amazed

— Animals do not repent

de loin on ne distingue pas bien la teneur laiteuse des viscères animales. écartelées comme des pétales de fleurs pris sous verre, elles sont disposées sur la table en mandala aux parts humides et chaudes.

l'odeur fade de la chair lui donne la nausée. mais il est un animal obéissant. il se lave les mains en comptant dans sa tête : sa peau a rougi sous le jet d'eau à force d'être frottée, et cette lueur de santé mal placée jure avec la mauve malade du bout de ses doigts. il a compté jusqu'à soixante, au moins —
Lucien
le trouve vraiment très sale.

— et kafka ne mérite certainement pas ce vis-à-vis.

— ...

c'est toujours ainsi, avec Lucien — il faut un peu de temps pour apprendre à respirer. et puis, il y a ce parfum de mort dérisoire.

— n-non
ça... me dérange pas...

il n'est pas question des mouches...
les mouches ont l'existence si courte qu'elles sont forcément gaies.
kafka se sent obligé de les défendre.

— ...
m-m-ais...
mais,
peut-être...
que tu aurais dû...
je veux dire...
que tu aurais pu...

il ne peut quand même pas lui dire, à lui, Lucien : il fallait l'épargner, cette petite grenouille de rien du tout. on ne sermonne pas un boucher.

— e-est-ce que...
c-c'était...
vr-vraiment...
... obligé... de f-faire...
hu...
ç-ça...

il sait que Lucien ne fait pas les choses en étant obligé.
il n'est pas obligé de voir kafka ici, au laboratoire, chaque semaine.
il n'est pas obligé de l'inviter à s'asseoir près de lui

— mais kafka se sent proche du spécimen d'amphibien écartelé sous ses yeux ; non pas du point de vue de leur insignifiance en commun
mais parce qu'il est bien sûr
que Lucien le regarderait du même regard dardé plus tôt vers les entrailles — son œil très bas sur l'horizon, fixe entre les aiguilles
Lucien regarderait kafka comme ça s'il le disséquait.

— Animals do not repent

non. kafka n'est pas curieux de l'intérieur des choses.
— au contraire, il considère que le fonctionnement cloisonné de tout organisme doit conserver le secret de sa propre constituion.
imaginer la vie profonde des êtres le met un peu mal à l'aise. il se sentirait voyeur.

— ça ne fait rien, si Lucien est pervers. kafka est pire...

la détonation des paumes claquées l'une contre l'autre le fait sursauter. — oui... oui... pardon...

aux seuils de Lucien, il se sent vraiment tout petit, indigne d'être observé au microscope. il regarde ses mains tremblantes, pour se préserver du sourire qu'il redoute ; joie étroite aux coins retroussés, sibylline ; modelée d'après un masque de pierre.

— h-hu... hum...

Lucien le terrorise, c'est vrai ; mais il ne manquerait pour rien au monde ces moments avec lui ; parce que kafka est peut-être l'un des seuls, pense-t-il - que son grand frère accepte de recevoir ainsi, bien en face, presque à hauteur d'épaules, en présence découverte de ses restes cadavériques. c'est un cadeau ; c'est précieux — comme les viscères blanchâtres de l'amphibien en vis-à-vis. à vrai dire, kafka est jaloux de cette grenouille écartelée. Il a l'impression de devoir faire beaucoup d'efforts pour que Lucien reste curieux de son intérieur, à lui.  

— ...
luke.
...

il... s'est disputé...
avec... fang.
je crois... j'ai l'impression... qu'il l'a... un peu... en quelque sorte... il voulait se servir... d'elle
il lui a dit... que de toute façon... il était prêt à la sacrifier... en quelque sorte... pour ses amis... à lui...
alors... il voulait...
f-faire en sorte...
que ses erreurs...
... les erreurs... de fang...
si elle en faisait... dans le labyrinthe...
il voulait que ça... profite... aux autres...
s-saki
et
d-danae
qu'ils s'accaparent son mérite, je crois...
et... et... et...

il parle très vite, en rougissant. il ne parle pas d'alfie.

— et-et-et... hum
j'ai entendu... que... l-le père suprême...
il a... tout dit à fang... alors...
elle a confronté. luke. devant... t-tout le monde
et... hm...
...

il attend que Lucien lui dise : c'est bien ; ça ne va pas. même si les remords sont terribles, il ne peut s'empêcher de souhaiter que son grand frère soit fier de lui.

— Animals do not repent

insuffisant. c'est une première épingle piquée en coin de son obéissance béante — Lucien a l'incision superbement méthodique.

— ah... hum... j-je...

— le contact soudain le fait frémir ; il a cru — que Lucien allait l'attraper à la gorge. ça le fait rougir.

( les marques laissées par askhat n'existent plus, maintenant ; tous les matins, kafka a observé, dans le miroir, leur progressive et pérenne disparition ; il a espéré, vivement, follement — que la cendre à son cou subsiste un peu plus longtemps, juste un jour de plus — )
— pour une raison inconnue, kafka a peur que son grand frère ne ravive de telles empreintes.

leurs fronts se touchent presque. kafka songe qu'il n'est pas digne d'être exposé au revers d'une respiration aussi stable et aussi absolue ; kafka n'est pas digne d'un tel "amour".
tu ne devrais pas dire des choses comme ça, il faudrait lui dire.
ce n'est pas bien.
même les mouches, elles ne pourront rien faire pour moi, si tu...

