amazed

Abyss n’est pas fatiguée. Elle n’a pas à l’être, il n’est pas encore midi. Pourtant, elle a eu une journée déjà bien entamée. Réveillée au aurore, elle s’est entraînée à la course avant d’aller petit déjeuner.  Habitude qu’elle a dérobée à Fang. Abyss vole toujours tout: émotions, sentiments, routine ou manie. C’est plus fort qu’elle.

Elle a accompagné Fang au Labyrinthe aujourd’hui. La course n’a rien donné mais Ayss ne perd pas les bras. Elle est persuadée d’avoir une piste. C’est obligé. Elle ne peut pas échouer. Le Labyrinthe a forcément des secrets qu’elle, Abyss, est capable de percuter.
Alors Abyss, dans son carnet, griffonne et gomme, en boucle, les couloirs et dédales qu’elle tente de se remémorer, de retranscrire sur le papier.

Là, elle se souvient, un angle de 90° degré. Cette impasse, ils sont tombés dessus hier. Saki a été clair. Abyss est concentrée, son crayon de papier trace et retrace des lignes droites, des angles, des murs, des obstacles mais ce qu’Abyss espère, c’est que sous ses traits apparaisse enfin le trésor tant convoité: l’espoir.

L’espoir d’un chemin, l’espoir d’une sortie. Comme un code caché, une suite de nombres bien ordonnées qui révéleraient enfin du dédale tous ses secrets. Pourquoi est-ce qu’elle veut à tout prix comprendre le Labyrinthe, Abyss ? Elle s’arrête un instant pour réfléchir. Est-ce pour le Paradis promis ou par simple obsession de craquer l’incraquable ? Est-ce qu’Abyss fait ça pour les autres, pour les sauver tous et toutes, ou pour elle-même ?
Elle a peur de la réponse alors,
elle empêche son esprit de trop se perdre.
Il faut continuer d’écrire.

Trop concentrée, elle n'entend pas l’ombre se faufiler dans la pièce. Elle ne perçoit pas non plus les émotions du garçon. C’est l’avantage, avec Caïn.

"Oh, bonjour Caïn.” Abyss relève la tête. C’est la voix de son ami qui la tire de ses réflexions entremêlées, toutes ces idées couchées sur le papier. "Non.” Non Caïn, tu ne me dérange pas. Tu ne me dérange jamais. Reste là, s’il te plaît. Il n’y a qu’avec toi que tout est clair. "Comment tu vas ?”

Normalement Abyss ne demande pas. Ou alors par politesse. Parce qu’elle n’en a pas besoin: elle sait. Mais avec Caïn, elle ne sait pas. C’est ça qui est bien.

"Je réfléchis.” Mais Abyss réfléchit toujours. La réponse ne satisfera pas Caïn. Probablement pas. Elle sourit parce qu’elle le sait très bien. "Savais-tu que le Labyrinthe changeait tous les mois ?”

Bien sûr qu’il sait. Tout le monde le sait. Mais Abyss aime bien raconter, expliquer. Et en bonne pédagogue, il faut toujours commencer par le début, les fondations, le commencement.

"Cette nuit, les murs vont se disloquer, se mouvoir et demain, tout sera nouveau. Alors il faut que je note, que je finisse de cartographier le mois de mai. Je pense que le passage d’un mois à l’autre n’est pas aléatoire. Mais pour prendre du recul, il me faut beaucoup de données, tu comprends ?”

Fausse question. Que ce soit oui ou non, Abyss continuera de parler. Caïn est intelligent. Il a toujours réussi à la suivre dans ses débats philosophiques et ses questionnements intensifs. C’est bien le seul à la comprendre systématiquement. Alors Abyss n’a aucun doute, elle est confiante.

"Et toi alors ? Je te manquais déjà ? On va au club cet après-midi ?”

Mécanique stupide: après un monologue passionnée, Abyss doit impérativement dévié la conversation sur autrui. Même avec Caïn, elle n’arrive pas à s’affranchir de ses mauvaises manies, du réflexe de s’oublier.

Elle hoche la tête dans un sourire discret. Elle ne réponds pas, mais elle pense: “Bien. On s’y retrouvera.” Elle n’a pas besoin, son regard implicite dirigé vers Caïn suffira à lui indiquer qu’elle le rejoindra.

