amazed

Ça fait quoi ? Bien des années qu'ils n'ont pas vraiment parlés ? Y avait une époque, pourtant, où Argo faisait partie du paysage, souvent, constamment. A la nurserie, c'est une petite famille. Tout le monde dans les mêmes bottes, tout le monde ensembles, tout le temps. Puis la sélection vient et tout fou le camp. Les écarts se creusent, les amis d'hier deviennent des connaissances d'aujourd'hui. Il n'a pas fait exception à cette règle, Luke. Des années à courir après l'excellence et maintenant qu'il la tient, avec la responsabilité d'y pousser les siens, il percute : Ils étaient plus nombreux, avant.

On lui avait bien fait comprendre que la perte de l'étoile d'Argo était un problème. Un problème qu'il convenait de régler. Rien n'était plus insultant qu'un potentiel gâché. Luke n'a pas besoin qui lui donne l'ordre, il a compris. Une main sur la nuque, il profite de son passage au club de jeux de logique, loin des terrains sportifs, pour s'aventurer du côté du club de science. Les activités ne vont pas tarder à finir. Il se demande, Luke, est-ce qu'elle voudra seulement le suivre ? Il s'est préparé plusieurs cartes, bien sûr. Un café au social club, une inspection des champs. Au pire, il improvisera.

Quand les salles commencent à se vider, il est là. Il est là à attendre sagement qu'elle sorte, saluant quelques camarades aux passages. Enfin, il la voit.

Argo ? Il attend qu'elle le remarque avant d'esquisser un petit geste de la main. Salut.

Il désigne du menton le couloir, direction la sortie.

T'es libre, là ? J'aimerais qu'on discute. Il étire un sourire, il veut bien faire il sait que les vautours l'attendent au tournant. Social club ou champ ?

Il esquisse un pas, elle change d'avis. Stoppé dans son élan, Luke tourne la tête, un peu confus. C'est pas grave on s'adapte.

Ok, pas de soucis.

C'est pas trop son univers, le laboratoire. Mais Luke a toujours été d'un naturel curieux face à ce qu'il ne connaît pas. Les éprouvettes, les récipients et les maquettes installées à peu partout stimule en lui l'ancien petit garçon. Celui qui posait les yeux surtout, touchait à tout, voulait comprendre, voulait faire savoir qu'il sait. Alors que son regard accroche une série de béchers tâchés de couleurs, il sourit.

Non, je ne suis pas rancunier à ce point. Il tourne les yeux vers elle, en haussant les épaules. Pour le croche-pied quand on en avait six, en revanche, je t'ai toujours pas pardonné.

Il se permet de faire le tour de la pièce, levant de temps à autre la tête sur les différentes affiches et tableaux blancs noircies de formules qu'il arrive à lire sans pour autant en comprendre la substance.

Ta perte d'étoile est un problème pour la maison. il se tourne, il ne sait pas comment le dire autrement. Les parents espèrent que la sanction te fera un électrochoc.

Il se frotte le crâne avant de jeter son sac sur une table et de s'asseoir sur un tabouret haut, les pieds en appui sur les petites barres de fers reliant chacun des pieds.

J'aimerais comprendre. Il plante son regard bleuté dans son dos. Y a un truc chez Argo. Un lâcher prise. Qu'il n'a jamais compris. Qu'il ne sait pas s'il doit le mépriser ou le craindre. J'en ai vu des gens perdre leurs étoiles. Y a en beaucoup qui pleurent, beaucoup qui paniquent, qui hurlent. Certains finissent à l'infirmerie et on les revoit plus pendant plusieurs jours... Mais toi, tu es là.

Et elle ne pleure pas, ne hurle pas, ne panique pas.

Est-ce que tu t'en fiches ? Ou est-ce que tu es persuadée que tu vas la regagner, que tu as les ressources pour ?

A ce compte-là, il ne voit aucune raison de mentir. Argo est loin d'être bête et lui-même n'est pas du genre à aimer être pris pour un con.

