amazed

Ça toque à la porte. Trois coups, puis la langue, puis le dernier coup. Abyss esquisse un sourire. c’est un message codé. Des comme ça, il n’y en a qu'un. Alors la brune glisse de son lit, les pieds viennent fouler la moquette pour s’approcher, à pas de loup. Abyss tourne la poignée, sereine. Elle sait qui se trouve derrière la porte.

“Merci, Denden !”

La voix est éclatante, le sourire ironique. Ce n’est pas son genre, normalement, d’affubler les blocards d’un surnom.  Elle n’aime pas non plus qu’on l’appelle autrement. Elle est Abyss, matricule quarante-et-un trente-trois. C’est tout. Elle n’est ni Aby, ni Byss, et encore moins Bybyss. Ce n’est pas joli, ça bute sur la langue.  Mais celle qui s'octroie le droit de l'appeler comme ça est peut-être la seule personne de toute l’enclave que Abyss laisse faire.
Eden.

Mais, pour ne pas non plus complètement se soumettre, elle se permet dans une ironie non masquée (mais sincèrement bon enfant), de lui rendre la pareil. Si Abyss est Bybyss, alors Eden est Denden. Le temps d’une nuit, d’une transition entre le vingt-quatre et le vingt-cinq du mois de mai, le temps d’une soirée… Abyss peut lui concéder. Car elle sait, Abyss, rien ne quittera cette chambre. C’est ici que, depuis des années, elles s’échangent cadeaux et secrets. Seule la Lune est témoin, les regarde et les laisse faire, en cette nuit d’anniversaire.

“Allez, rentre.”

Et Abyss ferme la porte pour sceller la soirée, sceller les secrets. Elle se laisse avaler par les bras de l’apprentie-mère, se surprend à fermer les yeux pour profiter de l’étreinte. C’est doux. Pas transcendant, mais agréable. Et pour Abyss, ça veut dire beaucoup.
Elle hausse les épaules quant à la remarque sur son poids. Elle ne répondra pas car il n’y a rien à dire. D’un hochement de tête, elle renvoie l’attention sur Eden. Pour encore quelques minutes, c’est elle, la reine, aujourd’hui.

“Comment s’est passée ta soirée ? Tes fans étaient au rendez-vous ? Tu n’es pas trop fatiguée ?”

Eden a pour habitude de fêter son anniversaire la veille, pour être sûre qu’à minuit tapante, tous les regards sont sur elle. Si Abyss faisait l’effort de venir, cela fait bien quatre ans qu’elle a cessé de se l’infliger. Trop de bloquards, trop de bruit, trop d’euphorie. Elle n’en est plus capable. Elle préfère l’intimité. Les rires sous la couette, les étreintes infinissables, les rires perdus au plafond, comme à l’époque, dans l’insouciance de l’enfance.

“Waow, tu m’apporte un festin, ce soir !” Clin d'œil complice. Elle lui fait signe de s’installer sur le lit. “Je nous fais un thé pour accompagner ?Tu pourras garder les sachets.”

Pour faire disparaître les cernes. Ah, Eden. Abyss a peut-être maigrie, mais elle aussi, elle la connaît par cœur. Elle met l’eau à chauffer, et vient s’allonger au côté de son ami. Elle observe le baluchon de soleil posé sur sa couette. La blonde a toujours eu le don pour les petites attentions. Elle a ce brin de créativité qui lui manque terriblement. Abyss aussi, a un cadeau pour elle. Elle en a deux, même. Le premier est caché sous l’oreiller. Quant au second, il reste encore un peu secret.

Puis, Abyss se redresse tandis que le loquet de la bouilloire se redresse en un clic. Ses doigts fins glissent sur la peau douce de sa complice, dans un geste tendre qu’Abyss ne dévoile pas souvent. Elle remonte jusqu’à sa nuque, vient lui tenir le cou pour lui relever la tête. Elle pose ses lèvres sur son front, entre quelques mèches blondes qui se sont échappées, pour venir délicatement l’embrasser.

