amazed

face aux Parent, Jude se dresse fier sous les cieux, se montre toujours respectueux, serviable et agréable. jamais il ne faillit, jamais il ne baisse sa garde. à chaque rencontre, il déploie ses ailes d’anges, s’efforce de briller de mille feux. à l’aube de ses vingt ans, il espère que ses efforts seront enfin récompensés. pourtant, en ce moment, alors qu’il sanglote sur le banc de pierre, son âme vacille et il ne répond plus de rien. Caïn est loin désormais, disparu au-delà des horizons, invisible et inaudible. Jude laisse les larmes dévaler ses joues, imite la fontaine qui murmure face à lui. si on lui demandait les raisons de cette détresse, il serait incapable de donner une réponse claire. est-ce l’écho de l’échec, la douleur de la solitude, la morsure de la trahison, ou bien cette injuste oppression qui alourdit son cœur? longtemps, il a pensé que la vérité sur la disparition de son ami serait son flambeau dans son ascension pour retrouver la foi. mais voilà que cette lumière, servie sans artifice, crue et implacable, n’a fait qu’obscurcir davantage son esprit.

face aux Parents, Jude est toujours souriant, entreprenant et bavard. il déploie ses charmes avec une aisance naturelle, capte l'attention par son esprit vif et ses récits colorés. mais devant Grell, il s’écrase, longe les murs, presque invisible. elle le terrifie de sa stature, de son œil perçant qui semble tout voir, omniscient. pourtant, aujourd’hui, elle lui apporte ce que Caïn a pris avec lui. sa main posée sur son dos apaise les soubresauts de ses sanglots, mais il ne sait pas trop si c’est la surprise, la peur ou une troisième émotion indéfinissable qui le rend muet. lorsqu’elle prononce son nom, il est ramené à la réalité, comme s’il avait quitté l’Enclave pour se délivrer de sa souffrance. les voilà assis côte à côte, Grell imposante, Jude chétif. le tableau est amusant à première vue, mais un examen attentif révèle les manigances cachées du spectacle – la posture voûtée du jeune homme, l’œil inquisiteur de sa Mère. je n’ai pas très faim, murmure-t-il enfin, la voix basse, comme pour lui-même.

il a entendu sa question, mais laisse délibérément un temps de pause s’installer. il pourrait tout lui révéler à cet instant. elle est si proche, il n’aurait qu’à se pencher, à confier le secret à l’écho de son oreille pour s’en libérer à jamais. contrairement à lui, ce fardeau ne serait pas une charge pour Grell ; elle saurait en prendre soin. les oiseaux ont arrêté de chanter, c’est à croire qu’ils sont curieux de savoir, eux aussi, si Jude finira par céder. néanmoins, il tait son secret, ne pense même pas sincèrement à le dévoiler. Caïn a scellé ce qu’il restait d’amour pour lui en Jude. jamais il ne trahira, jamais il ne parlera. car alors, quoi ? il le perdrait de nouveau, et sur l’échelle de sa souffrance, il place ce silence bien trop haut. Jude ne sait plus vraiment si c’est la preuve de son amitié ou sa propre lâcheté qui le retient face à Grell. il lève des yeux vitreux vers elle. quelques vaisseaux y ont explosé, et les larmes ont laissé leur empreinte sur les joues hâlées du jeune homme.

Mère Grell… il baisse les yeux de nouveau, joue distraitement avec les pans de son tee-shirt. la question brûle sur le bout de sa langue, mais il n’ose pas la poser. peut-être est-ce parce que cela reviendrait à admettre une vérité qu’il a toujours refusé d’accepter jusqu’à présent, quelque chose de trop douloureusement réel. Jude prend une inspiration, qu’il voudrait discrète, mais les restes de son chagrin secouent sa poitrine. il s’en veut de paraître si vulnérable devant elle, mais ne trouve pas la force en lui pour feindre. d’une voix tremblante, il pose sa question. peut-on faire le deuil d’une personne encore vivante ?