Abyss, trop concentrée sur ses pérégrinations mentales, ne réalise pas que Caïn s’est doucement raidit. Ou peut-être est-ce la capacité de celui-ci qui s’est activé pour le protéger ? Abyss n’a rien remarqué, et pour une fois, elle pense à elle avant de penser aux autres. C’est bien une des seules fois où elle peut le faire, une des seules personnes avec qui elle peut être elle-même.  Le soulagement de ne pas pouvoir ressentir un typhon d’émotions quand il est là. Alors elle en profite, égoïstement, de la présence du brun pour être au clair avec ses pensées.

“Hmm…”

La question de Caïn la sort définitivement de ses pensées. Il est temps de quitter le Labyrinthe pour observer un peu plus son ami. La question est intéressante. Et les questions intéressantes, avec Caïn, découlent toujours sur de longs et beaux débats. Ça lui plaît.
Abyss reprend la feuille que Caïn lui a dérobée pour la ranger dans son carnet qu’elle ferme délicatement. Elle s’enfonce contre le dossier de sa chaise, se balance en arrière, fixe le plafond et se met à réfléchir.

“Bonne question.” Sourire. Elle penche la tête sur le côté. Ses doigts viennent tapoter la table en bois. “Caïn.” Abyss plonge ses yeux dans ceux de Caïn. Son regard est dévorant et son ton un peu trop impérial. “As-tu déjà eu l’impression d’être complètement noyé dans tes pensées ? Que plus rien n’avait de sens nul part et que tout était vain ?”

Elle se concentre sur lui, ça l’aide à ne pas se concentrer sur elle. L’air sérieux, Abyss se rend vulnérable à parler de cela, à parler d’elle. Elle ne le fait que parce que c’est lui, que parce que c’est Caïn.

“Parfois, j’ai l’impression que tout est noir. Que ma tête est pleine, que c’est le bordel. Je me sens perdue et emprisonnée dans mon corps, coincée par mes pensées. Je voudrais crier mais rien ne sort et j’ai l’impression de me noyer…”

Elle baisse les yeux, pousse un soupir las. Ils en ont déjà parlé quelques fois, de tout ça. Cette dépression latente, la motivation baisse. Si Abyss le mentionne aujourd’hui c’est parce qu’elle sait que Caïn comprend. Que c’est peut-être le seul avec qui elle peut faire tomber le masque.

“Le Labyrinthe, contrairement à moi, je suis persuadée que je peux le comprendre. C’est un puzzle qu’il m’est bien plus facile de supporter que ma propre tête. Ah, Caïn, parfois j’ai l’impression de devenir folle !” Elle rit. “Que dirait le Père Suprême ?”

Probablement rien. Mais ça l’amuse d’imaginer la déception fausse d’une entité qu’elle commence à penser factice. C'est aussi le signe qu'Abyss se reprends, qu'elle cesse sa mise à nue, sa vulnérabilité. Elle noie les indices de son mal-être dans un humour absurde et cynique.

Et puis, la main vient se glisser contre celle de Caïn. Le contact est créé, comme un serpent qui se faufile et qui vient s'abattre sur sa proie. De son autre main, Abyss vient apposer son index sur ses lèvres, pour sceller le secret.

“Tu gardes ça pour toi, hein ?”

Comme tous leurs autres débats, les secrets dévoilés sous la lune, en cachette. Comme toutes les autres confidences qu’Abyss ne murmure qu’à ses oreilles quand il lui laisse le devant de la scène.
C’est promis, Caïn ? Tu ne diras rien ?

Caïn lui propose un marché. Il garde ses petits secrets et en échange, le Labyrinthe devient un non sujet. Elle s'apprête à demander "pourquoi ?", mais la première syllabe s'arrête au bord de ses lèvres. Elle ne contrôle pas, elle a fait ça d'instinct. Caïn masque ses émotions, alors Abyss ne sait pas précisément ce qu'il a. Elle ne comprends pourquoi il oblitère, du revers de la main, une des rares choses qui lui est chère. Mais Abyss a suffisamment de recul comprendre qu'il ne faut pas insister. Même sans son pouvoir, elle sait. À force d'être une éponge pour les blocards, elle a fini par s'habituer et acquérir les bons réflexes, les bons gestes.