Depuis que c'est devenu mon job, Argo. De se préoccuper d'elle, des autres, de ne plus seulement être concentré que sur soi, sur sa réussite. Ce n'était pas quelque chose qu'il avait anticipé, Luke. Des années à se regarder le nombril, obnubilé par ses propres performances pour finir par être désigné comme le plus indiqué pour s'occuper des autres. Il n'a pas remis la décision des parents et du père suprême en question. Il a plus foi en eux qu'en lui. Si on lui a donné ce poste, c'est qu'il en a, mieux que personne, les capacités. Mais t'as raison, les amis c'est important.

Et il retient le rire jaune qui menace d'exploser dans sa bouche. Il repousse l'image d'Alfie dans un coin de sa tête pour la poignarder dans son imaginaire, comme il le fait à chaque fois depuis qu'il s'est enfoncé dans le labyrinthe.

On s'est un peu perdu de vue et j'attends pas qu'on devienne tous de super copains, mais j'estime que faire ce pas pour vous comprendre c'est un minimum.

Ses doigts tapotent en rythme le bois du tabouret. Argo dit être sûre de récupérer son étoile et Luke la croit. Parce que ça lui semble évident, aussi, vu ses capacités, vu ses forces, son potentiel, qu'elle le peut. Argo pourrait faire des merveilles. C'est parce que Luke le sait qu'il est là. Il aime croire qu'il ne se démènerait pas autant pour un cas que tout le monde qualifierait de "désespéré". Peut-être qu'il se sous-estime.

Considère que je suis là en ami.

Il se lève, fourre les mains dans les poches de son jogging.

Je suis là pour t'aider. On est tous les deux d'accord sur le fait que t'as rien à faire avec une seule étoile au-dessus de ta tête. Il avise un torchon propre pas loin. Il s'en saisit et rejoint Argo pour astiquer avec elle la verrerie humide. Je vais t'aider.

Ceci étant dit, ton étoile ce n'est pas qu'à cause de l'incident avec les tubes. Ça a été l'excuse, mais c'est quelque chose qui te pendait au nez depuis un certain temps. Il pose un premier tube à côté de ceux d'Argo. Les parents ont noté que tu ne t'impliquais pas beaucoup, que tu avais tendance à désobéir. Si j'ai plaidé ta cause pour les tubes, je n'avais pas vraiment d'argument pour te défendre sur tes excès au règlement.

Il se saisit d'un nouveau tube pour le lever au soleil et vérifier qu'il soit bien sec.

J'ai récupéré ton dossier en cours de route, j'ai pas connaissance de tout ton palmarès. Tu me fais une liste ? T'as d'autres trucs à essuyer ? J'aime bien.

En effet, il y a pléthore de choses à nettoyer. Tant mieux. Luke passe à une autre paillasse, s'occupe de retourner les béchers, de les sécher. L’activité manuelle a du bon, surtout quand il faut se jongler de l'écoute au contrôle. Luke a lu les rapports, vu les commentaires. Luke sait comment un parent voit.

Ouch. Fit-il en posant une main sur son cœur, comme mortellement touché. Je suis pourtant le seul abruti qui peut dire en toute franchise "pas grave, ça repousse" quand il perd un membre.

Alors que dans le langage de Wicked, elle est fade Argo. Si fade. Luke n'a pas encore décidé de s'il était d'accord ou pas.

Et ce serait banal de le montrer, que tu t'impliques ?

Il pose sa serviette et le béchers entre ses mains sur la paillasse avant de s'approcher, plus sérieux.

Ok, d'accord. Tu es originale. Le souci, c'est que t'es marginale aussi. Elle est compliquée à cernée Argo. Luke a la sensation de chercher à maintenir dans sa poigne l'eau de la source. Elle file entre vos doigts, Argo. Et d'expérience, à trop chercher à se démarquer, on finit juste par devenir has-been. Il hausse les épaules. La banalité ça n'a pas que du mauvais, le quotidien, les habitudes, la routine, ça n'a pas que du mauvais. Toi-même t'es routinière. Y a forcément des choses banales auxquelles tu t'accroches. Des choses d'apparence sans saveur qui te sont pourtant vitales. Et c'est normal. L'humain aussi original soit-il a besoin d'être stable.