c’est dans son estomac que Jude éprouve le plus intensément les affres et les extases de l’existence. non pas dans son esprit, ni dans sa poitrine, mais bien au creux de son ventre, son sanctuaire intime où se mêlent tourments et délices. là, une douce chaleur l’envahit lorsque la joie l’étreint, un noeud le plie sous l’emprise de la peur, et une douleur lancinante le malmène quand le chagrin le submerge. tous ses états d’âme, sans exception, convergent en ce point névralgique, en ce lieu central de son être, le même où, un jour, chez une femme qu’il ne connaîtra jamais, il prit forme pour commencer son périple.

il écoute la réponse de Grell avec une patience résignée, les mains agrippées aux genoux, le regard plongé vers le sol. c’est une Maman, elle doit tout savoir, tout expliquer, apaiser son esprit et réparer sa vie comme il répare les machines. mais pour la première fois, Jude se sent trop accablé pour parvenir à se relever. submergé par une émotion si dense qu’il ne peut se réfugier dans les paroles de sa Mère, il demeure néanmoins conscient de sa présence, comme un bouclier inébranlable. il y a quelque chose dans la tristesse d’un coeur brisé qui transcende le temps, le ramène des années en arrière, le fait redevenir cet enfant chagriné de ne pas pouvoir combler ses désirs seul. Jude ressent ce vide nouvellement créé que son corps cherche désespérément à combler, mû par un instinct de survie qu’il ne peut maîtriser. son organisme ignore encore que cette douleur est celle de l’âme, de ces blessures que même le temps peine parfois à guérir. ce que Caïn a laissé, c’est un gouffre béant, creusé au milieu de son ventre, comme si un canon impitoyable y avait fait éclater ses entrailles. alors finalement, il a faim. non pas une faim qui noue l’estomac, mais une érosion intérieure, une lame acérée qui le traverse. une faim consciente, qui lutte pour ne pas s’éteindre, le ronge avec une bienveillance cruelle. c’est une envie ardente de s’en sortir, de ne pas se laisser submerger par le poids accablant de sa tristesse. le voilà donc qui sèche ses larmes, renifle, puis se redresse. Caïn ne lui a rien volé ; c’est Jude qui lui a tout offert - son silence, son amour, et cette part de lui-même qu’il ne pourra jamais récupérer.

lorsqu’on lui demande s’il souhaiterait que son ami disparaisse, il relève la tête trop vite, comme alarmé, comme si cette éventualité pouvait soudain se concrétiser. non ! s’écrie-t-il, sa réponse jaillit avant même qu’il n’ait pu en peser la portée. à peine conscient de l’ombre de démence qui l'effleure, il parle avant de réfléchir. pourtant, au fond de lui, peut-être que si ? sans Caïn, tout ce tourment n’existerait pas. cette pensée le traverse, s’attarde une seconde de trop, tandis qu’il essaie de dissimuler ses réflexions sous le regard scrutateur de Grell. face à elle, il s’est déjà montré trop vulnérable, exposant ses sentiments comme des bibelots offerts au marché, sans se soucier des potentielles conséquences. maintenant, avec un semblant de clarté retrouvée, il tente dans un dernier effort de réparer les pots cassés. il se racle la gorge et détourne le regard, je n’aimerais pas qu’elle disparaisse, non, reprend-il, c’est juste que j’ai le sentiment que… les mots lui échappent, il les cherche difficilement. il ressent Caïn dans ses veines, le voit partout, plus présent que jamais, redoute sa présence constante à l’orée de la forêt, toujours à l’écoute. ce serait plus simple si c’était le cas. pour moi, en tout cas. mais j’ai l’impression que c’est égoïste de penser comme ça, avoue-t-il finalement, les mots amers sur sa langue, tu ne trouves pas ? Jude ignore pourquoi sa parole se délie si facilement en présence de Grell. après des années passées à éviter son regard, à emprunter des couloirs différents pour ne pas le croiser, à baisser les yeux lorsqu’il passait lors des repas, il se sent étrangement léger à ses côtés. Grell n’incarne pas l’image de la Mère ordinaire, celle qui berce et dorlote. à ses yeux, elle est plus acérée, plus tranchante que les autres Mamans. pourtant, dans cet espace restreint qu’ils partagent, Jude ressent une forme de soulagement. peut-être est-ce cela, au fond, la maternité : une présence qui allège le cœur, qui rassasie, au-delà des apparences. d’une petite voix il déclare simplement, comme un aveu après la tempête, j’aime le gâteau au chocolat avec du glaçage dessus.

