amazed

Pour la première fois depuis l'histoire de ses minuscules méfaits, Argo regrette d'être passée à l'acte. Sur tout le chemin jusqu'au bureau principal, elle se demande, en boucle, « mais pourquoi j'ai voulu prendre ces putains de tubes à essais ? » Sans eux, elle n'aurait pas perdu une étoile sur deux. Sans eux, elle ne serait pas le centre de l'attention et personne n'aurait remarqué sa dérive. Argo, alors, essaie de trouver une vraie réponse à Remy, quand il demandera « mais pourquoi as tu pris ces putains de tubes à essais ? »

Avant de se présenter au sein du bureau, elle a un moment de nervosité. Elle ne sait pas sur quel pied danser avec Remy. Malgré son aspect manifestement phagocyté par l'existence, il y a quelque chose chez lui de permanent. Quelque chose de rassurant, de compréhensif, qui résonne en Argo. Ça la terrifie. « Bonsoir, Remy. » Passe le pas de la porte, lui offre un sourire vide. Elle n'avait pas de réponse à lui apporter — ses journées sont cloisonnées, enfermées, comment est ce qu'une seule d'entre elles pourrait être bonne ?

« Je ne comprends pas, de quoi voudrais-tu que je te parle ? » Elle a les bras croisés derrière son dos, comme une enfant qui réciterait une poésie. Quelque part, c'est ce qu'elle fait. Elle a rodé son discours. « J'ai perdu une étoile car j'ai volé des tubes à essais. Je voulais continuer à travailler sur mon projet de concentré parfumé et les horaires étaient dépassés. Robin m'a vu et l'a rapporté, comme elle était sensé le faire dans ce genre de situation.
J'ai fauté et je reconnais la légitimé de mon châtiment. »

Elle a fini sa récitation. Il y a deux dahlias qui poussent des deux côtés de sa tête. « Je peux te demander ce que tu en penses ? Ou peut-être qu'en perdant une étoile j'en ai aussi perdu le droit ? » De lui parler pour de vrai.

Remy s'est assis. Argo ira s'assoir, mais plus tard. D'abord, elle se meut dans la pièce comme si elle ne souhaitait pas se faire attraper. Il y a quelque chose qui la suit, quelque chose d'invisible mais de dangereux ; elle ne devrait pas rester en place, elle se fera emprisonnée et dépecée sinon. Remy est assis : est-il déjà en lambeaux ? Ou n'y-a-t-il réellement rien à craindre, à s'assoir ?

« Je crois que cela ne changerait rien, si je venais à recommencer ou non. » Elle se place derrière la chaise, pose ses mains sur son dossier. Elle aborde la chaise comme un objet dont il faudrait se méfier ; s'assoir ça serait se condamner. Mais Argo est déjà sur le banc des accusés. Il faudrait qu'elle plaidoie pour le quitter — elle soulève la chaise pour le pas la faire râcler sur le sol, s'y assoit enfin, et la rapproche du fauteuil de Remy.
Il faut parler, maintenant.

« J'ai l'impression que je n'irai pas au Paradis. Ils ne veulent pas de moi, la bas. Ici, quoique que je fasse, que je vole ou que je plante, ils condamnent toutes mes actions. Robin me l'a dit, elle me l'a fait comprendre. » Les dahlias se teintent d'un rouge sanguin. Quand ils seront beaux, elle les arrachera de derrière ses oreilles pour les donner à Remy.

« Elle pense que je dérive, que j'ai changé mais elle ne me laisse même pas la chance de me retrouver. Elle me fait sentir qu'elle ne veut pas m'aider à me retrouver. Je peux te dire quelque chose ?
Je ne veux pas que tout le monde le sache. Ça serait trop humiliant. » Sa chaise lui paraît gigantesque, comme si subitement elle faisait quatre fois sa taille. Mais c'est plutôt Argo qui se sent si petite, désormais. « Je crois que j'ai peur du Paradis. S'il ne veut plus de moi, c'est que j'y ai perdu ma place. Mais dis moi, Remy, comment c'est le Paradis ? Peut-être que si tu me dis, il ne me fera plus peur, et tout rentrera dans l'ordre, comme avant, et personne ne pourra plus m'incriminer ...
Comme ils le font maintenant ? »

Cette fois-ci c'est elle qui s'est immobilisée, c'est elle qui ne fuit plus. C'est elle qui s'englue dans les paroles et les actes, ceux qu'on dit et ceux qu'on manque. Remy à côté fait les cent pas, prend une route puis une autre. Argo se sent idiote, elle a l'impression de dire tous ses maux dans le mauvais ordre et ses mots à l'envers.
« Non, Remy, excuse-moi, ce n'est pas ce que je voulais dire, je ... n'insinuais pas ça. » Elle pourrait condamner Robin, l'accuser de tous les maux, en faire le Diable et en allumer la première étincelle du bucher. Mais Argo condamne la chasse aux sorcières ; puisqu'elle-même en est une. Elle abhorre la dénonciation et le scrutement permanent des pairs. Elle rêve d'y mettre fin.

« S'il doit me plaire, pourquoi est-ce que j'en ai si peur, alors ? » Elle a les yeux mouillés. Argo ne pense pas pleurer, elle n'est pas assez émotive pour cela. Ni sur le moment, ni pour de vrai, dans sa substance. Elle essaie parfois, de s'y forcer, mais la solution qu'excavent ses glandes lacrymales n'ont rien de réelles larmes. Ses pleurs sont des faux pleurs comme ses prières sont celles d'un faux-dévot.