“Joyeux anniversaire, Eden.”

Il est minuit passé.

Abyss écoute tendrement la blonde lui raconter sa soirée. Elle essaye d’imaginer. Elle voit des dizaines de visages, tout sourires, aimables. Elle imagine le double des mains, toutes tournées vers Eden, comme pour l’attraper, comme pour la toucher. Eden, l’étoile, la star de la soirée. Elle imagine les corps se mouvoir, danser au rythme d’une musique imaginaire, tourner autour d’Eden. Ce qu’elle devait être heureuse, hier.

“Je suis contente pour toi.” Eden le mérite. Abyss ne le dit pas, mais elle le pense. “Cela dure combien de temps, en général, chez toi ?”

Ca aussi, Abyss comprends. Un pouvoir trop diffus pour en avoir la maîtrise. Si Eden s’en sort bien mieux qu’elle (pas difficile), au final, elle n’est pas  bien différente d’Abyss: contraintes de vivre autour de leur capacité, de s’y plier pour s’en sortir, conditionnées.
Abyss et Eden ont besoin des autres pour exister, mais si pour la brune c’est de plus en plus insupportable, pour la blonde, c’est vital. Mais seules, sans les autres blocards, sans aucune autre âme, Abyss et Eden ont le même destin: celui de ne plus être personne.

Heureusement qu’elles ne seront jamais seules.
Car Abyss sera toujours là pour Eden.
Et Eden sera toujours là pour Abyss.

“Non, ça va. Tu t’en sors bien.” Elle fixe ses yeux, décrypte ses pommettes, ses paupières, son visage. “Mais je n’ai pas besoin de ça pour savoir.”

Le regard est malicieux. Abyss n’a pas besoin que Eden dise quoi que ce soit pour deviner ses efforts et son travail acharné. Ce n’est pas écrit sur son visage ou ses cernes. C'est écrit dans son cœur.
Abyss acquiesce et sort du lit pour se déshabiller. Si elle a l’habitude de dormir en chemise de nuit par confort (c’est doux et aéré et Abyss n’aime pas se sentir étouffer), pour ce soir, elle arborera le pyjama qu’Eden a ramené. Comme ça, elles seront assortis.  Elle se change là, comme ça, car il n’y a pas de pudeur entre elles. Ça n'existe pas.

“D’accord.” Elle se laisse servir le thé, obéit bien sagement. Ca lui va. Avec Eden, tout lui va. “Je ne sais pas. Non. Probablement rien.” Ce qu’elle va faire pour son anniversaire ? Elle n’a pas vraiment réfléchi. C’est étrange mais cette année, elle n’a pas envie de le fêter. Ni avec Mielle, ni avec Caïn, ni avec Saki. Encore moins avec Alfie. Rien, c’est très bien. “Avec toi, ça me suffit.”

Et puis Eden dépose, en plus du thé, un petit paquet dans les mains d’Abyss. Avant de le récupérer, cette dernière tire un de ses plus grands cahiers pour venir s’en servir d’un plateau. Comme ça, elles ne renverseront rien sur la couverture en coton. Puis Abyss observe le cadeau d’Eden, se demande ce que c’est. Elle glisse sa main sous son oreiller pour sortir à son tour une enveloppe blanche, sobre, un peu gonflée avec écrit dessus “eden” en minuscule. A l’intérieur, un délicat bracelet de perles. Elle l’a fait elle-même. Elle a acheté le matériel avec ses tickets économisés (Abyss n’achète jamais rien) puis elle l’a monté selon sa sensibilité. Le fil est fait d’argent. Une perle noire pour Abyss, puis une perle blanche pour Eden. Le motif répété, encore et encore. Et au centre, faisant la jonction, une étoile dorée. Eden, encore.

“Tiens, j’espère que ça te plaira.”

