amazed

J’ai longtemps peiné à trouver ma place dans ce monde restreint que je ne savais faire mien. Je me suis résigné depuis toujours à faire de grandes choses de ma vie, grimper sur les cadavres pour arriver en haut, ce n’est pas une ambition m’étant destinée ; je suis plutôt de ceux qui les tranchent pour ériger les autres vers le sommet. Que celui s’étant placé sur mon chemin s’estime heureux, je suis de bonne parole, je peux et surtout sais, comment me montrer utile. Malchanceux soit-il cependant, le trône siégeant en haut des cadavres est déjà occupé.

Il y a deux ans environ, pour la première fois de ma vie, j’ai eu le pressentiment unique, mais le sentiment précis — celui qui me frappe en plein cœur — que pour une fois depuis le début de mon existence, je faisais quelque chose de bien, quelque chose pour moi, mais qui servirait aux autres dans la finalité de ma décision. J’ai rejoins les Abeilles et je butine depuis, de fleur en fleur pour mes confrères, de fleur en cadavre pour notre cheffe.

Je connais la place des choses, je suis au courant de celles que je peux déranger, celles que je peux déplacer, mais avant tout : celles que je ne peux me permettre de toucher. Je me dois d’être meilleur pour moi, mais pas meilleur qu’elle. C’est mon interdiction personnelle, je me mets ces chaînes seul, d'ailleurs même sans cette restriction inepte, je n’aurais pas les compétences, encore moins l’audace, de la pousser du trône. Sa ruche est bien gardée avec quelqu’un comme moi à l’entrée, je fais de ce poste invisible ma réjouissance éminente.

L’injustice — pourtant plutôt véritable à mes yeux, elle dicte ce que nous deviendrons en grandissant —, m’a classifié comme quelqu’un dangereux, dont il faut se méfier et a donné à Robin le rôle de l’être d’or, important et remarquable. Avec mes crocs, je peux mordre, mais pas tuer, je blesse et cela me rend, pour aller droit au but : inutile dans un tel système. Robin elle, a le prestige d’une idole, bien que son similaire point de vue vis-à-vis de Magda la rende davantage humaine que céleste. Loin de moi l’audace de me comparer à ce qu’elle représente, je ne fais qu'émettre ce que la nature nous a donné, et cette dernière a gratifié Robin du don de pressentir. Ô, combien cela est magistral. Je suis celui se sentant chanceux de pouvoir partager certains instants gratifiants à ses côtés.

Seulement voilà, ce matin, Robin l'étincelante est arrivée ternie, on lui avait dérobé tout l’or que le Père — s’il existe — lui avait saupoudré sur le visage. À la place, un hématome. Ce portrait affreux me ressemble plus qu’à elle, et je l’ai dit juste avant, je connais la place et l’ordre des choses. Ce teint sans éclat, cela n’appartient pas à Robin. Je n’ai rien dit en méditant, car si elle ne nous a rien annoncé, alors il n’est pas en notre droit de la devancer. Une telle intervention n’aurait pas de sens, je ne pouvais simplement pas affoler Robin devant la Ruche entière. À la place, j’ai laissé, malgré moi, le temps me couler entre les phalanges, j’ai pris mon mal en patience et j’ai décidé que je la confronterai (un bien grand mot pour ma petitesse face à elle) en toute bienveillance lors de ma ronde habituelle.

Je ne savais pas quel moment choisir, il ne m’était pas possible de la déranger lorsque je la savais occupée à divaguer à ses occupations journalières. J’ai finalement saisi une petite porte s’étant ouverte dans son emploi du temps, après le déjeuner et juste avant le club de méditation. Robin ! Je l’ai suivie un court instant dans les couloirs, j’ai dû élever légèrement la voix pour saisir son attention avant qu’elle ne referme la porte après son passage. J’ai trottiné bêtement afin de me joindre à elle plus rapidement, cela m’a fait sauter à la conclusion que je ne serai jamais du club d’athlétisme, je mettrais ma main à couper que j’ai l’air idiot en courant à cette cadence.

Je lui fais maintenant face, l’attention entière est rivée sur moi. Je ne sais pas par où commencer, ni comment aborder le sujet avec elle. Je me contente de pointer son bleu du doigt. Qui a fait ça ? Je demande qui, mais surtout pas comment. Robin n’est ni idiote, ni maladroite, je la sais droite dans ses routines et méticuleuse dans ce qu’elle entreprend. J’en conclus qu’un tyran extérieur s’en est prit à elle. Tous connaissent la violence entre ces murs.

