amazed

Le soleil embaumait le parc de sa lumière. C'était le temps parfait pour elle. Les pas de Judith étaient assurés, dénudés d'hésitation peut être même un peu trop offensifs. Elle savait où elle devait aller.
Une semaine s'était écoulée depuis l'incident du réfectoire, sa séance de boxe avec Fang l'avait expié de toute frustration. Sur le tableau de son insatisfaction, il ne manquait qu'à tracer le dernier coup de pinceau : parler avec Alfie. Prenant son rôle de grande soeur plus à coeur que celui d'amie, elle calibra son discours à l'avance. Thèse, antithèse, synthèse, voilà ce qu'il lui ressemblait.
Alors la voilà, qui s'approche d'Alfie, portée par l'élan de son devoir renouvelé. Il fallait être juste, juste pour l'Enclave, juste pour les siens et -surtout- ceux d'au-dessus. Elle devait se montrer capable, elle qui se sentait coupable de son écart.

« Coucou Alf' », elle sourit, sincère. Elle était contente de le voir.

Taire son amitié. Taire son empathie. L'exercice se révéla plus compliqué qu'elle ne le pensait, elle qui ne la conscientisait que pour des événements mineurs. Elle rougit à son compliment : « Arrête de me draguer ! », sa foi vacille lorsqu'Alfie lui fait part de son ressenti.
Au final, elle était simple, Judith. Touchée par des choses qu'elle n'arrivait pas à décoder. Mais l'exercice de sa vertu ne pouvait être paralyser par quelques émotions, quelles qu'elles soient. Dans sa tête, elle dansait sur une seule jambe alors elle décida de s'assoir en face de lui. Au moins, pourrait-elle tenter de déchiffrer les expressions de son ami.

« Tu me connais Alf, je peux pas ne pas t'en parler. Ça me travaille et c'est mon rôle de venir te voir pour qu'on en discute.»

Chercher à comprendre la source du problème était une chose :

« Qu'est-ce qui t'as pris ? »

Mais Judith ne comprendra pas. Elle était trop. Trop irréprochable, trop directe, trop intrusive, pas assez humaine.

La Vérité. Connaissait-il même cette entité ? Elle, qui lui appartenait complètement. Elle, qui battait dans ses veines. Comment osait-il la nommer et souiller la pureté de son Nom.
Le regard de Judith se fit dur, tranchant. Il ne brûlait pas, il se gelait.
Le soleil tentait de s'accrocher au lapis de ses yeux. En vain. Ils demeuraient sombres dépourvus de la moindre chaleur.

« Quelle vérité ? », lâcha-t-elle.

Judith essayait de se tempérer mais sa voix ne suivait pas. Les deux mots tombèrent comme une ancre à la mer. Lourds de sens, ils révélaient toute l'étendue de sa rancoeur.

« Tu n'avais pas le droit, Alfie. »

Ça se bousculait dans les parois de sa gorge, ça fourmillait comme des milliers de vers, ça grignotait le reste de ses vices collés à sa trachée.

Sur le spectre rassurant de la hiérarchie, Alfie ne se situait plus. Ça enrageait Judith, ça l’angoissait, il ne saisissait plus l’ampleur de ses mots, l’impact qu’ils pouvaient avoir sur son confort protocolaire. Pour elle, c’était un manque de considération de sa part. Il réagissait comme un enfant, lui qui avait été élevé à un rang responsable.
Était-ce là une épreuve de son nouveau grade de grande sœur ? Il ne se faisait plus aucun doute.

« Selon moi. Que ça te plaise ou non, je suis ta grande sœur maintenant. »

Ça y'est elle l’avait dit. La mesure de ses paroles sonnait sur une partition de fausses notes. Elle niait, elle rejetait, dans le placard de son être, toutes ces émotions hurlantes et les fit taire par la seule voix de sa vertu.
Elle venait de trancher le lien, désormais elle n’était plus l’Amie. Elle était la grande sœur, la Raison qu’il n’avait pas.

« Oui j’ai parlé avec Luke. J’vois pas en quoi c’est un problème. Si ça t’en pose un bien sûr. Visiblement ça a l'air d'en être un. »

Elle ne développa pas, elle voulait le faire réfléchir, elle voulait lui faire avouer ce qu’il ne disait pas. Judith se savait blessante, Luke n’était pas un sujet à prendre à la légère avec Alfie. Mais dans l’exercice de son devoir, il fallait se montrer impartial, il fallait inciser près du vice pour qu’il se déverse dans son intégralité.

Le regard d’Alfie se mua. Désormais, la rancœur, sortie de son œuf, se répandait sur elle. L’albumen était visqueux, poisseux de vices. Il lui jeta au visage l’étendue de ses torts et elle, elle, se retrouvait dans une mare glaireuse de non-dits. C’était injuste.

