amazed

aujourd'hui, maël a eu trente ans. c'est la fin d'après-midi, le soleil entame sa trajectoire oblique, inévitable : cette journée prendra fin pour être remplacée par une autre, quasi-identique. les rayons tièdes se heurtent aux murs de l'enclave dressés sur leur route, qui s'étend plus loin, là où les yeux ne peuvent pas voir. peut-être que de l'autre côté, maël est mort enveloppé de leur chaleur.

jim n'a rien dit : il l'a serré dans ses bras puis a fait demi-tour vers son appartement après l'avoir regardé s'éloigner. ses larmes ne sont un secret pour personne. tout le monde sait qu'il pleure à chaque fois.
demain, un autre blocard partira.

ça toque. jim relève la tête, qu'il gardait enfouie dans ses bras croisés sur la table de son salon. il se redresse, se passe une main sur le front dans une tentative vaine de ramener ses cheveux vers l'arrière. il ouvre.
robin. comment ça va ? il le soupire plus qu'il ne demande, pourtant il veut quand même savoir. tu as besoin de quelque chose ? le rictus qu'il esquisse se veut accueillant. il est soulagé de la voir. bien sûr, c'est une joie douce-amère, salie d'un manque que jim anticipe et redoute déjà. un jour, elle aussi partira.
il n'ose pas l'étreindre alors il reste immobile un instant avant de se détourner vers son plan de travail. il remplit sa bouilloire, la nuque courbée vers l'évier. je me fais un café. tu veux un truc à boire ?

un silence. tu as dit au revoir à maël ? c'est rhétorique : robin est une grande sœur responsable. jim ne sait pas comment aborder le sujet mais il faut pourtant qu'il exprime sa peine ; qu'il prononce encore quelques fois ce prénom avant qu'il ne disparaisse pour de bon.

robin n'avait pas vingt ans qu'elle réconfortait déjà jim. il l'a connue adolescente, elle lui apparaît depuis d'une solidité immuable, rassurante. il souffrira le jour où ce sera son tour. quand l'idée s'impose à lui, sans qu'il ne l'ait conjurée, jim se dit qu'il continuera à l'aimer en souvenir. c'est ainsi que va l'ordre des choses : de robin, il gardera l'amour ; il s'inspirera de son endurance, puisqu'il faudra avancer, et il avancera, comme il l'a toujours fait.
alors son angoisse ne se nourrit pas du vide qu'elle laissera - mais des derniers mois, de la vie en suspension, de l'attente qui fissure - avant le paradis, mais après magda.

jim n'a pas honte de ses peurs enfouies. il n'esquive pas le regard de robin. au contraire, il y répond un instant, les yeux tendres, souriants.
son café est prêt. il se sert, et demande, mû seulement par la force de l'habitude : tu es sûre ? on ne sait jamais, elle pourrait dire oui la deuxième fois. ou pas. jim propose tout de même.  

il fixe l'intérieur de sa tasse. la surface lisse de sa boisson lui renvoie un reflet désaturé, déformé. un reflet qui ment, quelque part, sur sa nature. oui, c'est vrai, je suis triste, il va me manquer. je suis trop triste pour faire la fête. je suis content pour lui, je suis fier de lui, mais on doit quand même se dire au revoir, et sur le coup ça me rend vraiment triste. c'est tout.
il boit son café d'une traite.

toi, ça ne te fait rien ? et de nouveau, jim fait face à robin, pour mieux la dévisager. le noir de ses yeux lui renvoie une image plus fausse encore que celle qu'il observe dans les flaques. il espère, pour elle, pour lui, qu'elle dira non.

il lui ouvre ses bras. c'est plus une demande de sa part qu'une offre pour elle. il ne l'étreint que brièvement, avec cette sorte de retenue qu'inspire parfois le chagrin. non, non, ma chérie, ce n'est pas trop. merci, d'être venue d'abord, d'essayer de le comprendre ensuite, alors que rien ne l'y autorise.