la vie dans l’Enclave est édulcorée pour ceux qui portent en leur cœur la flamme de la foi. il faut croire pour survivre. croire en autrui, en Lui, et en soi-même, pour tracer le chemin vers cet Eden tant promis. Jude, dans ses songes, effleure le Paradis, mais pour lui, ce dernier n’est rien de plus que l’Enclave elle-même. il ne connaît rien d’autre, et son esprit, limité par les frontières de son existence même, peine à concevoir un au-delà plus radieux. comment idéaliser un lieu lorsque l’on n’a jamais quitté le cocon qui nous a vu naître ? enfant, Jude rêvait de vastes plaines infinies où il pourrait courir à sa guise. mais ces visions n’étaient qu’une extension de la petite ferme qu’il croisait chaque matin, une simple déclinaison de ce qu’il connaissait déjà. depuis la disparition du frère de Caïn, les rêves de Jude se sont estompés, fanés. le Paradis n’habite plus ses pensées avec la même ardeur ; il en conserve l’objectif, mais sans la passion d’autrefois. atteindre ce havre est devenu une simple formalité, un but sans éclat, un chemin à suivre faute de mieux. car au fond, il ne voit aucune autre voie, aucune autre issue possible pour s’en sortir lorsque le glas aura sonné en son nom.

Jude se revoit tout petit, lorsqu’il Le voyait dans le soleil, qui veillait sur lui au fil des jours. il n'a jamais prié, ignorant comment s’y prendre. il a bien tenté, caché dans les toilettes, mais s’est rapidement senti ridicule. et pour passer à autre chose plus facilement, il s’est convaincu que le Père Suprême n'apprécierait pas d’être loué sur une cuvette. pourtant, lorsque Jude pense à Lui, un goût amer lui remonte à la gorge - une colère profonde qui l'envahit ; si cet Homme là-haut savait s'y prendre, il n'aurait pas autant de chagrin. pourquoi éprouver ses fidèles si on prétend les chérir ? Jude imagine ce Père céleste se moquant d’eux, et cela le rend furieux. aux côtés de Grell, la scène prend des allures de confessionnal. ils ne se regardent pas, car tous les secrets de l’âme résident dans l’iris, et il est encore trop tôt pour que Jude trahisse. une preuve de faiblesse. il médite sur les paroles de sa Mère mais refuse d'y croire - il n'est pas faible. il se bat depuis des années. il se demande si la foi façonne le Parent, si Grell, derrière son masque de marbre, laisse parfois errer son esprit sur les rivages de ses propres croyances. lui aussi, a-t-il nourri la rancoeur, faute de pouvoir la libérer ? lui aussi, aspire-t-il à s’en délivrer ? ce sont des questions que Jude rêve de lui poser, mais voilà, malgré leur proximité naissante, une peur le camisole. du moins, c’est ce qu’il croit - car le sourire de Grell lui glace le sang autant qu’il le rassure. cependant, il arrive que la peur ne suffise pas à étouffer les mots qui brûlent au fond de l’âme.

