amazed

24 heures.
C’est tout le temps qui leur avait fallu !
24 heures ont largement suffi - qu’ils auraient pu occuper tellement mieux !
Mais à ne pas mentir, il faut le dire : tu t’y étais attendu.
Vous partagez presque un même sang, à force, et tu le sais - celui-ci tourne vite. Il vous bout dans les veines et vibre sous la peau, aidait à faire de vous ce petit groupe aux allures d'invincibles conquérants, gâtés par la vie et le destin. Il fallait donc que, une fois retourné le fer contre vous-mêmes, vous goûtiez tous à ce qui vous rendait jadis si vifs.
Tu ne sais pas qui a frappé le premier, tantôt. Pour dire vrai, tu t’en fous. Tu ne sais même pas vraiment pourquoi tu traverses le stade à grandes foulées, pour héler sans ménagement Alfie qui cesse à peine de s’échauffer.
Est-ce que tu lui en veux ? Bien sûr ! Pour beaucoup de choses. Mais pour cette fois ?
Il ne pouvait pas vraiment tomber plus bas. Et ce n’était pas de son ressort, pas sa responsabilité, de réussir ou non à vous entraîner avec lui.

“T’es sérieux, là ?”

Pas un bonjour, pas vraiment. Tu es rêche, Saki : ton affection frotte au lieu de caresser. Lutteur plus que diplomate, tu cherches le contact - c’est qu’il te manque aussi, soit ça, soit lui.

“Vous êtes à ce point des gamins, en fait ? Vous êtes pas capables de respirer le même air sans vous foutre dessus ? Au moins, si vous le faites, j’sais pas, soyez discrets, non ?!”

C'est qu'il a l'habitude d'être un coq, Alfie, de se promener torse bombé au milieu de sa basse-cour, habitué aux piaillements de poulailler et aux combats d'ego. Il se laisse voir, s'exhibe avec la torve fierté de ceux qui n'ont plus que ça et - l'avouerais-tu ! -, c'est ce qui t'avait poussé à lui, au début !
Tu aimes les ambitieux, Saki, et méprises les arrogants ; Alfie a déjà fait ses preuves, cela suffit, oui, pour que tu oublies ce qui suit.

"Bonjour mon cul, ouais - tu t'trouves une politesse quand ça t'arrange, peut-il t'entendre rouspéter tandis que ta jambe commence à tressauter nerveusement, trahissant ton incapacité à rester en place devant lui. Dis plutôt que tu l'as vu passé et c'était plus fort que toi, fallait que vous vous bouffiez le nez ! Il t'a dit quoi, même ? Que tu puais ? Wow, grande nouvelle, tous les deux vous savez pas vous laver en fait !"

Tes mots s'emmêlent déjà. Tu sais très bien, au fond, ce qui a dû poser problème ; tu connais l'histoire, te doutes bien de l'impasse dans laquelle vous êtes actuellement. Mais tu veux être en colère, toi aussi, et tu veux le leur dire, combien ça te pèse, d'être pris entre deux feux !

"Oh et chouine pas - protestes-tu quand il t'accuse de favoritisme, Moi, au moins, je viens encore te voir, même si là tout de suite, je t'en foutrais bien une. Genre, je sais pas, mets un tee-shirt ? Tu veux être un loser ET un exhibitionniste ?"

"Bah, oui, c'est quand même un peu de ta faute. Mais c'est bon, t'as été puni déjà, donc c'est pas la question d'en rajouter, là." que tu réponds, simplement, avec cette franchise abrupte qu'ils te connaissent bien et dont ils ont eu te sauver plus d'une fois des conséquences quand il t'arrivait de vouloir hurler ses quatre vérités au mauvais caïd de la cour de récré.

Mais c'est vrai, que tu ne veux pas l'accabler. Contrairement à d'autres, peut-être, c'est d'avancer qui t'intéresse. Tu as toujours fonctionné comme ça : tête baissée et droit devant. Alors, sans lui laisser le luxe de s'apitoyer sur son sort, tu lui lances à la tête une serviette laissée traîner au sol pour qu'il s'essuie correctement au lieu de s'y prendre comme un Néandertal.

"Ew. J'aime pas te mater quand t'as cette tête de chien battu, nan. répliques-tu aussitôt en retroussant légèrement le nez. Bien sûr qu'Alfie est beau. Mais faut pas trop lui dire : il n'a que déjà trop l'habitude de rouler des mécaniques. Après avoir levé les yeux au ciel devant son commentaire bien dramatique, tu lui frappes légèrement l'épaule. Excusez-vous platement, promettez de faire des efforts et tout ira bien. Tu veux qu'il t'envoie où, Rémy ? T'es déjà dans les poubelles. Et s'il te fout dans le Labyrinthe, tu sais que j'irai te chercher. T'auras beau courir, j'suis toujours plus rapide en fait... Ça te ralentit, tous ces muscles, espèce de loser."

Sur cette dernière provocation, visant à essayer de le tirer un peu de son marasme, tu t'élances sur la piste, certain de ce que tu avances.