jim caresse les cheveux de robin, empli d'une gratitude qu'il n'a pas la capacité de saisir pleinement. il est soulagé qu'elle ait, dans sa générosité, prolongé leur étreinte. cette bonté le ramène à son propre égoïsme, qu'elle a souligné sans qu'il n'arrive à déceler ce que les mots dissimulaient d'intentionnel ou non. tant mieux, alors, s'ils ne te manquent pas.
jim lui caresse les cheveux du plat de la paume. son geste est aussi tendre qu'il est absent, inattentif. et en le faisant, il se dit : c'est égoïste. c'est égoïste, de profiter de ces choses-là. il se le dit, oui, mais c'est une pensée creuse qu'il n'arrive pas à absorber, à digérer pour de vrai - alors ça ne l'atteint pas profondément. ça le pince, ça l'égratigne, mais ça ne le ronge pas.

c'est pas grave, de n'avoir rien à dire. c'est normal. de pleurer quand on voit partir l'autre et qu'on sait qu'on ne le reverra pas. il le pense. oui, c'est vrai, j'ai fait de mon mieux. le constat est monocorde, d'un ennui qui l'empêche de sonner faux.
après un flottement, jim se détache de robin : il veut la regarder en face, rencontrer son regard une seconde avant de s'en détourner.
je suis fier de toi. je t'aime. il le pense également, mais ce n'est pas pour ça qu'il le dit. jim ne se rend pas compte qu’il ne fait pas don de son amour inconditionnellement. son égoïsme ne le ronge pas parce qu'il n'en a jamais vu le visage - il ignore que parfois, il peut ressembler à l'amour.

il ne fallait pas poser la question. jim aurait préféré ne pas savoir. il fait toujours semblant d'ailleurs, de ne pas savoir, quand la vérité a le potentiel de lui brûler la rétine et de l'aveugler. c'est obstinément qu'il évite ce danger-là, indifférent à la possibilité qu'il puisse être décevant - ainsi jim porte ses œillères sans être trop malheureux.
jim regarde robin. ses yeux sont comme deux déchirures douloureuses entre son arcade et ses pommettes, encore gorgées du chagrin des adieux. pourquoi tu dis ça ? il a penché la tête vers la droite, menton baissé. tu n'as aucune raison de faire ça. ça ne t'apporte rien. le constat est inutile, d'une platitude qu'il abhorre lui-même. il en perçoit la faiblesse, le caractère intangible.

les hypothèses sont ce qu'elle sont, des hypothèses, sans poids moral, sans pouvoir. tout de même, il en sait trop ! il se surprend à penser que robin n'est pas une bonne personne et cette pensée le dégoûte instantanément. voilà ce qu'il fait, en inclinant le visage de cette manière, il se détourne.
il répond dans un souffle qui lui écrase les poumons en s'en extirpant : je t'aimerais, oui, il n'est pas sûr de mentir, pas sûr de dire la vérité, mais j'aurais honte. j'aurais tout raté.
un silence. jim reste un moment debout les bras ballants, avant de s'installer précautionneusement sur la chaise tirée près de la table. il effectue ce geste comme s'il avait peur de briser quelque chose.
tu m'en veux ? ne dis plus ça, s'il-te-plaît.

jim accepte qu'on l'étreigne passivement, surpris par sa propre absence de conviction. il se rend compte pour la première fois qu'il a peur d'être déçu de robin. pas qu'elle le déçoive, non, que la faute vienne de lui, d'un manquement, d'une brèche dans son amour. il secoue la tête, ne dit rien. il n'a jamais craint de manquer de foi.

il ne doute pas de sa capacité à pardonner : il choisira toujours l'indulgence au châtiment. il s'est rendu compte il y a plusieurs années que son existence lui apparait plus tolérable lorsqu'il la pare de bonté et qu'il s'invente miséricordieux. alors il souffle, la tempe posée contre l'épaule de robin : c'est pas grave. je te pardonne. et d'ordinaire, cela lui est facile, parce qu'il sait que d'autres plus courageux s'occuperont de la punition.

jim ne pense pas disposer de ce courage. il n'en a jamais reçu la preuve et n'en a jamais éprouvé le besoin - cette vie là ne requiert aucune bravoure, aucune vertu, si ce n'est l'amour et son absence de conditions. il dit : je n'ai aucune raison d'avoir honte de toi, soulagé, quelque part, de se savoir sincère. au contraire, je suis fier.
et peut-être que le sixième sens de robin lui chuchote déjà la vacuité de cette confiance, son cruel manque de substance. peut-être qu'elle sait déjà qu'elle va fauter. mais les remords n'existent qu'au passé, jamais au futur - alors jim n'en sait rien.