je pense que le Père Suprême peut faire des erreurs. je crois qu’il en fait souvent d’ailleurs, mais qu’il n’a personne pour le lui dire, alors il n’a pas de place pour s’améliorer. son esprit se dévoile alors, manichéen et d'une logique implacable, trop rigide pour saisir les nuances de l’au-delà. il divise le monde en clarté ou en néant - sans explications, alors cela n’existe pas. j’ai envie de lui en vouloir. dans l’écho de ses paroles, il ne sait pas s’il parle de Caïn ou de leur Tout-Puissant. puis, enfin, il ose un regard vers elle, réalise la mesure de ses mots. si l’ombre de l'enfance ne l’avait pas quitté, il aurait sans doute été châtié sans pitié. c'est peut-être cela, la proximité d’une mère : elle nous fait perdre quelques années de maturité. Jude tremble intérieurement, et pour apprivoiser les démons de cette colère qu’il anticipe, il a appris depuis longtemps à en esquiver les flammes par un pas de côté. c’est avec Caïn que je me suis disputé, il avoue pour changer de sujet.

il savoure la douce brise qui effleure leur visage, celle qui murmure et rassure, annonciatrice du déclin de l’astre lointain. une journée s’est achevée, ils l’ont tous affrontée. dans la pénombre naissante, Jude est frappé par cette pensée : Grell, à ses côtés, a traversé tant plus de jours que lui. en cet instant, il est ébloui par la puissance que cette endurance confère à sa grande figure. il prend soudain conscience de son ingratitude, de sa cruauté et de sa légèreté ; n’est-ce pas dans la figure du Parent que se concentre toute la souffrance ? cela expliquerait les callosités de ses mains robustes, fruits de son labeur ardent. les mots de Grell prennent alors une saveur nouvelle, empreinte de force et de dureté, suscitent un désir profond d’obéissance. il faut comprendre cela pour ne plus en avoir peur — Grell est le berger au bâton à la pointe de velours, et Jude se fait alors bétail parmi le bétail, accepte sa place sans réserve, prêt à tout pour demeurer dans le confort de ces immenses bras qui, parfois, le portent lorsque la vallée est trop ardue.

j’ai quand même peur de Lui, il avoue un peu plus doucement, le regard détourné. dans le silence réconfortant des oreilles de sa Mère, Jude pourrait tout abandonner sur-le-champ. je ne sais pas si je peux me plaindre en prières. je ne sais même pas prier. cette incertitude, il la garde pour lui, empreinte de honte. que peut-on dire à son Créateur, que peut-on demander au plus puissant parmi nous, comment s'adresser à ce qu'il perçoit comme une entité distante, trop envahissante ? si Grell se penche un peu plus, elle pourrait discerner l’éclat discret d’un sourire sur le visage de Jude. ses paroles parviennent finalement à le réconforter, à lui insuffler une lueur d’espoir. sur ce banc, il découvre la fragilité et les fissures de ce qu’il croyait jusque-là irréprochable ; cette prise de conscience lui apporte un semblant de cette foi qu'il abhorre. comment ne pas admirer ce qui, comme nous, apprend de ses erreurs ? Jude, dans sa générosité, se voit déjà tendant les mains pour réparer ce patriarche, le raccommoder à l’image des grandes machines révolutionnaires. qu'est ce qu'une prière si ce n'est une demande agenouillée ? seulement un point d'interrogation prostré.

Grell a encore raison lorsqu'il évoque Caïn : il est difficile de l’agacer — du moins depuis un moment. pourtant, il faut l’admettre, je ne l’ai pas vraiment froissé. en effet, ce n'est pas ce qui s'est produit. mais comment aborder tout cela sans accabler Caïn ? Jude, distrait, triture bout de ses doigts. il n’aimerait pas que je raconte nos disputes, je ne veux pas empirer mon cas. peut-elle saisir la profondeur de ses sentiments ? Grell... je me demande si tu as jamais aimé au-delà de ta propre descendance ? as-tu connu cet amour dévorant qui se nourrit sans scrupule de tes entrailles ? toi qui ne sais que créer et arracher et donner, as-tu jamais laissé le désir te consumer ? ton fils, là, devant toi, saurais-tu lui enseigner à recoudre son cœur sans anesthésie ? mais c’est une bonne idée pour le dessert, je veux bien. merci. l’espoir de ses paroles est répugnant au bord de ses lèvres.