Ce qui rend Robin humaine, c’est effectivement son amour pour Magda, bien que les idoles, eux, aiment aussi, plus que nous paraît-il. Mais la seconde chose les séparant, c’est d’apprendre qu’elle est dotée de cruauté, comme les autres, cela la rend d'autant plus tangible. Cette cruauté colle aux murs ici ; il y en a dans l’air des champs, dans le sol que nous foulons, il y en a dans les cœurs de tous et cela me fait quelque chose de me rendre compte qu’elle non plus, n’y échappe pas. On dit toujours que le Père Suprême aime, qu’il puise dans ce qu’il représente, un amour inébranlable, inégalable. On ne dit jamais qu’il hait, qu’il considère certains comme étant moins que les autres. Et c’est finalement peut-être pour ça que je préfère m’en remettre à Robin. Je ne peux m'empêcher de les trouver un peu idiots, ces croyants, à prier un homme qui ne connaît pas la haine. Comment peut-il être digne de guider leurs cœurs si lui-même n’en connaît pas tous les recoins ?

Ça a ravivé une flamme en moi, lorsque j’ai vu Robin débarquer ce matin avec des boursouflures ici et là. Sans me sentir concerné aux premiers abords, j’ai eu mal pour elle, et étonnamment, cette douleur m’a dérangée. Je me fiche que l’on me cogne. C’est, au contraire, avec plaisir que j’accueille les coups et les blessures. Mais en voyant Robin dans cet état, je pense qu’une part cachée de moi a eu peur qu’elle meurt. Alors que je ne la voyais que divine, ces marques m’ont rappelé qu’elle était comme nous, j’ai eu de la peine au lieu de ressentir de l’adrénaline pour l’imparfait. Je me suis dis qu'ignorer ses souffrances, c'était participer à sa mort précoce. Eh bien… Il t’a pas raté… Je constate bêtement à voix haute, puis grimace la seconde d’après, m’étant aperçu de mon erreur. Enfin, pardon. Je veux dire, si tu me le demandes, je peux aller te venger. Je craque les os de mes phalanges en les écrasant dans mes paumes tour à tour, comme pour montrer à Robin que la proposition est sincère, que si elle me l’ordonne, je m’attèlerai à la tâche. Je ne la connais pas ainsi, je veux dire : violente et rebelle, mais je la sais capable de tuer un chat, cela ne me dérange donc pas qu’elle me sache capable de cogner quelqu’un lui ayant causé du tort. Ma proposition restera en suspens tant qu’elle sera parmi nous.

Je m'inquiétais surtout, mais je ne voulais pas te forcer à parler devant la Ruche entière. Je me surprends moi-même à prendre cet air trop solennel, il appartient aux adultes normalement, ou à ceux comme Robin justement. Je me suis dis que si t’en parlais pas, alors c’était juste pas le moment de l’ouvrir. C’est pour ça que je t’ai rejoint à un moment où je pouvais te trouver seule. Je laisse tomber la négation, cela me fait abandonner ma posture de preux chevalier au passage. Les autres sont au courant ?

Ici, certaines violences sont prohibées, cachées, secrètes. Me sont volées, complètement dérobées par Robin qui, de ses gestes tendres et de sa voix creuse, comprend tout d’un système qui dérange tant. Hélas, il ne me va pas tellement au teint, son monde immaculé où le sang et les coups n’ont pas leur place. Et hélas deux fois, elle ne le comprendrait sûrement pas, si je devais être moi. Elle qui m’aime comme, je le suppose, l’on aime un membre de sa secte. Il m’aurait plû davantage qu’elle m’autorise à accourir et partir cogner en direction de son bourreau. Mais ce zèle à son culte et à la vie ici-là, l’empêche de me dire oui. Alors elle me refuse l’accès à mon moi profond, celui qui griffe, celui qui abat. Et je me dis qu’elle m’aime ainsi, docile et calme, curieux et dépourvu de témérité. C’est pourquoi dans un geste complaisant, j'acquiesce sans parler, d’un simple et discret hochement de tête vertical.