Elle lui glisse l’enveloppe. Abyss n’est pas douée de ses mains, elle est dénuée de toute créativité. Elle a mis cinq jours à fabriquer son cadeau. Mais elle a l'impression que le produit final n’est pas si mal.
Son attention se reporte sur son propre cadeau qu’elle déballe sous les ordres d’Eden. Sous le papier craft, une boite. Elle murmure, pour plaisanter:

“Tu vas me demander en mariage ?” Elle ne laisse pas Eden répondre, elle ouvre le coffret pour découvrir une montre. L’objet est magnifique. Même Abyss est capable de le voir. ”Waow.”

Elle s’émerveille un peu, mais plus que l’esthétisme, ce qu’elle aime, c’est les mécanismes de l’objet en lui-même. Un travail précis, un travers d'orfèvre. Des rouages et des aiguilles bien agencés pour mesurer le temps. Ça fascine Abyss, ça, mesure le temps…

“Merci beaucoup, Eden.”

Elle lui offre un sourire.
Puis un regard qui veut dire:
A toi maintenant.

Abyss n’aime pas sa capacité. Si elle pouvait la changer, elle le ferait. Mieux, si elle pouvait disparaître, elle le ferait volontiers. Mais celle d’Eden, Abyss frissonne rien que de s’imaginer la posséder. Elle ne pourrait pas. Elle n’en a pas les épaules. Elle n’a ni le bon caractère, ni le bon mindset. Ca serait dissonant, étrange, absurde… incompatible. Avec clameur, elle ne pourrait pas être Abyss.
Elle se demande alors si c’était les blocards qui définissent leur pouvoir. Si deux blocards avec le même pouvoir l'utiliseraient d’une manière significativement différentes ?  Outre ceux issus du même patrimoine génétique. Ou est-ce qu’au contraire, c’est leur capacité qui les définissent, d’une manière ou d’une autre, en temps que blocards ? Est-ce que Abyss serait elle-même sans son empathie ?
Il faudra qu’elle demande à Caïn.

“Et avec moi, ça va ?”

Est-ce qu’elle est assez, pour elle ? Est-ce qu’elle lui suffit ? Ou est-ce que Eden va s'effondrer, faiblarde, morose, de ne pas être assez adulée ?

“Hm…” Abyss réfléchit. Longuement. Elle porte le thé à ses lèvres. Eden avait raison: c’est brûlant. “Je ne sais pas… Je suis fatiguée en ce moment.” Elle soupire. “J’ai l’impression d’être constamment entre l’éveil et le rêve…”

Elle détourne le regard. Abyss n’aime pas parler d’elle (de ses doutes), de son état (de ses peurs), de si ça va (ça ne va pas). Eden est bien une des rares avec qui elle peut se montrer vulnérable. Avec elle abdique, elle concède, elle se laisse (un peu) faire.
Elle hoche la tête quand Eden mentionne le Labyrinthe. Oui, c’est moins fatiguant, assurément. C’est plus simple, moins aléatoire. C’est rationnel. Ça lui fait du bien de l’entendre de la bouche d’Eden. Abyss se sent comprise. Elle a l’illusion de faire sens.

Elle sourit en écho au rire d’Eden. Abyss suit le mouvement, mais toujours avec un peu moins d’intensité. Comme la lune qui danse autour de son soleil. Car il n’y a pas d’ombre sans lumière.

“J’en prends bonne note…” Pour la soirée ou pour leur mariage ? Elle lui offre un clin d'œil. Abyss laisse volontairement planer l'ambiguïté. “Laisse-moi réfléchir…”

Son attention se reporte sur la montre qu’elle s’empresse de fixer à son poignet. Elle lève son coude, la main penchée pour mieux observer, la tête relevée vers le plafond pâle. Abyss observe, décortiqué. Elle se concentre sur les tacs et les tics des aiguilles, fascinée, hypnotisée.

“Il doit y avoir un compteur, entre les engrenages. Comme ça, tic, tac, et au bout de soixante, l’aiguille des minutes se décale..”  Il y a une lueur dans son regard. Abyss est passionnée. “Je me renseignerai.” Elle baisse son bras, c’est déjà fini.

