amazed

j’ai batifolé. c’est ce qu’ils disent, de leur voix monotone.

je crois qu’ils n’aiment pas l’éclat de mon rire mais peut-être sont-ils bêtement jaloux de ne savoir l’imiter ! ça, je ne leur dis pas — je sais qu’ils aiment avoir le dernier mot. alors je cache les miens là où ils ne savent pas encore bien chercher. au fond du cœur.

et pour me punir de ne pas savoir dire pardon pour rien, je dois l’écrire, avec bien plus de mots que rien.

« lulu ! » j’ai arpenté tous les couloirs de l’enclave, stylo en main à sa recherche et c’est en distinguant sa silhouette que je regrette d’avoir pu songer qu’il veuille m’aider. mais c’est trop tard ; il a entendu ma voix nasillarde et s'est dirigé vers moi tel un orage. lucien a toujours l’air d’un orage. empli de pluie, sans jamais laisser savoir s’il va faire s’abattre colère, ou larmes. le voient-ils, les autres ? tout ce que nous sommes capables de cacher, au fond du coeur ? « lulu. » d’un ton moins assuré je deviens presque étriquée dans mon corps, mais mes yeux eux n’ont jamais peur de confronter les siens. il y a, après tout, mon reflet, et je n’ai qu’à sourire pour y voir mon courage.

« tu n’es pas occupé ? j’ai besoin d’aide pour rédiger un courrier… mais je ne saurai le faire sans être maladroite. tu veux bien me relire ? » j’observe derrière lui qui l’accompagnait. était-il prêt à délaisser son monde pour sauver les ruines du mien ? j’anticipe ce qui pourrait le faire rester près de moi : une occasion de me sermonner. « j’ai été impolie avec un parent. c’est ma punition. »

lucien n’est pas heureux. mais ça n’a rien à voir avec moi. que j’orbite de près ou de loin, il est terne, sans éclat. et s’il saigne de ses maux qu’il se refuse à me partager, ai-je une responsabilité ? serait-ce moi, qui empêche à la plaie de se refermer ?

d’une main timide mais qui ne craint pas mon frère, j’appose le bout de mes cinq doigts sur sa joue d’homme mature. l’autre tient stylo et papier, alors je ne peux pas tenir son visage en trophée mais je le regarde comme ci. car il est mon frère ; car il m’aide à briller, même quand ses yeux veulent m’enfermer dans une boite sans lumière.

« non je compte sur nous ; j’ai écris ma lettre, je voulais juste que tu la relises, que tu me dises si c’est bien, que tu valides mes excuses… »

ce n’est qu’en prononçant ces tristes mots que je comprends son dégoût — nous ne parlons pas de la même façon, comment l’ignorer ? il ne veut même pas de ma tendresse ; alors je retire ma main, replis le papier qui contient mes fautes, le cachant dans ma poche avec son stylo.

« alors ne relis pas, ce n’est rien. je t’en écrirai une, rien que pour toi. je suis désolée qu’ils ne sachent pas me contenir, lucien. j’essaye, tu sais, mais j’étouffe ! on est à l’étroit, ici, je n’ai pas l’impression de pouvoir danser. »

j’hausse les épaules, laisse un sourire déçu me rendre moins jolie mais plus sincère.

« mais tu ne peux pas comprendre, tu ne veux jamais danser avec moi. »

et j’aimerai te dire merci, mon frère ; merci de m’aider quand j’appelle à ton secours, merci de me laisser exister dans ton regard sans éclat, merci de te plier à mon existence quand bien même elle rend la tienne plus terne…

mais tu n’entends pas. je le sais. je parle avec trop d’amour et tu y es sourd.

le papier récupéré je le range pour ne plus qu’il l'énerve. j’offre, à mon sauveur, une courbette, véritable art de ma souplesse ; et puis mes pas glissent, je suis incapable de rester immobile ! je divague, comme une feuille portée par le vent, je flotte, à droite, à gauche, les mains qui flottent sur l’air, le corps emporté dont la course vers le sol est lente… et inévitable. c’est là que je trébuche. l’un de mes genoux est écorché, je sens le tissus de mon pantalon crème devenir humide et j’observe, la tâche foncer. mais je me relève.

« ce n’est pas si grave. »

il n’y eut aucun cri de douleur. pas même un sursaut ; non. qu’une femme à terre qui retrousse ses manches et se redresse, bien plus forte que n’importe quel courant d’air.

« tu vois ? »

je reviens vers mon frère adoré, le ligotant de mes frêles bras. son corps d’homme est si dur à contenir pour mes si petits doigts. il s’échappe ! lucien s’échappe toujours. il n’aime pas que je l’aime. quand bien même il est le seul, que je peux encore aimer sans douleur. alors je le relâche ; je ne veux pas sentir qu’il s’échappe. il me manquerait trop.

« trois ans… ça va si vite arriver. la vie sera dure, sans toi. il me faudra trois ans de plus, pour te rejoindre… trois, et trois, avec et puis sans toi… »

je crois qu’en restant sage assez longtemps, il se peut que ses traits s’adoucissent, et que ses lèvres, feignants de ne pas le faire volontairement ; laisse s'échapper l’ébauche d’un sourire fraternel.