« Ce n'est pas qu'elle m'impacte tant que ça, c'est qu'elle ne veut pas croire en ma bonne foi. Je m'entends parler, Remy, je sais que j'ai le discours d'une folle, n'en doute pas une seconde. Mais j'ai ce sentiment, que je n'arrive pas à déloger, que quoique je fasse, on ne m'autorisera pas à m'élever.
Pas toi, je ne pense pas me tromper en disant que tu as mon meilleur intérêt à coeur. Merci, d'ailleurs, pour ça et pour tout. » Les dahlias s'ouvrent, il y a une effusion de pétales et leur parfum en deviendrait presque capiteux. Remy doit les sentir, lui qui s'est agenouillé devant elle, sans doute ses signaux nasaux sont pris d'assaut par les fleurs d'Argo.
« Comment fait-on pour ne plus s'écouter douter ? »

Il y a, dans tous les désespoirs, une chandelle encore qui éclaire le chemin. Elle brûle timidement, fébrilement, sans passion, mais elle brûle. Croire qu'Argo a abandonné serait faux ; elle ne rêve plus de la même chose.

Argo ne se noie pas et ne se fait pas engloutir dans les abysses : elle y plonge consciemment et s'y réfugiera autant de fois qu'il le faudra.
« C'est vraiment ... » Elle fait mine de chercher ses mots. Argo a ce soit été la plus juste qu'elle n'ait été depuis un moment déjà, elle ne peut pas être elle entièrement, ça serait se tuer et s'offrir aux charognards (ils n'attendent que ça). Elle ne peut plus être vraie mais ce soir, seulement, avec Remy uniquement, elle sait ne plus se faire fausse. « Vraiment très gentil, de me dire ça. C'est très réconfortant, j'en avais besoin, je crois ? »

« Mais je n'aimerai pas qu'elle doive en souffrir ou en pâtir. Je reviendrai vers toi si je n'arrive pas à l'éloigner, mais je pense pouvoir la gérer. Il le faut, si je veux regagner mon astre, non ? » Prise de court par la remarque close de Remy, ses yeux trahissent sa surprise — sa déception. Elle arrache la fleur de sous son épiderme, comme on s'arracherait les peaux ou cracherait les molards et la fleur, rapidement, se meurt. Elle perd de sa superbe, d'abord, pour venir fâner timidement.

Elle se referme sur elle-même, perd de ses couleurs, grisonne et se sèche. Bientôt, il n'en reste qu'un reliquat vide — le dahlia n'a plus rien de beau.
« Moi qui comptais te les donner, à la fin de ce soir ...
Il paraît qu'avant, le dahlia parlait d'éternité. Tu crois que tu aimerais ça, l'éternité ? » Il n'y a pas de question-piège, seulement des réponses fatales.

Son sourire est bleu quand enfin la vérité rattrape Argo — elle la frappe comme un coup d'éclair, il n'y a rien pour se soustraire aux eurêkas cruels des cerveaux qui pensent trop, qui rationalisent tout et qui en analysent les moindres déboires. Elle sourit triste parce que malgré tous ses efforts, Remy ne pourra pas la sauver d'elle-même.

On ne peut plus sauver Argo — elle crèvera de sa quête de Paradis.
Il a la décence de ne pas jeter légèrement la fleur, à la différence de Robin. Ils ne peuvent le comprendre car ils ne le vivent pas, mais chaque fleur, chaque pousse et chaque brindille qu'ils piétinent et déracinent, c'est un bout d'Argo qu'ils explosent sans regarder en arrière. Toute cette verdure, elle a été son corps, elle a été son esprit et sa tête : chaque fleur a trouvé graine au sein de ces cellules et chaque sève séchée qui goutte tristement de leur tige a été un temps son sang à elle. « Pour une fleur d'éternité, elle aura duré quelques minutes. » Elle laisse s'échapper un sursaut de sarcasme ; pourquoi prétendre être autre quand il n'y a plus à se cacher ?

« Un souhait ? Mais enfin, Remy, tu ne peux- » Elle sourit plus triste encore : il ne pourra jamais lui apporter la seule chose qu'elle désire. Elle ne sait même pas quoi lui répondre, comment lui dire qu'il ne pourra jamais la satisfaire.
On ne met pas la mer en boite, on emballe pas les bruits des vagues dans un paquet ; Remy ne pourra pas offrir à Argo un ticket gagnant pour sa liberté, il ne pourra jamais libérer Argo du poids de la peur du Paradis et des promesses factices de W.I.C.K.E.D ni la soulager de ses démons. Le plus cadeau qu'il puisse à Argo, c'est bien de fermer les yeux quand elle se fera brutalement tuer par le système et de lui offrir un sépulcre branlant — mais même ça, il ne pourra pas lui donner. Non, il ne pourra pas faire échapper Argo de l'abattoir cruel qui l'attend au bout du tunnel.

Le plus beau cadeau qu'il puisse lui faire, en réalité, serait de l'euthanasier, là, ce soir, tout de suite. D'en finir avec elle, tant qu'elle a encore toute sa tête et qu'elle repose lourdement sur ses épaules. Elle pourrait en pleurer, si elle osait le verbaliser.

« Ou-oui, j'y réfléchirai. Je te le dirai, quand je l'aurais trouvé. » Elle réprime tout au fond de sa gorge ses embryons de sanglots — pleurer maintenant ruinerait toute la soirée : elle ne peut pas se le permettre. Elle aimerait phagocyter ses émotions : elle n'aurait plus à les cacher, comme ça. « As-tu d'autres questions pour moi ? Ou suis-je libérable ? »

Argo veut fuir et retourner pleurer avec saules et séquoias.