C’est au tour d’Eden de déballer l’enveloppe. Abyss est concentrée sur les doigts de fée de sa soeur. Elle sent une pointe d’appréhension au fur et à mesure qu’elle lit la hâte chez Eden. Et si ça ne lui plaisait pas ? Et si elle trouvait ça moche ? Nul ? pas à la hauteur ?
Et quand Eden découvre enfin le bracelet, Abyss tique. Elle y sent un peu d'âpreté. Mais la sensation est vite avalée par la gratitude d’Eden, sa joie, son sourire. Ça lui convient. Ah… Abyss est soulagée.

“Je suis contente que ça te plaise. De rien, Eden.”  Abyss se laisse dévorée par les bras et les baisers de la blonde qui colle sa poitrine contre la sienne. Elle aime bien se sentir comprimée, sentir son cœur battre au rythme de l’autre, avoir l’impression d’être couvée. “On mange ? J’ai faim.”

Pas vraiment, elle ment. Mais elle a envie de continuer de partager ce moment avec elle, de croquer dans le cake. De rassurer Eden quant à ses os anguleux. Si elle mange devant elle, peut-être que l’illusion sera maintenue.

Quand elle a fini, Abyss plonge ses yeux dans ceux d’Eden. Elle a une deuxième surprise, autre chose à lui dire. Mais Abyss attend, calcule le bon moment. Elle veut être sûre d’elle, alors elle observe, elle patiente, comme une louve qui observe sa proie. Ses yeux sombres prêtent à dévorer la blonde. Il n’y a pas non plus de lumière sans ombre.

Abyss ferme les yeux pour accueillir les paroles d’Eden. Elles l'apaisent. “Avec toi, je n’ai rien à prouver.” Ça sonne comme une promesse. Les auriculaires entremêlés comme quand elles avaient six ans, quand tout était encore brillant. Entre elles, aucun faux-semblant, aucun masque sur les sentiments. C’est doux, c’est reposant. Alors Abyss ferme les yeux, se laisse aller, profite des mots de sa jumelles comme la brise dans ses cheveux, les soirs d’été.

Mais les médicaments arrivent sur la table et Abyss soupire intérieurement. Elle frissonne quand les doigts de la blonde touchent sa paume. Elle a l’impression qu’elle ne vas pas pouvoir lui échapper. Ce n’est pas qu’une impression: Abyss pourrait mentir, comme devant tous les autres, mais face à Eden… C’est impossible. C’est plus fort qu’elle. Elle ne peut pas. Si elle lui ment, à elle, à Eden… Que restera-t-il ? Rien. Que le chaos. Abyss se perdra pour toujours, c’est certain.
Elle se redresse aussi. Elle reste droite, elle reste digne. Elle baisse simplement le regard, coupable.

“C’est vrai… Tu as raison, il faudrait.” Allez dans la panic room ne suffit plus vraiment. Est-ce qu’il ne lui reste qu’à en parler à un parent ? Elle pense à Jim. Ça l'effraie alors elle arrête tout de suite d’y penser. “Peut-être la semaine prochaine, alors. J’aimerai bien en parler à Caïn avant.”

Elle le verra au club de débat dans les jours prochains. Caïn, il a toujours un angle de vue pertinent, audacieux, différent. Peut-être qu’il pensera à quelque chose  qu’elle a manqué. Une idée miraculeuse, orthodoxe, salvatrice.
La joie de vivre d’Eden rattrape les deux jeunes filles et abyss rit devant la pièce de théâtre. Elle roule des yeux devant le petit ménage, plisses ses paupières. Elle veut jouer aussi.

“Ah bon ? Vraiment ? Je ne te crois pas.” Abyss attrape ses mains malicieuses qui s’amusent sur sa peau. “Avoue que tu ne peux pas te passer de moi.” Elle lui fait un baise-main, comme dans Roméo et Juliette, comme dans tous les films de princesses. “Moi, je t’attendrai même au Paradis.”

Mensonge, elle pense. Ca n’arrivera pas, Eden partira un jour avant moi.

