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Les plantes sont de son corps comme les abeilles sont du mien — des extensions vivantes de nos personnes. Elles peuvent bien s’en détacher et s’ancrer dans d’autres berceaux comme s’ils les avaient vu naître, mais elles resteront toujours nôtres, d’une certaine manière, par ce lien ténu et presque insignifiant qui unit les vies de l’Enclave. C’est un tout petit monde : nous ne pouvons donc pas prétendre ne pas en faire partie. Argo est aux fleurs ce que je suis aux pollinisateurs ; nous connaissons notre rôle, et nous devons le jouer. Nous nous partageons la responsabilité de l’équilibre précaire de notre écosystème : le foyer de la vie terrestre qui grouille dans cet éden clôturé se trouve entre nos paumes. Je voudrais pouvoir dire nos paumes en prière, mais je sais qu’Argo ne prie pas, ou qu’elle ne prie pas les mêmes dieux que moi.
Ce n’est rien : il faut de tout pour faire la nature.

Quand elle entre dans la serre, on croit sentir changer le fond de l’air, qui prend une teinte plus rouge, et l’humidité artificielle de cette cloche de verre s’évapore pour la laisser passer. La tiédeur se fait moins lourde, et l’on croirait voir se tourner vers elle la tête de toutes les fleurs. Je suis là, comme la nature m’y autorise, pour veiller au bon développement des pistils dont on finira par égrener le pollen au nom de plus de vie. Ce cycle, qu’il n’appartient pas aux hommes de soumettre, est filé par nos doigts abîmés par le travail. On entend les ruches d’ici. L’air vibre.

Je n’aime pas quand Argo est acerbe : elle ressemble à ces plantes carnivores dont les bouches roses se referment sur leurs proies, qui ressemblent parfois à mes abeilles. Il est toujours question, dans la nature, de prédation — et c’est aussi vrai ici. Il existe des sucs qui ressemblent au miel, et donc les enzymes font fondre le duvet, les ailes, les pattes de leurs proies imprudentes. L’air sent le sucre, avec un arrière-goût de pourriture. Hm. On met des pièges, mais ça ne suffit jamais. J’ai effleuré du doigt les feuilles sombres d’un pied de jacinthes, dont les pétales en cloches ne se sont pas refermés sur moi. La flore ici est belle et étouffante, familière et hostile, et je ne me sens pas chez moi.

Je crois que je ne crains pas grand chose. Je devrais ?

Les abeilles ne chassent pas, non. Elles se défendent seulement — des guêpes, des frelons, et de toutes les choses qui brisent l’harmonie de la ruche. Il y a là une métaphore que je ne peux pas encore saisir, et que je dois donc laisser filer. L’Enclave est un jardin biblique où chaque chose est à sa place : il y a, pour chaque ruche, juste assez de guêpes. À chaque saison, il y a assez de morts pour assurer le renouveau absolu des colonies, et à chaque saison, je fais le deuil de celles qui sont parties. Il faut être triste, par égard pour elles, mais il ne faut pas trop l’être, car il s’agit là de l’ordre des choses. Toi, Argo, es-tu triste dans les fleurs fanent ? Pleure-tu ces milliers de vies trop courtes que nous sommes forcées de voir s’achever à la fin de l’été ?
Je crois que le déclin fait de ces beautés sensibles ce qu’elles sont véritablement, et qu’il y a une victoire certaine dans le fait de les voir partir. Le muguet aussi finira par mourir ; et toi et moi, nous regarderons ses clochettes jaunir et s’assécher pour ressembler à du parchemin, exsangue de vie.

Ça fait partie de leur beauté — il faut en profiter tant qu’ils sont là. Et puis, même s’ils viennent à mourir, tu peux en faire fleurir de nouveaux, pas vrai ? Je prends le bouquet, et j’en respire le parfum sucré, charnel et entêtant, qui vient des fleurs autant que de la peau d’Argo. C’est un poison enivrant et parfait, qu’il n’appartient qu’aux nymphes de produire. On ne fait pas de miel avec le muguet, mais je chéris tout de même la beauté inutile de ce cadeau qu’elle me fait. Par les grandes vitres de la serre, le soleil filtre ; ses rayons dessinent un voile blanc dans l’air humide. Il n’y a pas d’abeilles ici, dans cette serre où poussent les fleurs d’ornement, qu’Argo peut reproduire sans que la nature ne s’en mêle vraiment. Ici, je la trouve belle, et je me trouve inutile. Comment tu vas, Argo ? Pourquoi le muguet ?

J’aime Argo quand elle me dit qu’il faut aimer les fleurs, chaque fleur, et que le bouquet dans mes mains est une composition de toutes ces individualités qu’elle sacrifie pour me les donner — cela donne aux dons d’Argo une valeur infinie, qui est celle de la mort. Non, je crois que je comprends. Pardon d’avoir manqué de considération.

Je me demande ce qu’Argo sait de la mort : je pense qu’elle en sait plus que moi, et qu’elle a vu des morts bien différentes que celles de la serre, de l’abattoir ou des prairies d’ici. Je n’ai pas le droit d’y penser. Je n’y pense pas. C’est un travail gratifiant, oui.
Je n’interroge pas Argo sur les mystères d’un monde où le Paradis n’existe pas, et où moi non plus, je ne suis rien. Ce lien particulier qui va d’elle à moi n’est viable qu’ici, dans la grande serre sur laquelle se couche le soleil, et c’est mieux ainsi. Cette terre est la nôtre, et nos lois la régissent.