Il ne sait pas trop où il va, mais il y va quand même. Y a la conviction profonde, aussi, qu'Argo est dans le faux.

Je pense que l'enclave nous impose la banalité pour qu'on puisse profiter du paradis sans risque. Si derrière les portes il est possible de tout faire, ça me semble pas con qu'on nous éduque à avoir les pieds sur terre. Je veux pas te peiner, Argo, mais les règles existent pour une bonne raison. T'es peut-être pas capable de le percevoir, mais c'est le cas.

A l'entendre tout vas bien. Argo essaye, Argo fait de son mieux. Sous cet angle, les punitions imposées sont cruelles. Sauf que le système a toujours raison. Le père a toujours raison. Peut-être, parfois, ses décisions sont-elles nébuleuses mais jamais injustes, sans fondement. Il y a une raison à tout. Luke tente désespérément de trouver celle derrière la réalité d'Argo.

C'est peut-être une question d'implication avec les autres. hasarde-t-il De fréquentation.

Luke détourne légèrement son regard pour fuir une réalité que les yeux d'Argo lui rappellent.

Notre père attend de toi quelque chose, un acte, une démonstration peut-être. Tu restes assez seule dans ton coin. Mais je dirai à Remy que tu es loin d'être passive.

Il chasse les fantômes occupant ses pensées. C'est peut-être bien ça qui handicape Argo, qui sait ? Plus de motivation montrée, plus de gens vertueux autour d'elle. Sauf qu'on ne parle pas au cœur comme on parle à la tête, ça Luke le sait.

Oh, il le sait très bien.
Et quand Argo parle, c'est son cœur qui prend. Il pourrait juré l'attaque volontaire mais préfère se faire idiot. Luke tempère la bouffée de colère acide qui a ravagé son estomac pour monter à sa gorge. Idiot. Il va se faire idiot.

Elle est superbe. Il se force à sourire, les épaules lâches. Il y a tout le confort, on dort plus que bien, il y a de la place pour la personnalisation à outrance. Le buffet est succulent et l'accès au SPA vaut bien que tu te donnes la peine.

Il sent ses muscles se tendre, son sourire se figer dans un simulacre de naturel.

Mais outre la chambre, Argo. Plus tu es en haut, plus tu es étendue. Il y a des choses que tu voudrais faire entendre, non ?

Il ouvre la bouche et la referme. Un simple haussement d'épaule pour accueillir ses excuses, il sait qu'elle ne pense pas à mal. Du moins, il s'en convainc. Il sait s'illusionner, Luke, flouter les contours, mélanger les couleurs pour rendre un tableau plus sombre ou plus clair qu'il ne l'est vraiment. C'est quelque part presque simple d'attribuer l'acidité d'Argo à la frustration qu'elle porte pour elle-même. Ça rend mieux. Plus beau. Plus grand.

Mais le nom d'Alfie dans sa bouche et le cadavre de sa gloire dans lequel il se couche mettent à mal ses enchantements. Ses jolis sorts se laissent corrompre par une amertume dont Argo n'est même pas responsable. Si elle savait -peut-être le sait-elle déjà ? Elle est intelligente, ça ne le surprendrait pas- l'horreur de la première nuit. Quand il a ouvert la porte pour découvrir les restes encore chaud de la vie de son ami. Le lit défait, les posters sur les murs, les étoiles au plafond. Si elle savait, comment il a hurlé, pleuré, ravagé, avant de tout remettre en état. Si elle voyait aujourd'hui, comment c'est glauque chez lui. A vivre dans le cadavre en putréfaction d'Alfie, comme ces champignon parasite qui grandissent dans le corps de leur victime.

... Je sais ce que tu essayes de faire. répond-il, tendu. Je sais ce que tu essayes de faire et tu n'y arrivera pas.

Il s'impose de respirer, sans pour autant réprimer sa main dans sa poche s'accrochant nerveusement à son rubik's cube.

C'est petit de ta part, Argo. T'as l'ego suffisamment fragile pour t'abaisser à ce genre de gaminerie ? Peut-être t'ais-je surestimée.