Elle lâche son amie, et mêle son rire au sien. La malice et la joie d’Eden sont contagieuses. Pour tout le monde dans l’Enclave, mais surtout pour Abyss. C’est l’heure de manger. Abyss souffle sur ses bougies, ne fait aucun voeux si ce n’est que ce moment dure encore quelques instants. Elle mange un peu sous la musique, le sucre s’amasse sur le bout de ses doigts. Elle n’a pas faim mais elle aime bien. Ça dure un instant ou bien mille ans, elle ne sait pas. Le temps n’a pas de prise quand elles sont seules toutes les deux. Et puis Eden vient se lover dans le creux du lit. Abyss la suit, se blottit contre elle, sa tête contre sa poitrine pour mieux entendre les champs de son cœur. Il ronronne.

“Trop manger hein… Tu enchaîne les soirées d’anniversaire Eden. C’est normal d’être fatiguée.”

Elle rit. Eden remettra la faute sur le gâteau à l’orange si ça lui chante. Mais Abyss sait très bien. Et puis Abyss se redresse alors qu’elle s’étouffe, inquiète. Elle glisse sa main dans son dos, calée entre ses omoplates, pour l’aider à reprendre son souffle, tapper si nécessaire. Elle sourit, affectueusement, délicatement. Quand la crise est finie, Abyss revient se blottir contre le corps d’Eden, les bras l’enserre. Elle pourrait s’endormir là, bercée par son coeur, bercée par le bruit de son amie.

“Hmm hmm…” Abyss n'est pas persuadée qu’une balade en pleine nuit est la meilleure des idées. Elle est bien là, lovée contre elle. Elle n’a pas envie de bouger. “On peut y aller demain…”

Ça lui rappelle la suite, le deuxième cadeau d’anniversaire. Alors Abyss ouvre les yeux d’un coup. Elle se redresse. Elle surplombe Eden, les bras tendus, son corps au-dessus du sien. Ses cheveux bruns lui tombent sur le visage. Abyss est désolée, elle aurait dû les attacher. mais elle n’a pas le temps maintenant.

“Eden.” Le ton est sérieux. Si Eden ne connaissait pas Abyss et ses manies, sa concentration intense dans ses obsessions, elle pourrait croire que c’est grave. “J’ai un autre cadeau pour toi.”

Son regard est intense, noir. Prêt à tout avaler.

Le sourcil s’arque et l'œil tressaute. Que ressent Eden alors qu’elle lui parle de Caïn ? Une pointe d’inquiétude, de l’amertume. Est-ce qu’elle serait jalouse ? Les réprimandes au coin des lèvres de l’écouter lui plutôt qu’elle ? Peut-être. Abyss ressent ses émotions mais n’est pas bien douée pour les décrypter. Elle se contente de les percevoir, elles viennent chatouiller ses mollets comme les brins d’herbe en été. Elle s’y penchera plus tard, ou peut-être jamais.

“Non, en effet. Mais ce n’est pas que de la médecine, c’est aussi de l’ordre de la pensée… et Caïn sait comment je pense…”

Abyss ne réalise pas que cela pourrait vexer Eden, qu’elle pourrait se sentir mis à l’écart face aux injonctions: “lui, il sait mieux que toi, lui, il me comprend.” Elle ne le pense pas. Elle a l’approche naïve de ne penser qu’au club de débat philosophique qu’il partage.

“Mais oui, j’en parlerai à un parent.”

Elle aurait pu dire “promis” mais le risque de mensonge est trop grand. Abyss murmure pour rassurer, pour convaincre. Mais qui irait-elle voir ? Jim qu’elle craint ? Grace ? Remy ? Grell ? Ca ne l’enchante pas.

Eden parle de ses enfants, Eden future maman. Le coeur d’Abyss se serre à la mention de la vieillesse. Elle réalise qu’elle n’a jamais cristallisé cette idée, celle de traverser les âges, d’avoir des rides sur son visage. La désillusion de l’Enclave et du Paradis est trop violente depuis des mois, des années, qu’Abyss n’est pas sûre de pouvoir un jour observer les affres du temps la dévorer. Abyss n’as pas la volonté de vivre, comment pourrait-elle avoir celle de vieillir ?