Merci pour le muguet, ça me fait plaisir. Je mettrai le bouquet dans ma chambre, et je penserai à toi. Il y a entre nous la distance d’un monde entier. Je suis ici, et Argo est toujours là-bas — je pense à ces fois-là, quand nous étions plus jeunes, où elle me racontait la mer : je ne connais pas les fleurs qui poussent sur le littoral, mais elle m’en faisait un herbier. Je lui porte la tendresse particulière qu’on voue aux espèces non-endémiques ou aux plantes rares qu’on ne trouve que là où l’air est différent. Je me demande si, ici, Argo trouve assez de soleil, si l’eau est assez douce et si l’altitude lui convient : je crois qu’Argo est une plante d’extérieur.

Toi aussi, tu me manqueras. Je sais qu’on se retrouvera au Paradis, mais ça ne sera pas pour tout de suite. Je ne sais pas si le temps passe comme ici, au Paradis. Tu auras sept ans pour m’oublier : dans sept ans, il ne restera peut-être rien de nos rires furtifs, des mots que nous échangeons ici. Toutes les fleurs qui nous entourent auront fané mille fois, et les abeilles auront rejoint la terre des sous-bois où elles préfèrent mourir. Le monde entier sera fait de choses que je n’aurai jamais connues. J’aimerais te dire qu’il restera un peu de moi, ici, pour te consoler ; mais je ne sais pas si j’y crois, et je sais que tu es une réaliste. Les mois passeront, et un jour, je serai vraiment partie. Je respire : l’air est lourd dans mes poumons, chargé de l’humidité que l’on maintient dans la serre pour les fleurs qui ne sont pas d’ici. Je ne veux pas qu’on m’oublie.

Dans mon cœur, il y a un vide où devrait se trouver le Paradis : c’est un vide plein d’amour et de dévotion mais dépourvu d’image, parce que je ne me le figure pas. Je garde la vision de mon propre Eden dans un coin de mon esprit, enfermé dans une petite niche sacrée où vont se ranger, le soir, mes croyances les plus profondes. Le Paradis n’a, pour moi, pas encore de paysage — c’est une toile vierge où projeter mes espérances et mes attentes, et où, une fois dressé le panorama de ce monde meilleur, je passe une couche de chaux pour en effacer les lignes et les aplats. À l’aube de mon Ascension, le Paradis doit rester cette abstraction mélancolique dont le corps se languit sans en connaître l’image ; voilà comment, à mon échelle, je me protège des déceptions.
Un Paradis n’a de limites que sa propre existence matérielle — le Paradis existe, et pour cela, il se doit d’être imparfait.

Je ne veux pas y penser, mais Argo, dans la serre, ressemble à une Vierge dans une chapelle ; tout, dans cette alcôve végétale, appelle à la confession. La lumière lui fait une mandorle et les rangées d’iris et d’agapanthes lui dessinent un manteau bleu comme la sapience divine. Les vertus de cette puissance matriarcale m'empêchent d’éluder mes doutes, ou pire encore, de lui mentir. Je crois qu’il nous est impossible de l’imaginer ; enfin, je n’essaye pas vraiment. Les tiges du muguet s’amollissent pour prendre la courbe intime de ma main, et la sève devient aussi tiède que mes doigts. J’espère juste qu’il y aura des fleurs, et qu’il y aura des abeilles.
Je pense à ces fleurs, autour de nous, qui sont toutes nées d’Argo — je réalise alors que je ne me souviens plus d’un temps où les plantes poussaient sans elle. Ici, chaque pétale, chaque feuille et chaque pistil, dans l’imperfection sacrée et précieuse de son individualité, tient d’elle : les racines, nées de sa chair, portent le souvenir de son génome, et avec lui, les blessures du corps et de l’esprit. Cette symbiose les rend plus fortes. Je crois que ça me fera bizarre d’être dans un endroit où les fleurs ne sont pas celles que tu as fait pousser.

Argo, Argo, Argo — son prénom est une litanie que j’invoque comme la nature même. Pour moi, qui suis née entre ces clôtures, le monde entier est bâti à son image : au-delà des murs, il n’y a qu’elle, Argo, et c’est son prénom que dit la mer en roulant sur les falaises, et c’est son prénom aussi que dit le vent quand il plie la cîme des arbres. Argo porte le souvenir des horizons sans frontières dont je suis nostalgique sans espérer les connaître. Pour cela, je lui suis reconnaissante. Moi non plus, je ne t’oublierai pas. J’espère qu’on garde au Paradis la mémoire de notre vie d’ici, mais en même temps, j’aurais peur de la regretter. Tu penses que c’est un blasphème ? À toi, qui porte toute la sagesse du monde, je te le demande : ai-je le droit de me languir de vous, qui continuerez d’exister ?

Tu as raison. L’éternité n’a pas vraiment de sens — elle n’existe pas dans la nature, ou en tout cas pas sous cette forme, donc je ne vois pas pourquoi nous, nous y aurions droit. La main d’Argo est chaude dans la mienne — c’est l’air lourd de la serre qui la rend moite et tendre comme de la chair à vif. Au Paradis, je me souviendrai sûrement de cette chaleur, et de la grande tristesse qu’elle porte.

Oui, oui, sûrement. Je ne saurais pas quoi faire de tout ça. Et je ne veux pas qu’autant de personnes soient tristes de mon départ : certains doivent rester indifférents pour réconforter les autres, et pour que ça paraisse anodin. Je pense à Robin : je veux qu’elle soit triste de mon départ, mais je ne veux pas qu’elle me pleure car cela ne sera pas un deuil — qu'on ne me tisse ni voile ni linceul. J’attends d’elle une peine mesurée, à la hauteur de notre amour, mais je ne veux pas qu’elle soit infinie. Pour cela, il faudra que vous autres soyez là pour elle, et que je ne vous manque pas.