amazed

Loup ne s'intéressait pas à l'Enclave.
Il ne s'intéressait pas non plus aux êtres qui la composaient.

Mais il pouvait lui arriver de ressentir le feu,
l'étincelle qui pousse à quitter les rangs pour s'avancer jusqu'à ceux dont on déposait toujours la médaille autour du cou.
Une façon de remercier le bétail et à laquelle Loup n'avait pas accès.

- Toi. Cours avec moi.

Son regard de bleu et de glace s'était ancré dans celui de Fang.
Personne ne la battait jamais à la course.
Personne n'arrivait même à la talonner.

Et pour Loup, qui avait déjà perdu un éperon sous la bêtise,
y voyait là un moyen de rattraper ses biens
pourvu qu'il parvienne à la hauteur de la coureuse.

Loup avait regardé Fang courir de nombreuses fois.

Autant de fois que le terrain d'athlétisme l'avait vu franchir ses anneaux.
Loup ne jugeait pas, et n'avait pas conscience de le faire. Mais il regardait ceux dont la médaille brillait autour du cou. Ceux dont les étoiles étincelaient désormais plus que celle qui lui restait.

Fang était rapide, bien trop pour le commun des blocards, et il semblait illusoire d'espérer même la cheviller ne serait-ce que les cent premiers mètres.
Et c'était exactement la raison pour laquelle Loup s'était tourné vers elle dans sa tentative de récupérer ce qui lui avait été enlevé.

Placé face à la peinture blanche tracée d'une ligne horizontale, son corps s'arque-boute vers l'avant. Ses muscles se tendent et ses genoux fléchissent pour le préparer à une élancée nette.
Sa vue n'est focalisée que vers l'avant, là où il doit être. Ce qu'il laisse derrière lui seront les tourments, ses défaites, et peut-être ce manque de contrôle qui lui fait tant défaut.

Sous la supervision d'un arbitre de fortune qui vient les démarquer,
l'oreille de Loup se tend,
jusqu'à ce que le top départ soit lancé.

Alors toute sa force s'ajoute à ses tibias, et Loup se propulse en ligne droite.
Il ne regarde pas Fang. Il n'en a pas besoin.

Dès qu'elle aura pris l'ascendant
tous les nerfs de Loup seront automatiquement concentrés sur elle.

Il existe une règle tacite en toute performance, qu'elle soit physique ou intellectuelle : ne regarde pas ce que fait ton voisin.

Le cerveau, puissante mais influençable machine, se suffit à quelques différences seulement pour se prouver soit qu'il n'est pas assez bon
ou qu'il est bien trop fort.
Et alors, il se dit par réflexe paresseux que l'effort n'est plus nécessaire, et se relâche, livrant alors la malencontreuse défaite avec plus de vitesse encore.

C'est exactement ce qu'a fait le lièvre quand il a fait la guerre à la tortue.

Dans son élan, Loup donne tout. Ses poings frappent l'air, sa respiration est régulière, frénétique. On voit les muscles de ses mollets décrire l'effort qu'il met à suivre la courbe du terrain. Sa poitrine qui bondit sous les fracas du cœur et des poumons, tous de concert pour livrer bataille à son seul ennemi : l'endurance.
Il savait que Fang aurait remporté la course quoiqu'il arrive ; elle n'est qu'un leurre. Un prétexte pour donner à Loup une raison de courir plus vite, de ne pas s'arrêter. Il poursuit cette silhouette trop vive et trop éloignée, un objectif que sa vision prend en grippe, à défaut de voir plus près le lapin prêt à croquer.

Sa motivation n'est pas la victoire mais l'amélioration. Et plus il courra, moins le temps qu'il mettra à franchir la ligne sera élevé.
Lorsqu'il atteint le seuil de la courbe, sa vélocité décline et le galop de ses talons s'interrompe sur le tartan échaudé.

Son myocarde bat la mesure, conditionne le sportif à un souffle haché, la gueule écarlate et le front cramponné de sueur. Ses vêtements lui collent déjà à la peau et son dos ploie vers l'avant. Il se tient les cuisses, gouttes qui ruissèlent au sol. La couleur brique s'assombrit sous l'absorption de son sel.

Il passe une main dans sa toison blonde échelée,
avant de redresser les yeux vers Fang.

- Et sans ton pouvoir, tu vaux quoi ?

Est-ce qu'à force de surpasser tout le monde, tout le temps,
Fang est-elle devenue comme le lièvre de la fable ?