“Hahaha ! C’est pour te contenir, Eden.”  

Le sourire est revenu. Abyss sait qu’elle est le calme avant la tempête, que ce n’est pas elle la plus exubérante, la plus fatigante. Abyss y croit à ce duo: Eden est la lumière et elle est l’ombre. C’est Eden qui mérite de briller, pas elle.

Et puis vient le moment tant attendu. Le deuxième cadeau. Abyss toise son amie d’un regard imperceptible, concentrée. Allez savoir ce qu’il se passe dans les méandres de son esprit fatigué. Tout ce que tu voudras dis la blonde. Parfait pense Abyss.

Alors elle se penche.
Encore un peu.
Jusqu’à son oreille.

Pour murmurer, comme un secret (il ne faudrait pas les entendre !):

“Est-ce tu voudrais venir dans le Labyrinthe avec moi ?”

Et Abyss se redresse, observe la réaction d’Eden. Curieuse, inquiète, malicieuse, mystérieuse, observatrice. Elle sait, Abyss, à quel point Eden aurait aimé courir.
L'index sur les lèvres comme pour indiquer: ça sera notre petit secret.
Car hier, aujourd’hui ou demain, ça sera juste toujours, juste elles: Abyss et Eden.

La proposition tombe et tranche la conversation comme un couperet. C’est vicieux, malsain, mais Abyss ressent une pointe de joie en observant l’effet de sa déclaration. Elle ne sait pas pourquoi, mais ça lui plaît. Ca lui plaît de ressentir le maëlstrom d’émotions dans le cœur d’Eden. La peur, le contrôle, l’hésitation, la joie, la surprise, l’appréhension…
Elle devient le gouffre dans lequel Eden hésite à plonger.
Et ça lui plaît, de chambouler Eden.
Car pour une fois, c’est elle qui provoque ça. Pour une fois Abyss n’est pas qu’un fantôme, un écho, une digue sur lesquels l’écume des émotions viennent s’effondrer. Abyss est responsable, Abyss en est la cause.

Elle laisse Eden venir se réfugier contre son cou, se perdre dans ses cheveux. Elle passe sa main dans son dos pour la surélever et la maintenir contre elle. Elle observe Eden fuir son regard, emmitouflée contre sa clavicule. Elle sent son souffle contre sa peau.

“Hm hm…” Abyss hoche la tête. Oui, elle y a beaucoup pensé. Beaucoup hésité. “Tu sais, tu as le droit de dire non, Eden.”

D’une main maternelle, elle vient caresser le derrière de sa tête, frôler ses cheveux, pour la rassurer. C’est un geste qui ne lui est pas naturel, mais elle a vu Eden le faire suffisamment de fois sur ses “enfants”. L’intention est là.

“Ça sera de jour. On peut y aller le matin par exemple, quand tu auras une ou deux heures de libres. Pas longtemps, juste pour courir. Tu cours bien, tu sais. Tu n’auras aucun problème.“ C’est dommage que tu n'ai pas continué. Abyss le pense mais garde la remarque sous silence. “Je serai là, je serai avec toi.”

Et puis, calant sa hanche contre Eden, Abyss les fait basculer pour passer en dessous, le dos contre le matelas, la blonde au-dessus d’elle.

“On ira juste une heure ! Ce n'est pas dangereux, et serai avec toi. Je connais bien le Labyrinthe tu verras ! On pourra courir, je te montrerai les chemins, je t’expliquerai les mouvements… On sprintera dans les allées… Tu verras ! Tu verras ce sentiment de liberté !”

Elle a les yeux qui brillent, le flot de parole qui se déverse encore et encore tandis qu’elle parle, regarde le plafond pour y dessiner les circuits, trajectoire entre les dédales. Elle imagine déjà le vent dans les cheveux, le souffle rauque fasse à l’effort, les jambes qui les portes pour ne jamais les arrêter.
Abyss est passionnée.