"D'accord. C'est toi qui décide." Elle lui sourit doucement. "Et si un jour tu changes d'avis ou que tu as besoin de quoique ce soit, n'hésite pas." Elle plonge ses yeux dans les siens. "Tu sais que je serai toujours là."

Ça aussi, c'est une promesse.
Un peu plus douce. Un peu moins grave.
Mais Abyss note dans sa tête que le Labyrinthe est une boîte de Pandore que Caïn ne semble pas prêt à ouvrir. Elle est curieuse, mais elle n'insiste pas. Elle sait qu'il ne faut pas.

"Je ne sais pas. Peut-être que c'est juste les écueils du club de philosophie qui me font tourner en bourique. Tu sais, quand ton cerveau surchauffe à force de trop réflechir. Je pense trop, donc je suis trop - Abyss Descartes. Ça sonne bien, non ?"

Elle rit. C'est nul, mais ça l'amuse.

"Plus sérieusement... J'en sais rien. J'espérais que tu pourrai m'aider. Tu as toujours de bonnes idées et j'aime bien ta manière de voir les choses."

C'est surtout qu'Abyss, malgré les murs et les murailles que le brun dresse autour de lui, elle a eu l'impression, l'illusion, de sentir qu'elle était comme lui. L'esprit froid, d'une logique implacable, Caïn est solide sur ses bases, encore plus terre à terre. Mais une angoisse latente, un besoin de fuir, de bloquer les spirales qui pourraient venir détruire les fondations mentales.

Elle hausse un sourcil, observe Caïn. Il est anormalement timide. Lui qui est d’habitude si placide, il n’est pas du genre à revenir sur ses dires. Abyss ne fait aucune remarque.  Elle le respecte trop pour ça. Et puis, ça lui fait plaisir qu’il s’y intéresse un peu, même avec prudence et distance.
Abyss hausse les épaules.

“Sincèrement, ça dépends… Beaucoup moins que les coureurs; je ne suis pas coureuse.” C’est évident. “Mais je vais souvent les voir à la fin de leurs courses. S’ils ont des informations importantes et nouvelles, je prends parfois le temps de retracer leur chemin pour être absolument certaine de ce qu’il se passe dans le Labyrinthe.”

Elle repense aux entraînements au club d'athlétisme. La sueur sur son visage, son souffle haletant, ses genoux tremblants, ses jambes qui lui faisaient si mal... Elle en a sué, Abyss, pour en être capable. Elle s'est battue contre son corps, contre ses limites, contre elle-même, pour pouvoir prétendre à courir entre les murs du Labyrinthe.

“Je le fais un peu moins en ce moment…” La fatigue qui la gagne. La motivation baisse. La lassitude dans ses foulées. “Ah et, on m’appelle quand des blocards se perdent.”

Les expéditions pour secourir ces âmes qui se pensent brave à vouloir braver le Labyrinthe sans le connaître. Abyss pense que ça n’a rien de courageux et que c’est simplement stupide.

Caïn comprends. Abyss sourit doucement. C’est un peu amer. Elle se sent déçue. Ça la surprend. Qu’est-ce qu’elle attendait de plus ? De l’empathie ? Non, ça c’est elle, pas lui. Un long discours qui décortique et explique de manière cartésienne le mal qui la ronge ? Peut-être. Au fond, elle ne sait même pas. Et puis soudain, Abyss sent quelque chose. Une émotion de couleur violette. Par réflexe, sa tête tourne vers Caïn, comme une sentinelle. Ça vient de lui. C’est rare que Caïn baisse sa garde. Est-ce volontaire ? De lui laisser apercevoir cette angoisse douce-amère ?

“Caïn…” Dit-elle doucement. Tout revient à la normale l’instant d’après. Ce n’était pas volontaire alors. Un accident, un manque de concentration, un défaut de maîtrise… Qu’importe les raisons, Abyss a senti la chose clairement. Caïn est de nouveau opaque comme un miroir sans teint mais elle ne compte pas en rester là. “Tu es sûr que ça va ?”

Le souci est sincère.