« j’espère que tu seras fier de moi avant de t’en aller. »

je sais, qu’il pense a bien, en serrant dans ses doigts crochus quelques fleurs empoisonnées. je sais, quand je regarde ses yeux ternes ; je sais qu’il a mon cou, entre ses mains. qu’il serre. qu’il ne me laissera respirer que quand lui et moi serons enfin synchronisés. je le sais, lucien — cela fait des années que je tiens en apnée et tu ne cesses de serrer.

et moi je me refuse à tenir dans mes frêles bras le corps d’un tyran qui s’amuse de me voir étouffer. alors loin de moi, criminel ! c’est dur de le pousser, alors mes jambes m’éloignent de lui plus aisément. je sais qu’il ne dit pas toutes ces horreurs pour moi, je sais qu’il les craint pour lui plus que pour quiconque. je le sais, lucien, car mon oreille posée sur ta poitrine, je n’ai pas trouvé l’orchestre d’un cœur ! rien qu’une hécatombe, silencieuse et sans chaleur, où ne traînent plus que les murmures de ces peurs qui ne grondent que pour lui.

« non, lucien ! » ma voix se déchire, elle ne supporte pas le poids de la rancœur. j’hausse les épaules, grimace ce que je sais du dégoût : et je le connais bien mieux que lui alors il apprendra de moi cette émotion. « c’est insensé, ce que tu me demandes ? » comment ne pas rire en pareilles circonstance ? je parle à un fou qui s’ignore. « je refuse, tout simplement ? » c’est si simple, et il n’arrive pas à le comprendre ! « ils me veulent morte, pour mieux jouer avec mon corps. c’est hors de question, tu m’entends ? si je ne peux plus danser, si je ne peux plus jouer, si je ne peux plus vivre sans les cordes qu’ils nous attachent à l’esprit ! si je ne peux plus être aurora ; que veux tu que je sois ! et qui es tu, toi-même ! comment t’appeler, aujourd’hui ? je ne connais pas ce lucien ! je ne connais pas ce frère qui préfère me voir malheureuse mais dans les rangs ! »

je prends dans mes mains les côtés de ma jupe trouée par l’usure, dont le tissu a bien délavé, et je la soulève au-dessus de mes genoux ; je veux qu’il voit toutes mes jambes, elles ne sont pas grosses mais elles me tiennent debout.

« suis-je si miséreuse, à tes yeux ? dis moi sincèrement, préfères tu une maigrichonne au sourire heureux ou une dame belle comme tes camarades aux yeux noirs comme la mort !? »

« QUELLE chance !? »

les coups d’oeil se multiplient, ils cherchent ma voix ; mon désespoir. et plus je répand ma peine plus elle glisse à leurs pieds, les guident presque à nous — et lucien ne veut pas.

il tire, chasse les indiscrets. mes yeux ronds cherchent quelque part un reflet ; un peu de moi dans son âme, un peu de nous. mais il n’y a rien ; je ne me suis pas trompée. c’est bel et bien l’hécatombe. ce que j’étais pour lui est là, étendue au sol, et nos souvenirs aussi.

ah, je réalise que c’est douloureux. d’aimer un mort. et je sais que même larmoyante il n’aura pas de pitié. il n’aime que la sueur des efforts, pas les chagrins des faiblards.

« ce que je n’arrive pas à comprendre c’est que tu aies besoin qu’ils veulent de nous ? » ne sommes nous pas simplement suffisants ? « je ne comprends pas qu’il existe sur terre des êtres si obsédés par le regard des autres. » je renifle, c’est presque impossible de contenir tant de pitié ombragée de peine dans un corps si maigrichon. « mon paradis commence ici lucien. et si ça te parait incohérent ce n’est pas grave, j’ai assez d’amour pour nous deux. »

d’une main sur celle qui me garde captive, j’essaye vainement de défaire ses doigts ; je sais que c’est lui qui décide, comme c’est eux qui décident de tout.

« lâche moi maintenant, tu me fais mal. » les sourcils sont froncés, je joue bien la colère mais encore mieux la déception : je n’ai qu’eu à observer mon grand frère toutes ces années.

il ne le voit pas mais la douleur est là. je la cache, loin des oreilles, mais c’est plus fort que tout ; elle réagit à sa voix. plus il parle plus je meurs en souriant, fière mais martyr, d’être une ingrate à son honneur, même si héroïne à mes valeurs. lucien ne m’aime pas pour ce que je suis mais il m’aime malgré lui, j’en suis convaincue ! et pourtant je doute, mais je dois l’étouffer, ce vilain qui veut faire tuer mon espoir.

c’est pour cela que ça devient dur, de répondre.

au théâtre j’incarne toutes les peines mais celle d’une soeur qui se voit morte dans les yeux de son frère — ça je ne sais que le vivre.

quand il me lâche, enfin, moi je le pousse ! de toutes mes forces, assez tout du moins pour que ses talons se lèvent du sol, assez pour qu’il s’éloigne d’un centimètre de tout mon amour qu’il veut contaminer avec ses maux. là, voilà ! reste loin, lucien. ne répand pas la mauvaise herbe de ton désespoir sur ce coeur soleil qui doit silencieusement veiller sur toi.

« mon paradis est bien plus concret que le tien… » c’est un murmure qui peine à trouver sa route mais il y parvient, je sais qu’il m’entend ; je sais qu’il m’écoute encore. « va ! continues de parader avec tes confrères et consœurs ! vendez votre âme, soyez vides, colportez, trahissez ! tu peux aller dire aux parents que j’ai dansé, sans penser à mon balais, ce matin, et que cette lettre ;(je la brandis hors de ma poche comme un trophé chiffonné) je l’ai écrite sans âme, pour imiter les meilleurs et gagner mes étoiles sans éclats ! » c’est à mon tour de reculer, je dois le protéger de la noirceur qui me tourmente ; de cet amour qui flétrit aussi vite en le voyant, mais qui bourgeonnera à nouveau après la nuit. « va, ne me parle plus. ce n’est pas grave, je n’ai pas besoin de ta voix. tes mots font aussi mal que ton regard. et ça je le sais ; tu ne pourras jamais m’ignorer ! parce que t’es incapable de cacher ton dégoût. »