“Ah, et.” Elle reprend son sérieux, sa concentration. “Je ne demanderai à personne d’autre que toi. C’est ton cadeau d’anniversaire.”

Elle ne voudrait partager ça avec personne d’autre.
Parce que c’est elle.
Parce que c’est Eden.

Abyss frémit, un frisson lui parcourt l’échine au rythme des doigts d’Eden. Elle rêverait de savoir se perdre dans ses caresses, sa douceur et ses baisers. Mais Abyss ne sait pas faire, on ne lui a jamais appris à se laisser faire. Alors elle garde sa mine sérieuse, contemplative, bien que adoucie petit à petit. Un jour peut-être, la carapace tombera.

Elle secoue la tête. Personne ne lui a jamais parlé de son enfer personnel. Personne n’est assez fou pour lui confier ses peurs les plus secrètes. C’est le point commun entre tous les blocards: leur propre enfer n’appartient qu’à eux seuls.
Mais Eden le mentionne. Ce n’est pas grand chose mais c’est suffisant. Abyss ne sait pas comment accueillir l’information. Elle essaye de cerner Eden, ne cesse de l’observer en silence. Tente de comprendre le sens du mot triche.

Elle voudrait lui dire: “tu n’es pas une tricheuse, Eden”. Mais elle réfléchit avant et crois comprendre ce qui la torture. C’est l’idée même de passer pour une tricheuse. L’idée même que son pouvoir ne soit que factice, qu’un masque qui lui confère une force qui ne lui appartiendrait pas.

“Je vois.” Je vois, Eden. En fait, on est pareil.

Abyss ne dira rien de plus pour ce soir mais elle grave l’information dans un coin de son esprit. Eden a peur de ce qu’elle est sans sa capacité, Eden a peur de se voir dans le miroir, mise à nue, vulnérable. Est-ce pour cela qu’elle a peur du Labyrinthe ?
Etrangement, ça la rassure.
De ne pas être seule avec ce syndrome de l’imposteur.

Elle n’a pas remarqué à quel point Eden s’était rapproché. A quel point leur souffle s’entremêler. Les visages si proches, les lèvres qui se frôlent et puis soudain, un baiser. Les frissons reviennent, ça électrise son corps entier, ça réchauffe son cœur. Abyss se surprend à trouver ça agréable, à en vouloir encore plus. A se sentir bien.
Alors elle répond à son baiser, le fait maintenir encore un peu de temps, le lui rend. Elle y rassemble le peu de ses sentiments. Ce n’est pas grand chose mais c’est tout ce qu’elle a à offrir. Et elle le lui donne à elle, à Eden.

“Tu crois ?” Elle se redresse légèrement, appuyée sur son coude, toujours en dessous. “Comment être libre alors que nous sommes prisonnières de quatre murs de trente mètres ? Une puce derrière notre nuque ? Un système élitiste qui nous pousse à gravir les échelons sans se poser de question ?” Son autre main passe derrière le cou d’Eden, de ses doigts, elle frôle sa peau où est enfouie sa puce, avant de remonter jusqu’à sa mâchoire pour atteindre son oreille, qu’elle caresse. “Pourtant… Si on oublie le cadre, si on oublie l’enclave… Je fais des choix à chaque instant avec les cartes que j’ai dans ma main. Je suis libre de me lever le matin pour aller courir. Je suis libre d’aller dans la forêt, au parc, ou dans le labyrinthe selon ce que je décide. Je suis libre de t’embrasser, si j’en ai envie.”

Et à ces mots, elle ramène les lèvres d’Eden contre elle pour un deuxième baiser.
Un peu plus timide. Un peu plus courageux.
Abyss rougit un peu.