Et c'est sûrement ça qui te manque le plus : de courir à ses côtés.
Parce que tu sais faire, courir, tu as fait ça toute ta vie, et peut-être même avant, mais  tu as toujours couru par nécessité, par besoin, comme de respirer. Quand tu cours seul, tu ne te demandes pas ou tu vas ; tu sais, d'ailleurs, à peine ou tu es, parce que tu n'es qu'un corps, qu'une respiration qui halète et une paire de jambes, un regard désespérément braqué au ciel, tu arrives à Être, dans ta chair mais pas dans ta tête.
Pour ça, tu as besoin de quelqu'un d'autre. D'un souffle vibrant à quelques mètres de toi, de bras qui te frôlent à chaque lancée ; de quelqu'un qui te rappelle que vous êtes vivants. Quand on t'empêche de n'être qu'un corps, tu t'autorises à réfléchir, à détailler les murs dont le grain semble toujours semblable, à compter les foulées qui séparent chaque tournant. Tu oublies que tu fuis.
Là, sur le terrain, loin de l'angoisse des longs couloirs ternes, son corps qui fuse si près du tien te rappelle de respirer.
Tu as eu, comme d'autres peinent encore à l'avouer, si peur de le perdre.

"Bien sûr que je m'améliore !" cries-tu presque, à bout de souffle, presque trahi par la chaleur que chaque compliment apporte à tes joues. "Et toi, j'suis surpris que tu trouves encore le temps de faire ça, entre deux bennes à ordures..."

Plié en deux le long de la piste le temps de reprendre ta respiration, les doigts encore vibrants d'adrénaline, tu écartes fébrilement les mèches de cheveux éparses qui te gênent la vue. Les questions d'Alfie mettent un moment à s'enregistrer dans ton cerveau.
Pourquoi te parle-t-il de ça ? Tu pensais que le sujet serait sensible... Se peut-il que cela lui manque aussi, de courir avec toi ? Ou alors...

"Depuis quand t'es un scientifique comme ça, là ?" Qu'il avoue plutôt, que c'est tout autre chose qui l'intéresse. "J'sais pas, Alfie. C'est pas mon fort, de faire ça seul, alors j'ai un peu de mal à me remettre la tête dans le jeu, tu vois. Mais j'progresse bien à l'Est là. Je me dis, si j'arrive à dessiner cette partie-là tout seul, ça m'gagnera peut-être une étoile ou quoi..."

"T'es con." pour ne pas dire "Tais-toi" parce qu'il n'a pas l'air de s'en douter, qu'il te manque, parce qu'il n'y pense pas non plus Alfie, parce que tu n'es pas ami avec des gens qui pensent beaucoup.

Ou s'il lui arrive de penser, ce doit être à des choses qui t'échappent car tu n'as aucune idée de ce qui a bien pu lui passer par la tête quand il t'agrippe soudainement par les épaules, le regard brusquement habité.
Tu n'avais jamais interrogé Alfie sur ce qui lui était arrivé dans le Labyrinthe quand il avait fait la bêtise d'y emmener Mia ; ça ne te regardait pas et tu te sentais plus concerné par les conséquences de son acte que son contenu. Quand il se sentirait prêt à en parler, il le fera ; en attendant, tu ne juges pas nécessaire de lui rappeler ce genre de souvenirs.
Mais c'est qu'Alfie s'y accroche lui-même.

"Hein ? Qu'est-ce que tu racontes ? Lâche-moi, abruti, tu me fais mal en fait !" D'un coup sec, tu t'efforces d'échapper à sa prise, quitte à lui asséner un vilain coup de pied dans le tibia au passage puisqu'il s'obstine à te maintenir à sa hauteur.
Une fois libéré, tu l'observes de biais, sourcils froncés. Qu'est-ce qui lui arrive ? Et qu'est-ce qu'il veut dire par quelque chose de suspect ?

"Qu'est-ce que j'aurais pu voir, Alfie ? Le Labyrinthe, c'est le Labyrinthe - p'tet bien qu'il y avait du sang mais honnêtement, j'suis pas médecin, il pouvait bien dater d'y a un an ou alors appartenir à je-ne-sais-quoi qui se promène là-bas ! Non, en tout cas si tu te posais la question, j'ai pas retrouvé ta petite copine. J'pense tu l'aurais su."

- Je savais pas que c’était lui manquer de respect que de dire que c’était ta petite copine… Que tu maugrées d’un ton revêche.

Tu le comprends pas toujours, Alfie.
Surtout quand il fait cette tête-là, qu’il ressemble à un puzzle mal assemblé de poings serrés et de mine désemparée.
Il se défend de toi : comme s’il en avait besoin ! Tu l’accuses de beaucoup de choses mais pas de ça. Pas vraiment. Tu te dis que sur le plan du cœur, tu es aussi coupable que lui, aussi lâche, aussi lourd de regrets.
Alors, tu soupires quand il se met à te supplier.
Il comprend rien non, Alfie. Il comprend pas qu’il n’a pas besoin de ça. Que tu courais pour lui sans qu’il te le demande, que tu escaladerais les murailles du Labyrinthe à la force des ongles s’il le fallait.

- J’y vais déjà, pour toi. Et on a aussi commencé à dessiner cette section avec Jude. Lui aussi, il mange et respire Labyrinthe.

Si tu n’y allais que pour toi, tu ne regarderais même pas les murs.
Il n’y a que courir qui t’intéresse. T’échapper peut-être, sans vraiment le dire.

- De toute façon, tu vas récupérer tes étoiles vite. Et on pourra à nouveau courir ensemble. Faut juste que tu te tiennes un peu tranquille…