rester indescriptible mais entière.

Il lui faudra du temps, pour tout faire. Il lui faudra du temps pour trouver l’ultime solution. Qu’importe la réponse, qu’importe le chemin, Abyss est sûre:
L’un sera une impasse, l’autre sera un salut.

“Si dans deux mois je choisis de vous sacrifier vous, dénoncez-moi. Fais en sorte que ça vous soit profitable.” Surtout pour elle. Pour qu’elle oublie le drame en échange d’une maigre étoile. “Si je renonce au Labyrinthe et à l’Enclave, apprends-moi à vivre et à croire.”

A courber le dos, les bras croisés, les mains jointes. A se satisfaire du soleil qui se lève à l’est et se couche à l’ouest. A apprécier les repas fade et le vent sur leur visage. A détourner le regard face aux imperfections de leur jardin. A attendre le Paradis en redoublant d’effort pour ceux qui y prétendent.

“Tu ferais ça pour moi ?”

Ses yeux murmurent: “s’il te plaît.”
La dénonciation l’aidera car si Abyss décide de se détourner de leur chemin, alors il faudra couper le cordon d’un coup sec. Ce sera plus facile si elle chute. Ça lui évitera de les emmener avec elle. Ça marquera le coup, ça sera officiel. “Clac” sera le bruit du fil rouge qui craque.
Dans le cas contraire, il lui faudra apprendre. Apprendre à se taire, apprendre à ne plus penser, apprendre à se satisfaire de cette vie là. Retrouver la foi, apprendre à (s’)aimer. Retourner sur terre tout en y dressant une mince barrière. Il faudra que Caïn apprenne à Abyss à vivre dans l’Enclave. Car elle a depuis trop longtemps, oublié comment faire.

“Viens, rentrons.”

Et pardon.