“Personne ne naît libre dans ce monde.” Il y aura toujours des chaînes et des entraves. Même en dehors de l’enclave, milles choses resteront impossibles pour milles autres raisons. Les lois de la physique, la volonté de Dieu, l’impossibilité de transcender les cieux. “Mais chacun peut exercer sa volonté. Et même si ce n’est qu’une illusion, moi je choisis d’être libre. ”

C’est la réponse d’Abyss. Entre déterminisme et libre-arbitre. Entre Descartes et Spinoza, elle ne sait pas trancher.
Car malgré son pouvoir, malgré les étoiles, malgré les murs du labyrinthe, malgré les parents de l’enclave… Même si elle à le fatalisme qui lui colle à la peau, l’espoir d’Abyss n’est pas mort. Plus que tout, elle rêve d’être libre. De voir au-delà des murs. De voir ce que les livres appellent la mer. Les terres de feux, les monts de glaces, et l'océan.

“Dis-moi.”

A ce moment-là, Abyss pense: tout ce que tu voudras.

Son cœur se serre. Tiraillé. La mine d’Abyss s’assombrit, ses yeux se voilent. Elle réfléchit. Les mots d’Eden font écho dans son esprit, cherchent un endroit où s’accrocher, se nicher, se propager. Abyss ferme les yeux pour les contenir, les retenir. Elle ferme les yeux pour y voir plus clair, pour imaginer.

Elle imagine cette vie aux côtés d’Eden. Celle qu’elle lui a transmise à travers ses lèvres. Ce qu’elle lui promet quand elle s’accroche  pour l’empêcher de chuter. La perspective est douce et enivrante. Abyss se donne le droit de se laisser vagabonder quelques secondes dans l’utopie d’une telle vie: elle se réveillera à côté d’Eden, l’esprit apaisé; elles iront courir chaque matin, pour s’entraîner; elles se retrouveront ensuite pour boire un thé et discuter. Le lundi, Abyss lui racontera ses trouvailles labyrinthiques. Le mardi, Eden choisira un joli film. Le mercredi, elle l’applaudira sur scène quand elle jouera le premier rôle. Le jeudi, elles iront regarder les étoiles au parc en parlant de philosophie. Le vendredi, elles danseront dans leur chambre avec quelques pâtisseries. Le samedi, elles se reposeront, Eden lovée contre son corps. Enfin le dimanche, Abyss ira voir ses matchs de tennis.

Et tout cela pendant les six ans qu’il le reste.
S’endormir contre Eden, sereine. Sans le tumultes de ses idées noires qui l’assaillent en permanence. Sans le bruit des autres blocards qui l’épuisent sans cesse. Se réveiller heureuse, sans crainte et sans angoisse. L’embrasser en riant et recommencer jusqu’à la fin des temps.
Jusqu’au vingt-quatre mai dans six ans.
Eden ira au Paradis et le lendemain, Abyss la rejoindra.

Ah ! Que c’est tentant…

“Ne t’en fais pas. C’est moi qui monterai les escaliers pour te voir.”

Quand Eden aura trois étoiles.
Quand Eden sera premium.

Abyss lui sourit encore. Elle vient se blottir contre elle pour l’embrasser une dernière fois sur le coin de les lèvres. Elle évite sagement sa bouche, trop timide pour l’embrasser à nouveau ou trop lâche pour affronter son amour.

“Bonne nuit, Eden. Encore joyeux anniversaire.”

Abyss se retourne pour laisser Eden l’enlacer, la protéger. Elle cale son dos contre son ventre, pose sa tête contre son bras qui traverse le lit, puis tire la couverture pour les recouvrir toutes les deux.  Et puis, elle referme les yeux en espérant que cette nuit, le sommeil ne mettra pas longtemps à venir la chercher.

“Je t’aime.”

Mais dans cette position, Eden est déjà dans son dos.
Peut-être qu'il est trop tard. Peut-être qu'elle est n'est pas sauvable. Elle aurait voulu, Abyss. De toutes ses forces et de tout son cœur. Elle aurait voulu croire à ce qu'elle a vue, cette vie à deux, ce début de paradis entre ces murs. Elle aurait voulu pouvoir y prétendre. Elle voudrait savoir comment faire. Vraiment.

Abyss est désolée.