— son cœur bat très vite et il a le sentiment que Lucien entend parfaitement la mesure grossière de son vice. — j-j-je s-s-suis d-d-d-d...

mais on le laisse aller. kafka se recroqueville, comme une bestiole pris sur le fait de l'expérience ; instinctivement, il porte les mains à son cou ( les marques !)

— les effets de la distance froidement réintroduite lui donnent envie de pleurer ; le souffle de son grand frère avait instauré entre leur deux corps une tiédeur inquiétante, mais consolatrice, dont kafka s'était saisi bien malgré lui ; car le voyageur transi s'empare naturellement de l'exaltation rassurante émanant des dernières braises en lutte contre l'obscurité de l'âtre.

— il note les signes tenus de la nervosité de Lucien ; le tapotement régulier de ses doigts contre le tissu de son pantalon, que kafka a l'impression d'entendre plus violemment que tout au monde ; plus fort encore que le vrombissement de ses mouches.
il voudrait qu'on lui dise encore : mon cher petit kafka que j'aime ; et il en a tellement honte qu'il pourrait en vomir.

— ...

lui se tord les mains. — o-o-oui...
b-b-ien sûr...
je vais... le surveiller...
si tu veux...

...
e-e-est-ce que... je dois... hm
e-est-ce que...
le suivre
t-t-tout le temps...

j-je veux dire...
qu'est-ce que tu v-veux... q-que je...
qu'est-ce qu'il...

p-p-pourquoi... il faut que je... p-p-pourquoi tu as b-besoin de...

avec Lucien, on ne pose pas de question. mais la gratification reçue plus tôt — ce souffle régulier — l'a rendu un peu plus courageux.

— s-si je sais p-p-pourquoi...
j-j-je pourrais être... p-plus...
f-faire p-plus...
... attention...

...
...j-je v-veux...
f-faire...
l-les choses...
le m-m-mieux... possible...

pour toi ; mais il ne songe même pas à poursuivre. il n'est pas assez inconscient.

— Animals do not repent

Lucien le flatte comme un chien. Kafka aime ça parce que c'est précisément ce genre de signes, propres à l'affection dévidée, qui exaltent sa dévotion. On se sacrifie plutôt pour les petits gestes.

Il garde les yeux baissés sur ses mains tremblantes, en essayant de ne pas sourire ; car il ne veut pas embarrasser Lucien avec sa satisfaction vulgaire. ((Avant que son grand frère n'abatte sa paume, kafka, piégé dans l'interstice des doigts entrouverts, a tremblé comme s'il devait supporter la masse du ciel))

il accueille les murmures avec la déférence fébrile qui est la sienne ; c'est-à-dire que le souffle de Lucien le fait frissonner, et qu'il doit s'empêcher de s'enfuir. Kafka est fier ; il s'imagine que Lucien lui confie un secret — rien qu'à lui.

— s-son... intimité ?

le tableau indéfectible d'un Luke prosaïque — dépareillé des atours rayonnants que lui octroient ses privilèges étoilés — le fait violemment rougir. il a les mains moites, la gorge sèche. mais il faut que Lucien lui confie d'autres secrets ; encore

— ...
d-d-d'accord.
j-j-je vais... l-l-le... faire...

il devait s'enfermer dans une constance soumise de plâtre ; car Lucien aime les choses immobiles, les choses dissécables, les choses dégoulinantes de vie statique. Mais l'allusion à Alfie lui fait tourner la tête.
A nouveau, il se retrouve abandonné au seuil des respirations de Lucien ; très proche de son cœur, qu'il imagine bardé de fers nobles.

— ... tu-tu veux
que L-l-luke...
... perde ses étoiles...
c-comme a-alfie ?
...

p-pourquoi ?

est-ce qu'il t'a...
qu'ils t-t-ont...
fait... qu-quelque chose ?

Cette grenouille était innocente — il pense à alfie et à leur étreinte au milieu des poubelles.

— Animals do not repent

Le corps de la grenouille représente un éclat de verre incident sur la trajectoire des attentions de Lucien ; il l'observe car elle se trouve là, telle une poussière en marge de la perspective ; une saleté accidentelle en débord du fossé ; mais son regard en forme de lame traverse le petit corps mou sans s'y accrocher ni rencontrer la moindre forme de résistance filandreuse. Lucien le regarde un peu comme ça, Kafka.

— ...
j-je s-suis désolé... j-j-je
ne recommencerai plus

— il sait pourtant que Lucien hait la curiosité dès lors qu'elle s'avère inorganique. Son monde, élaboré par induction, n'admet aucun genre d'intuition.

( pourtant, kafka voudrait lui demander ce qu'il entend par tricheur.
triche-t-on encore, parmi les étoiles ?
il pensait pourtant que l'on se contentait des convenances, tout là-haut ; que cela suffisant à conduire les orbites, sorte de loi physique —)

— oui, kafka l'enterrera.

il creusera un petit trou près de la rivière, en grattant la terre avec ses ongles — reconduisant ainsi en miniature l'immémoriale cérémonies des adieux, insignifiante à l'ombre des fleurs de pissenlit et des mauvaises herbes. les fondations du mausolée apparaîtront injustes de profanité chétive, et seront probablement balayées un jour prochain. il rabattra la boue sur le squelette en devenir, en pleurant à chaudes larmes et en réfléchissant obstinément aux motifs en puissance de l'usure pour en décorer sa peine. il se dira qu'elle méritait sans doute de vivre, cette grenouille-kafka ; mais il conduira avec orgueil son inhumation, parce qu'elle lui aura été confiée par Lucien lui-même.