En réalité, Robin n’a pas dit non. Ses lèvres ne se sont jamais ouvertes pour me dicter le refus direct auquel je m’attendais initialement. Elle a simplement dit "Tu es bien plus beau quand ton teint est frais et sans écorchures.” Et ces mots que je relève parmi tous, ils m’ont donné envie de pleurer, car ils se traduisaient en trêve d’être qui je suis. À la place d’un fleuve morose, il me fallait imaginer être heureux. Il fallait que je me noie dans la complaisance de paroles aux premiers abords valorisantes. Il fallait que je quitte ce couloir plus tard et que je me punisse d’avoir des pensées antagonistes à celles qu’il faudrait avoir. Maintenant, il faudrait que je comprenne la réalité dans laquelle je vis, mais alors j’en serais malheureux.

Alors je baisse les yeux et j’écoute, je procède à la manière des petits enfants qui n’ont pas la possibilité de se rebeller. Je suis de ceux qui, dans un élan d’amour plat et sans fin, supportent une négation qu’ils n’auraient pas accepté d’un.e autre. Malgré tout, je m’en voulais de ne pas partager avec Robin, sa vision sur le monde. Je m’en voulais de ne pas pouvoir lui dire "Oui, tu as raison", mais par-dessus tout, il m’était impossible de lui mentir.

Moi, ce que je voulais, c’était un temps de guerre, mais Robin ne laissait de place que pour les temps de paix. Pourtant l’un sans l’autre, tout le monde le sait, cela n’existe pas. Sans violence, il nous serait impossible de discerner ces temps sereins dans lesquels il faudrait apparemment toujours baigner. J’en ai pourtant rapidement déduit que le temps de guerre était à présent révolu, qu’il avait été entre Nine et Robin, et qu’entre nous deux et ses pouces sur mes canines, il n’existait que la paix qu’elle cultive pour la Ruche entière. Au-dessus de tout encore, je m’en voulais d’avoir raté cette guerre qui n’existait que dans un passé auquel je n’appartenais pas. Il me fallait attendre la suivante dont Robin m’avait, par ses attentes et sa figure, par sa représentation d’elle à moi et de moi à elle, formellement destitué. Je comprends. C’était ce tout petit reste qui perdurait, dont je pouvais lui faire part car il s’avérait être vrai, bien qu’il ne me satisfasse guère. Je comprends. Je répète, béat, dans un souffle plus atténué.

En ces quelques secondes, le long couloir avait cessé d’être ce long couloir, il n’était plus que le petit espace qui me restreignant avec Robin dans une étreinte qui m’étais dérangeante bien qu’elle ne soit aucunement intime, mais plutôt sacrée, car elle ne comprenait que l’Ange et moi. Je me sentais d’une petitesse ridicule, car Robin avait retranscrit par ses mots de toujours, une compréhension qui était hors de ma portée depuis toujours, et dont j’ignorais s’il m’était capable de me saisir un jour. Tout ce qu’il m’était possible de faire, c’était de monter dans ces mêmes chaussures et de suivre ses pas d’or traçant le chemin menant à la Ruche. Elle avait quelque chose que je n’avais pas, et pire encore, elle avait quelque chose que je ne désirais pas. Elle avait décelé le comportement idéal à adopter ici. Je me demandais alors si le monde avait été forgé pour moi ou s’il était trop étroit pour contenir ceux qui ne sont pas dans la même lignée de pensée que Robin. Je comprends, trois fois et sûrement une fois de trop, évidemment que tu n’es pas de ceux qui se vengent. La vengeance. Je la nomme. Elle n’est pas permise aux Premium.

Et j’avais auparavant, ignoré son précédent questionnement m’étant destiné, car je n’en avais pas la réponse. Jusque là, il m'avait seulement été permis de comprendre. Mais sous l’espace bref d’une pensée furtive, mon blocage précédent se dénoua. Si tu en parles aux autres, peut-être qu’ils voudront te venger, comme je l’ai voulu. Moi, je pense- non, je sais, que je peux me faire confiance et je sais que je peux t’écouter si tu me dis de ne pas faire. Mais tout le monde n’est pas comme moi. Comme moi je ne serai jamais Robin. Certains ne t’écouteront peut-être pas. Autant que cela m’attriste, j’en suis profondément convaincu. Ceux qui doivent être mis au courant sont ceux qui s'intéressent assez à toi pour te poser la question directement, et ceux-ci seulement. T’en penses quoi ?