Il se complet dans l’esbroufe, il n'a plus que ça. Au contact de son casse-tête, il se redresse, se grandit. Il se répète les mots de Robin, ne laissera pas sa foi pour sa vérité faillir.

Je suis venu en ami, mais si c'est comme ça que tu traites tes amis, Argo, alors peut-être ton étoile est-elle justifiée. Tu grilles tes cartes bêtement.

Il ose sortir la main de sa poche, lever un peu le menton.

Si tu ne veux pas de mon aide et que tu n'as pas l'attention de collaborer, dis le tout de suite. Que je sache si tu es sensible ou pas à l'élévation de ton propre bien-être.

Il tait qu'il n'a pas besoin nécessairement de son accord pour agir en ce sens.

Luke ne trouve dans les mots d'Argo qu'une condescendance qui le met mal à l'aise. Quand Argo parle, il y voit un culot et une fierté qu'il juge toute mal placée. Argo est grande, forte mais inaccessible. Il pourrait s'époumoner que tout résonnera déformé. Luke n'aime pas ce qu'il voit. N'aime pas le ton employé. Si Argo appelle ça une discussion, lui non.

Je suis ici parce que c'est mon boulot, je l'ai déjà dit. Luke fronce les sourcils, fatigué de se répéter, fatigué d'être ainsi regardé alors que tout exige que ce ne soit pas le cas. Premium devrait signifier meilleur. Pourtant tout est plus fade depuis qu'il a gagné une étoile. Mais j'ai aussi dit que les amis comptaient et que j'étais prêt à renouer le lien.

Le souci étant, qu'il n'y pas d'amis ici.

Non, je n'aime pas l'Argo qui est devant moi. Parce que cette Argo là n'en pas grand chose à foutre, visiblement. Tu me parles de jugement de valeur et de déni mais tu t'es écoutée ? J'ai pas le monopole ma grande. Luke secoue la tête, pousse un soupir avant de nouveau poser les yeux sur elle. Ce n'est pas tant qu'il est fâché. C'est surtout qu'il est fatigué. Puisqu'on en est à parlé d'honnêteté, pourquoi tu n'en ferais pas preuve toi-même, hm ? Tu n'as aucune attention de prendre en compte ce que je peux te dire. En fait, tu ne crois pas un traître mot de ce qui peut sortir de ma bouche.

Une simple constatation. Luke attrape son sac et le jette sur son épaule. Sans plonger sa main dans la poche pour y trouver son rubik's cube, il souffle.

Ça m'emmerde. On arrivera pas à se parler, parce que tu n'as pas envie de parler. Tu n'as aucune envie de changer, pas plus que tu n'as envie de considérer le changement. Pour toi, tout ce que l'enclave impose est stérile au mieux, au pire idiot. Voilà ce dont j'ai l'impression.

Finalement, il la fourre, sa main dans sa foutue poche. Il glisse son pouce contre la surface carrée du rubik's cube. C'était facile de gagner des étoiles, se rend-il compte. Ça ne regardait que lui, ça n'impliquait que lui. Maintenant il faut jouer avec l'humain et Luke prend conscience que c'est un art dont la maîtrise ne va pas de soi. Il secoue une nouvelle fois la tête. Tant pis.

Je ne te forcerais pas la main. J'ai pas envie d'être ce flic derrière vos miches à vous tenir en joue tout en vous prêchant la bonne parole. Dans l'idéal, j'aurais aimé qu'on travaille tous en bonne intelligence. Allez du mieux qu'on peut où on peut. Mais si tu marches pas tu marches pas. Ce genre de dictature je la laisse à Lucien.

Il resserre sa prise sur son sac, dépasse Argo. Il ne résiste pas à une dernière pique cependant.

C'est clair que t'es bien entourée. Ça explique ta situation présente, ça expliquera ta situation future également.

Dans un haussement d'épaule il ouvre la porte.

Tu sais où me trouver si d'aventure t'as besoin de moi. Ma porte reste ouverte, c'est mon job.