Il hoche la tête mais Abyss a senti avec précision les vagues. Caïn a ressenti de la peur. Caïn a ressenti de l’angoisse. Caïn a ressenti du malaise. Et ça l’embête, Abyss. Elle sait ce qu’il ressent mais est bien incapable de comprendre le pourquoi du comment.
Ça la peine de ne pas pouvoir lire dans le cœur de son ami. Pas qu’il lui cache des choses, non, tout le monde à ses secrets et Abyss sera la première à adresser à Caïn un sourire complice. Juste le fait de créer en lui un embarra, un désarroi.

“Tu es sûr ?”

Caïn a balayé du revers de la main toutes pensées sur le labyrinthe il y a à peine quelques minutes, et maintenant voilà qu’il bifurque et fonce droit dans les dédales ? C’est étrange, pense Abyss. Elle hausse les épaules, range son carnet qu’elle avait déjà fermé, et se lève. Sa chaise ne fait presque aucun bruit alors que les pieds frôlent le sol. Abyss est debout dans un mouvement silencieux, raide. Elle n’est pas du de ceux qui s’étirent, félins, au charisme qui emplit la pièce. Non, Abyss n’est rien qu’un fantôme. Elle est à la fenêtre, elle contemple le paysage, les champs, les remparts.

Le labyrinthe.

Elle reste silencieuse, un peu. Le regard toujours face à la vitre. Elle le voit dans le reflet mais ne le regarde pas. Elle est contemplative.

“Tu n’es pas obligé de te forcer si tu ne veux pas.”
Volte-face. Elle le regarde. “Caïn.”

Volte-face. Elle se tourne vers Caïn.
Le regard qui lui décortique l’âme.
"Arrête. C'est bon." elle pense mais ne le dit pas.

“Je ne sais pas ce que tu fuis ni ce que tu cherches à faire mais… Tu n’as rien à me prouver. Tu n’as rien à me justifier.”

"Tu n'as pas à faire semblant devant moi."

Oh, Caïn. Elle se moque bien de savoir ce qui se cache dans la noirceur de ton cœur. Elle voit les ténèbres qui te happe, t'engouffre, que tu laisses enfermée, la clé jetée, abandonnée. Elle se soucis guère de cette boîte de Pandore que tu gardes contre ta poitrine, à ne surtout pas ouvrir. Elle s’en fiche, Abyss, parce qu’elle est pareil que toi, parce qu’elle t’aime comme ça.
Elle ne te demandera jamais rien, n'exigera jamais rien de toi. Elle sera là, toujours, à tes côtés. Qu’importe tes démons, tes mains sales, tes regrets, tes doutes, Abyss se moque des injonctions qu’on pourrait te porter, de tes défauts qu’on pourrait pointer. Elle sera gardienne de tes secrets si tu veux bien garder les siens.
Le monde peut bien brûler tant que vous (mais surtout toi) êtes sauvés.

“Mais ok. Je t’accompagnerai avec plaisir.”

S’il te faut un guide ou un complice.

Les propos semblent faire mouche. Abyss perçoit un tressaillement, une prise de conscience, et puis plus rien. Caïn redevient Caïn, yeux noirs et âme opaque. Il semble plus serein. Tant mieux, se dit Abyss. La panique ne lui sied pas au teint. Caïn est trop fort - ou trop vide ? - pour ça.

“Ah, oui, Eden…”  Elle n’est pas sûre du cocktail Caïn - Eden mais elle y pensera. “Ça marche. On se voit ce midi ou au club cet après-midi. A toute à l’heure.”

Dernier sourire tandis qu’il se retourne et s’efface à son tour. Abyss réfléchit en vitesse, prends quelques secondes de poser à son tour des mots sur ses propres sentiments. Elle était trop concentrée sur Caïn pour pouvoir y penser vraiment. La discussion était étrange. Est-ce qu’elle sent du soulagement ou de la méfiance ?

“Ah, et Caïn.”

Avant qu’il ne disparaisse dans le couloir.

“Merci.”

Abyss pense qu’elle a bien fait de lui confier ses doutes et ses peurs. Parce qu’Abyss a confiance. Caïn est bien le seul avec qui elle n’a pas peur de montrer, de dire, de penser. Caïn n’est pas Eden, pas Mielle, pas Alfie, pas Saki; avec qui elle se permet de jouer, de mentir pour protéger.  Caïn est l’ombre dans laquelle Abyss peut exister.

Alors, Abyss, sourit.