« Peut-être qu’on a plein de choses à se dire parce que justement TU n’es pas capable de le faire. »

Chaque remarque était un coup volontairement dirigé. Judith se sentait prise dans la mare, le niveau montait et elle buvait la tasse à chaque fois qu’elle ouvrait la bouche. Elle s'infiltrait dans tous les conduits, lui laissait un goût infect sur le palais.
Mais si elle ne le criait pas, qui allait la sauver des flots ?
Son index se porta vers lui, grand juge de l’accusation : « À cause de ta fierté mal placée, tu n’es même pas capable de t’excuser auprès des tes amis ! »

Si son regard demeurait d’une froideur polaire, son visage, lui, chauffait à vue d'œil.

Judith courait dans cette boucle depuis bien longtemps. Elle n’arrivait jamais à atteindre l’arrivée que signifiait ses attentes, ses besoins. Eux se situaient en haut, beaucoup trop haut. Coincée, perdue, elle répétait le même tour, inlassablement car elle ne pouvait ne serait-ce qu’imaginer une issue à cet infini. La grande sœur ne comprendrait jamais, elle ne se mettait pas en égale, elle attendait qu’on la rejoigne, c’était cela sa plus grande erreur.

Les langues s’allongeaient, devenaient acérées de reproches. Il ne la ménageait pas et voilà que la lueur de ses iris projetta son ombre. Dans l'obscurité de son reflet, elle ne vit pas ce qu’elle était vraiment. Seule persistait la lumière de ce qu’elle voulait être. Et pour elle, les deux ne pouvaient se mélanger, il y avait l’ombre et la lumière, scindées. Pourtant, l’un ne pourrait exister sans l’autre et Judith n’arrivait pas à attraper cette nuance. Elle choisit la lumière et les attentes du haut.

« Tu me déçois Alfie. T’es qu’un égoïste qui pense qu’à sa gueule depuis que t’es allé dans ce putain de labyrinthe avec Mia. »

Sa voix commençait à trembler en fatras de regrets, de rage et de tristesse.

« As-tu même pensé à ce qu’on a pu ressentir nous quand t’as disparu et que t’es resté bloqué là bas ? »

La rage d’Alfie résonna, frisant les tympans de Judith. Ils étaient entourés du calme perrein du parc mais n’y faisaient plus attention, comme si tout se jouait sur cette scène tragique. Ils n’entendaient plus la brise qui venait caresser les feuilles des arbres au-dessus d’eux ni les cigales du début d’été qui se frottaient les ailes. Plus rien ne comptait si ce n’est l’opéra de leur deux voix :

« Peut-être que ça t’aurais dû y penser avant. »

Judith n’était qu’un produit bien fini de Wicked, un réceptacle de règles rongé par la peur de les dépasser. Aveugle du lâcher prise, la solution au problème d’Alfie lui apparaissait très simplement : il avait failli. Elle se lève, le surplombe un peu, pose son doigt contre le torse de son ancien ami comme si elle pouvait percer son coeur avec son simple index :

« C’était TES responsabilités, pas les nôtres Alfie. Et encore si tu les regrettais vraiment prêtre que t’aurais moins de culpabilité. »

Judith vit noir. Son regard se voila, funestes iris. L’heure du deuil sonna, ça lui tomba dessus. Elle avait remarqué l’épée de Damoclès au-dessus de sa tête, avait espéré un sort plus favorable qu’une rupture bête et méchante. Mais ils étaient deux titans d’égo, deux monstres de fierté. Ils se battaient car ils avaient grandi en luttant pour prouver leur utilité, prouver qu’ils devaient exister. Qu’ils en avaient le mérite. Judith méritait de vivre - peut-être plus que tous les blocards, elle qui respectait toutes les règles, toutes les conditions qu’on lui avait donné -

L’épée s'enfonça dans sa tête, perça les quelque connexions sociables qui lui restaient. L’humain était mauvais, il trahissait constamment, ne reconnaissait jamais ses torts.

« Je t’adresserais la parole quand y’aura nécessité de le faire un point c’est tout. »

S’il fallait s’abaisser au genre humain pour les sauver - tous - alors elle s’abaisserait, elle s’enfoncerait dans le gouffre de leurs vices.

« Je suis ta grande sœur. T’as perdu ton rang Alfie. Je te parlerais si j’ai envie de te parler. Je ferais de ta vie un enfer si l’envie m’en prend. »

Les mots sortaient en flots continu gâtés de rage, Alfie se leva, s’en alla pour éviter le courant mais Judith se retrouvait emportée, noyée de haine ne tenant pas compte de sa dernière remarque. « C’est ça casse toi ! Fuis comme tu le fais toujours ! »

Son cœur pulsait, irriguant ses veines d’un sang rouge vif.
Et la grande sœur se retrouva, seule, sous le chêne.